Difficulté créée par le nom de la science
Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.
J'ai lu avec intérêt votre article sur la difficulté. Je crois que l'effet de ce que vous appelez la difficulté pariétale est très augmenté par l'impression d'étrangeté que produit une science nouvelle. Voici une observation, un peu dans ce sens, qui vous intéressera peut-être.
Un de mes amis, qui a eu une carrière d'ordre littéraire très brillante, proclame souvent, non sans une sorte de satisfaction plus ou moins cachée sous la modestie, qu'il n'entend rien et n'a jamais rien entendu aux mathématiques (il n'a d'ailleurs idée que de l'arithmétique et de la géométrie élémentaires). Or dernièrement, un jour où nous flânions ensemble et je ne sais plus à quel sujet, il me dit: « J'ai fait une drôle de remarque à propos de chiffres, j'ai remarqué que si on additionne les chiffres de 27 qui est 3x9, de 36 qui est 4x9, etc., on obtient toujours 9 ; ce n'est évidemment (sic) pas un théorème de mathématiques, mais ça m'a amusé. — Mais si, lui dis-je, c'est un théorème d'arithmétique, et très utile, parce qu'il fournit le type de théorèmes relatifs à la divisibilité,qui sont très importants en arithmétique et même, en raison de certaines analogies, jusqu'en algèbre et dans toutes les mathématiques. »
Bien certainement, cette « découverte » n'a rien qui doive surprendre chez un esprit observateur. Ce n'est pas là-dessus que je veux insister. C'est sur la réflexion que je me suis faite alors, à savoir que, si au lieu de venir de mon ami, la proposition de causer arithmétique pour passer le temps était venue de moi, qui suis connu de lui pour m'occuper de mathématiques, je me serais opposé à une fin bien nette de non-recevoir.
Bien plus, même si j'avais obtenu gain de cause sur ce premier point et que je fusse passé à l'exposé, même en m'attachant à parler la langue la plus simple, et en y réussissant, le seul fait que mon interlocuteur aurait eu présent à l'esprit qu'il s'agissait de mathématiques l'aurait empêché de comprendre. De très bonne foi, il n'aurait pas compris.
Remarquez aussi sa phrase d'introduction : il est tellement persuadé de son incapacité mathématique qu'il est sûr qu'une remarque faite par lui, bien que mathématique d'apparence, ne l'est pas réellement, car sans cela il ne l'aurait pas faite, ni même comprise, faite par un autre.
Et encore, il a eu un certain mérite à ne pas classer ipso facto quelque chose sur les « chiffres » comme chose mathématique. Son raisonnement, d'ailleurs faux, sur le caractère non-mathématique de sa remarque, témoignait d'une certaine liberté d'esprit. Liberté d'esprit bien rare.
Combien de gens n'hésitent pas sur simple apparence à classer un livre, un article, un simple renseignement dans ce qui n'existe pas pour eux : Græcum est, non legitur, c'est de l'algèbre pour moi. Et on est tout surpris, le jour ou un article de science ou de philosophie s'est glissé en contrebande dans la revue à couverture jaune ou violette, de voir qu'ils comprennent parfaitement ; mais gardez-yous de les en louer avant la fin de leur lecture : l'obscurité complète se ferait alors dans leur esprit, ils verraient derrière chaque mot une embuscade de sous-entendus ; et si même vous avez attendu qu'ils aient fini pour leur révéler leur capacité nouvelle, vous recevrez de leur humilité la déclaration que, si c'était là telle science et qu'ils croient avoir compris, ils se sont certainement trompés, ils ont compris quelque chose peut-être, mais pas ce qu'il fallait, parce que jamais ils n'avaient rien compris à celte science-là... et pour cause, n'ayant jamais essayé et ne sachant même pas au juste ce dont elle traitait.
M. Michel.