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couverture de la revue Le Spectateur

Deux observations sur le public

Article paru dans Le Spectateur, n° 31, janvier 1912.

« M. Orville Wright... ». - Le canard attraction

Ce sont, pour ainsi dire, deux faits-divers mentaux, — de ces petites quotidiennetés psychologiques dont l'enregistrement soigneux constituerait une chronique intéressante de la pensée vulgaire, mais qui, envisagées isolément, semblent d'assez minces révélations. Aussi n'oserais-je les présenter ici, n'était l'assurance où je suis que Le Spectateur tend de plus en plus à devenir ce précieux journal; qu'il n'est pas de petite contribution à une œuvre qui se veut complète; et n'était, enfin, que la principale de ces humbles observations doit être considérée comme un appendice à notre étude: Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l'intelligence du progrès, parue dans le n° 6 de ce même Spectateur. Si le phénomène s'était produit auparavant, je n'aurais pas manqué de le citer au cours de ce travail, comme un exemple singulier d'attitude publique en face du progrès; et si, pour l'exposer, je n'attenas pas de le pouvoir joindre à d'autres faits en un article convenablement développé, c'est que, l'actualité le fournissant, chacun aura pouvoir d'en vérifier sur l'heure l'existence et l'étrangeté. Il s'agit donc, en premier lieu, de l'accueil fait, par toute l'humanité « consciente », à la nouvelle ci-après : I. Orville Wright est sur le point de découvrir un aéroplane qui volera sans propulseur. Laissons naturellement de côté la question technique de savoir si c'est bien là le but que l'Américain se propose. A la vérité, je n'en crois rien (1). Assistons seulement à ce qui s'est passé dans l'esprit du monde civilisé, quand l'annonce de ses expériences est arrivée à la connaissance des hommes sous cette forme, défectueuse à notre avis: « M. Orville Wright va découvrir un aéroplane qui volera sans propulseur ». Personne ne niera le retentissement de cette déclaration et l'enthousiasme général qu'elle vient de soulever. Pas d'infime gazette qui n'en soit le reflet. Cette trouvaille imminente paraît le nec plus ultra de l'aviation. Sans réfléchir, on aperçoit déjà, dans les airs, de silencieux biplans, dépourvus de toute hélice, et planant, inertes, rigides, et prompts cependant, à la façon des grands oiseaux voiliers. Plus d'huile aveuglante! Plus de pétrole incendiaire! Plus de rupture de pale! Plus de panne de moteur! Et il n'est si pauvre hère qui ne rêve l'achat économique d'un de ces cerfs-volants, morceau de toile tendu sur quelques bambous, qui l'emportera sans bourse délier, à travers monts et merveilles, comme la carpette orientale des Mille et une Nuits. Une seconde de réflexion, et tout s'écroulerait. Si M. Orville Wright parvenait à inventer réellement ce qu'on s'imagine qu'il s'efforce d'inventer (et dont je dis que c'est impossible), il découvrirait, soyez-en sûrs, une chose fort intéressante et des plus profitable à la stabilité de nos aéroplanes automobiles, certes ; mais la découverte de ceux-ci resterait néanmoins et de beaucoup principale et indéfectible, l'autre n'en étant qu'un auxiliaire, un accessoire, une amélioration. Celle-ci aurait pu précéder celle-là sans diminuer, qu'à peine, son prestige et sa valeur. Logiquement, du reste, elle aurait la précéder. Logiquement, si la valeur des stades d'une découverte croissait en raison de leur ordre chronologique, l'aéroplane à voile aurait dù devancer l'aéroplane à propulseur mécanique, de même que le brick a devancé le steamer. Pour saisir combien il est absurde d'intervertir, dans un classement d'importance, l'ordre de nos deux trouvailles aérostatiques, il faut se figurer quel progrès représenta le premier bateau à vapeur, le premier bateau vivant; quel progrès ce fut de pouvoir naviguer régulièrement,sur des horaires ponctuels, vent debout, avec des équipages réduits et moins surmenés, sans craindre les terribles sautes de brise et sans redouter les non moins terribles accalmies, qui vous laissaient en panne des semaines et des semaines, au milieu de l'océan. A plus forte raison, si l'aéroplane à voile (et j'entends par là l'imperfection que je soutiens qu'il sera toujours) avait précédé l'aéroplane automobile, comme cela était possible et même passablement rationnel, — comme