Deux publications de M. Camille Jullian
Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.
CAMILLE JULLIAN : Extraits des historiens français du XIXe siècle, Hachette, 1913, 7« éd., 3 fr. 50; — Les anciens dieux de l'Occident, Extrait de la Revue Politique et Littéraire.
C'est une tendance naturelle, en présence des changements survenus dans les méthodes non moins que dans les résultats de certaines sciences, de juger inutile la lecture des maîtres antérieurs à la période correspondant à ce qu'on appelle l'état actuel de la science. La fondation de collections destinées à contenir des réim- pressions de mémoires originaux relatifs aux sciences physiques manifeste une réaction longtemps atten- due contre cette tendance. Mais, en histoire aussi, semblable réaction n'est pas inutile. Si changée que soit la manière de travailler et d'écrire des historiens, les profondes raisons d'être de l'histoire sont toujours les mêmes, et aussi de nombreuses idées directrices concernant le vrai grand rôle du drame historique, la nature humaine. C'est à ce double titre qu'on lira avec intérêt, et non pas seulement dans les écoles pour lesquelles il est plus directement fait, le recueil, publié par M. Camille Jullian, d' « extraits des historiens français du xixe siècle. »
Dans une introduction, qui occupe près du cinquième du livre, et où M. C. Jullian résume l'histoire des étu- des historiques en France pendant le siècle dernier, la distinction est souvent et soigneusement faite entre les qualités constantes dont toutes les époques peuvent fournir des modèles et ce qui est susceptible de choquer des esprits habitués à la rigueur des méthodes, les particularités de point de vue aussi dues au moment et au milieu politique. D'ailleurs, fidèle à la tendance si heureusement concrète de sa pensée, M. C. Jullian ne tombe pas dans l'illusion de ces méthodologistes apriôristes qui croient un détachement complet possible pour un savant de choses humaines: « ... quel historien pourra jamais s'abstraire entièrement de son époque, de son milieu, de ses sympathies personnelles ?... Fustel de Coulanges et Tocqueville, sous les dehors d'une science austère et toute objective, ont été des passionnés, des hommes de combat et, à certaines heures, des hommes du moment.» (p. xxxi.) Et, par exemple, un bouleversement comme celui de 1870, à supposer qu'il n'influe pas de façon décisive sur les conclusions des historiens, agit nécessairement sur le choix et la direction de leurs sujets d'étude (cf. p.cxiv).
Le plus ancien des historiens cités est Chateaubriand le dernier Fustel de Coulanges. De celui-ci, comme d'autres (en particulier de Thiers, par exemple, « l'intelligence en histoire », p. 229), M. C. Jullian cite, à côté des textes proprement historiques, des réflexions sur la nature et la méthode de l'histoire, entre autres l'introduction à l'Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, dont la dernière phrase pourrait servir d'épigraphe à tout historien : « N'aurions-nous fait que mettre en lumière quelques points jusqu'ici négligés, n'aurions-nous réussi qu'à attirer l'attention sur des problèmes obscurs, notre labeur ne serait pas perdu, et nous nous croirions encore en droit de dire que nous avons travaillé, pour une part d'homme, au progrès de la science historique et à la connaissance de la nature humaine. ».
Le travail historique destiné à faire mieux connaître la nature humaine... 11 faut bien qu'au fond, plus ou moins confusément, ce soit là la raison d'être d'études pénibles, .où sans doute le plaisir de la recherche et celui même de la «paperasserie »,pour employer le mot de MM. Langlois etSeignobos, ont leur part, mais dont ne saurait rendre compte, comme dans le cas des sciences de la matière, le besoin d'asservir la nature ou la satisfaction philosophique d'en concevoir une vue d'ensemble. Sans doute l'histoire ne vise pas, comme la psychologie, à énoncer des propositions générales sur la nature humaine. On sait d'ailleurs que ces propositions générales sont d'un faible secours pour la connaissance intime de celle-ci, laquelle est due bien plutôt pour chacun de nous à l'expérience quotidienne et au travail de réflexion qui porte sur elle. C'est un office du même genre que celui de cette expérience que remplit l'histoire, avec un champ plus vaste et une méthode plus systématique. On comprend alors l'intérêt puissant et général de l'histoire. Ce qu'il y a en effet de vraiment intéressant pour l'homme, c'est l'humain, c'est le psychologique, tel que le définit la psychologie, mais tel que la psychologie elle-même (disons, pour ne rien préjuger: actuellement) ne peut pas le donner, et qu'au contraire l'histoire, comme la littérature, donne mieux qu'elle, mais donne de façon irrégulière, et, chose singulière, en cherchant ou en croyant chercher autre chose, un peu comme ce qu'on appelle dans l'industrie un produit secondaire, un by-product.
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Ce n'est pas à dire d'ailleurs qu'il soit inutile à l'histoire de prendre quelquefois conscience de ce rôle vis-à-vis de la connaissance de la nature humaine. M. Camille Jullian, se référant justement au passage de Fustel de Coulanges qui a suggéré les précédentes réflexions, l'indique dans la leçon d'ouverture qu'il a faite au Collège de France, le 3 décembre 1913, sur les « anciens dieux de l'Occident ».
Ayant été amené, par ses propres recherches sur les civilisations anciennes et particulièrement sur cette civilisation ligure qui, d'après lui, a joué à mille ans d'intervalle un rôle analogue à celui de Rome au commencement de l'ère chrétienne, à attribuer dans ces civilisations une place tout^.à fait prééminente aux choses religieuses, il montre l'appui qu'il a trouvé pour cette idée dans les travaux des ethn ographes. Il cite surtout l'ouvrage de M. Durkheim sur les dieux et les cultes de l'Australie, Les formes élémentaires de la vie religieuse : « Depuis que ce livre a paru, dit-il, il me semble que je tâtonne moins dans la science du passé. — C'est qu'après tout, chez l'Australien comme chez le Ligure, il y a d'abord un homme, il y a la nature humaine, partout et toujours la même. »
« L'historien soucieux de ses devoirs, disait-il auparavant, doit interroger l'ethnographie »... « ou, si vous préférez, la connaissance des usages du temps présent »... « comme une sage conseillère ». C'est là un cas particulier de l'usage de ces sciences dont la désignation renferme l'épithète comparée, c'est-à-dire de l'usage de l'analogie. On se méfie souvent de l'analogie parce qu'elle présente le danger d'être prise pour une preuve, ce qu'elle n'est pas. Mais en toute science, avant la preuve, il y a la découverte, il y a l'intelligence du sujet, faite de sagacité, d'imagination, de suggestion, plus que de raison discursive ; et c'est en cela que l'analogie est appelée à jouer un rôle de premier ordre, comme elle en joue un dans les fonctions analogues de la pensée quotidienne, où, à vrai dire, n'ayant pas le frein d'une méthode précise, elle outrepasse souvent ses droits. Et même après la preuve, l'analogie peut revenir au secours de l'esprit pour l'aider à organiser, à assimiler ses acquisitions, et aussi, chez le professeur ou l'écrivain, à les présenter organiquement à autrui.
Le tableau de la mythologie ligure, que nous offre M. C. Jullian, renferme des analogies plus intimes encore entre telles pratiques ou tels sentiments de ces lointains ancêtres et les nôtres propres, culte des fontaines encore reconnaissable dans maintes coutumes, ou culte du génie public d'une cité, d'un peuple, prélude du culte de la Patrie.