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Article paru dans Le Spectateur, tome quatrième, n° 40, novembre 1912.
« Nous reproduirons sous cette rubrique des passages, Pouvant être aisément compris en dehors de leur contexte, que nous emprunterons à des écrivains de tous ordres: savants, observateurs sociaux, hommes d'action, littérateurs, journalistes, — les logiciens et les psycho- logues étant seuls exclus, sauf lorsquils traiteront de sujets non « spéciaux » destinés à un public non « spé- cial ». » (Spect., n° 20.)
Incompréhension
[12] « N'allons point jusqu'aux serviteurs voleurs, malveillants ou même simplement paresseux... Prenons pour exemple le valet ou la femme de chambre dévoués aux maîtres. (Cela se trouve encore.)
Qu'arrive-t-il et pourquoi la patronne se plaint-elle quand même?
La patronne vous dira : « Il n'y a pas moyen de se faire comprendre. Chaque jour je répète la même chose et cela ne sert à rien. Je n'ai jamais obtenu, depuis dix ans, que le clavier du piano soit essuye, je n'ai jamais eu le plaisir de voir, sur la table de la salle à manger, cette jardinière posée exactement au milieu. Je la trouve toujours en biais. Chaque matin, je la replace moi-même dans la ligne droite.
J'ai fini par m'y résigner. »
Oh ! cette jardinière! Cela aussi c'est un symbole, madame. Votre servante a élevé vos enfants, comme une mère; elle pleurera si vous avez de la peine, et, si vous êtes un jour dans la dèche, elle vous prêtera ses économies; elle se dévouera pour vous et pour la famille jusqu'à la mort... Mais jamais elle ne mettra droite la jardiniere sur la table.
Pourquoi? Parce qu'être domestique n'est pas un métier.
Réfléchissons. L'homme ou la femme que vous engagez chez vous ou qui, plutôt, selon le terme très juste des fermes normandes, se loue chez vous, cet homme ou cette femme sont nés dans un milieu qui n'est pas le vôtre. Ils n'ont pas sucé le lait bourgeois; ils ont été nourris à la rude mamelle populaire, n'ont pas dans le sang tous ces raffinements dont vous avez besoin pour vivre.
Remarquez que même l'ordonnance du plus ridicule salon de dentiste représente un raffinement; songez, madame bourgeoise, que le fait que vous avez besoin pour sortir de mettre un chapeau et des gants, représente une caste.
Or, mille aristocraties de ce genre vous distinguent de votre femme de chambre. Placée chez vous, elle se trouve vivre dans un milieu qui n'est pas fait pour elle, donc dans une situation fausse.
De cela seulement vient qu'elle ne comprend pas ce que vous lui demandez. Elle accomplit à peu près vos ordres, mais à peu près seulement, et cela est bien légi- time.
Oui, toutes ces méticulosités que nous exigeons de nos domestiques représentent pour eux des tics, des manies, des idées de patron, pour tout dire.
A l'âge des jupes courtes et des mollets nus, j'étais, un jour, fourrée à la cuisine. Comme les enfants enten- dent toujours ce qu'il ne faut pas entendre, je surpris ce propos de la cuisinière. Elle parlait de notre institutrice anglaise qui avait l'habitude de faire sa toilette le soir. « Faut-il qu'elle soit sale, disait-elle, cette english, pour avoir tous les jours besoin de tant d'eau chaude avant de se coucher!»
C'est bien cela. Prendre un bain tous les jours est une idée de patron; de même, exiger que la jardinière soit droite est un tic; de même, demander que le clavier du piano soit épousseté est une manie.
Observez que les domestiques qui servent à table depuis des années, voire en gants blancs, ne prennent pas l'habitude de manger avec distinction. Vous les verrez à la cuisine, pour se nourrir des restes délicats des maîtres, pour manger le poisson refroidi, le rôti tiède et les légumes figés (qu'ils ne se donnent pas la Peine de réchaufler), ne se servir que d'une seule assiette, creuse, la plupart du temps, et saucer leur pain dans les plats, d'un geste indéracinable de paysan ou d'ouvrier.
Certes, on peut apprendre à coudre avec élégance et précision, de même qu'on apprend à tracer droit le sillon du labour. Mais apprendre les nuances du goût (même si c'est un goût de dentiste), cultiver l'inutile, le superflu, tout ce que comporte le seul mot : salon, c'est trop imprécis, cela veut dire fantaisie, jugement personnel, cela signifie toute une éducation, cela, je le répète, n'est pas un métier.
Etre chez les autres (grand mot du peuple) est une fatalité qu'on subit. On ne changera pas pour cela de caste. Aussi les recommandations minutieuses des maitres sont-elles paroles non avenues. Elles entrent littéralement par une oreille pour sortir par l'autre.
Comment s'étonner alors que le service, dans toutes les maisons, pèche toujours par quelque côté? N'est-il pas plus étonnant qu'on ne cherche jamais à en décomposer les motifs? Et ces dépaysés qu'on appelle les domestiques n'auraient-ils pas plutôt le droit de s'étonner; extraction? eux, de tout ce qu'on leur demande, étant donnée leur extraction ?
Incompréhension des deux côtés, voilà la vraie formule. Voilà l'explication du soupir universel qu'on entend de part et d'autre. « Oh les domestiques!...» disent les uns. « Oh les patrons... » disent les autres. Et les deux castes ont raison.
La seule servante qui pourrait vous comprendre, madame, serait une bourgeoise comme vous, mais tombée dans la misère, et qui se placerait pour gagner sa vie. Mais tant que les choses existeront, M. et Mme Coin, Mlle Luvache et Mme Sauvier pourront répéter en vain, sur les cinq parties du monde: « Oh! ces gens-là.... Quel malheur qu'on ait besoin d'eux! »
LUCIE DELARUE-MARDRUS : Mes étonnements: — Fantasio, 15 septembre 1912.
Ces réflexions, que l'auteur présente sous forme d'« indications de scène », mais qui sont en réalité le commentaire d'un dialogue où les personnages cités dans la dernière phrase se plaignent de leurs serviteurs, mettent parfaitement en lumière un principe de jugement dont il a été souvent question dans le Spectateur et qui nous intéresse moins encore par l'utilité de ses applications que parce qu'il illustre une distinction psychologique ayant pour nous une importance fondamentale. Lorsque, sur un point de morale ou de goût, deux personnes se trouvent en divergence, les apparences sont évidemment, en particulier pour elles-mêmes, que leur divergence est due à une diversité foncière de nature, rebelle, non seulement à toute discussion (Des goûts et des couleurs...), mais à toute analyse et à toute explication. Il faut une réflexion assez laborieuse pour comprendre qu'une telle divergence peut être due aux circonstances de la vie menée jusqu'à ce moment, non seulement par faction qu'elles ont exercée sur la sensibilité (accoutumance, etc.) mais l'enrichissement de l'expérience, et par suite de l'imagination, de la faculté de se représenter intellectuellement des états de sensibilité qu'on n'éprouve pas. En un mot, il n'y a pas ou il n'y a pas seulement différence de sentiment, d'appréciation de valeur, il y a différence de représentation. Et du moins cela donne prise à l'analyse. Pratiquement, autre chose est de dire : «Je vois que nous ne nous ressemblons pas sur ce point » ; autre chose de dire : « Si vous aviez sur ce point la même expérience que moi, vous ne parleriez pas ainsi». Dans les circonstances étudiées par Mme Delarue-Mardrus, la différence intellectuelle est telle qu'une des parties au moins serait précisément mise par elle dans l'incapacité de comprendre cette explication. Mais pour un tiers elle est très claire, et notre auteur, écrivant dans un journal humoristique, ne désespère pas de la faire comprendre à l'autre des parties, celle qui par hypothèse a plus d'expérience, les « maîtres ».