cela serait arrivé certainement pour peu que la découverte du moteur à explosions léger eût été plus tardive et qu'elle eût ainsi permis aux Lilienthal et aux Wright de pousser jusque-là leurs essais de planeurs, — de quels hourras formidables et mérités n'aurait-on pas salué la naissance de ce moteur! Par lui, l'homme n'était plus livré aux caprices de l'élément le plus fantasque et le plus sournois, chargé non seulement de le pousser, mais de le soutenir. Il luttait avec la tempête à forces égales. Les terribles sautes de brise rencontraient une énergie agressive qui les neutralisait, et la non moins terrible accalmie, qui jusqu'à présent se fût résolue non en pannes fastidieuses comme sur la mer, mais en chutes souvent mortelles (et c'est pourquoi l'aéroplane à voile est une chimère (2)), la terrible accalmie, dis-je, devenait au contraire propice et désirée, ainsi que l'immobilité de la mer et de l'air est favorable aux embarcations à vapeur. L'hélice, la génératrice véhémente d'ouragans artificiels et asservis, destinés à combattre les vraies bourrasques,la grande éolienne vertigineuse, eût été encensée plus encore qu'à l'époque où Dupuy de Lôme l'adaptait aux vaisseaux de France. Car, marine, elle n'est que propulsive; aérienne, elle est, encore, sustentatrice. Il est à la fois plaisant et pitoyable que le public se trompe à ce sujet comme il est à le faire. Mais, en présence de telles choses, la foule est une lyrique. Ses visions tiennent toujours de la féerie. Par suite d'une fausse interprétation initiale, incapable d'en raisonner, elle voit ce qu'elle désire: des magies. Qu'a-t-elle vu, dans le cas présent? Reprenons le parallèle avio-naval, et disons que ce qu'elle a vu — elle qui ne pense pas que si le yachting compte avec deux éléments, l'aviation ne compte qu'avec un seul — ce n'est pas une sorte de schooner voguant parmi l'onde atmosphérique, toutes voiles dehors, en imitation des albatros. Non, ce qu'elle a vu, c'est un esquif invraisemblable, progressant dans le ciel ainsi qu'une nef de légende avancerait sur la mer par la force même des flots, sans rameurs, sans voilure, sans aubes, sans hélice. Aussi bien, le public ne s'est-il pas berné lui-même en refusant de se formuler tous les obstacles que la raison oppose à de si mirifiques espérances? D'autant plus mirifiques, ces espérances, qu'elles lui apparaissaient comme totalement neuves? D'autant plus totalement neuves que l'interversion chronologique lui dissimulait le rapprochement à faire entre le navire et l'aéroplane? - Et la nouveauté n'est-elle pas ce qui séduit davantage l'individu ou la collection, au point que l'un et l'autre soient capables de petites félonies intimes pour s'en perpétuer l'illusion ? J'ai montré naguère que la nouveauté absolue, surgie de toutes pièces, stupéfie le public plus qu'elle ne le transporte vraiment. (A l'appui de cette thèse : l'apparition du radium, etc.) Mais la nouveauté jaillissant à propos de sujets déjà familiers, comme l'aéroplane, — la nouveauté qui vient rajeunir d'anciennes connaissances, - voilà ce qui ravit le cœur des hommes. Or, plus le sujet est familier, plus la nouveauté semble captivante, pour médiocre qu'elle soit. Je n'en veux comme preuve qu'un second fait-divers, bien menu cependant. Le voici dans toute sa simplicité. Il y a peu de temps, je vis un attroupement d'une quarantaine de badauds à la devanture d'une poissonnerie. Un intérêt puissant se marquait aux visages, tellement que je crus qu'il y avait dans ce magasin quelqu'une de ces dames en culotte, dont la sortie provoqua des rassemblements si imbéciles, analogues sans doute à ceux que provoquerait en Orient la promenade d'une Levantine en jupe-tailleur. Je m'approchai, et j'aperçus ce que tous ces gens-là contemplaient avec admiration. La devanture s'encombrait d'un aquarium de verre, plein d'eau. Quelques cyprins y vaguaient ; un canard nageait à la surface. Mais nos yeux se trouvaient en contre-bas de cette surface, si bien que nous avisions le canard par en dessous, comme il n'est donné qu'aux scaphandriers, et que nous pouvions suivre, d'un point de vue nouveau, les ébats de ce palmipède et les détentes, jusque-là mystérieuses, de ses admirables pagaies. Ce n'était rien, et c'était tout. Les jours suivants, je repassai par là. J'atteste qu'il y avait toujours une quarantaine de passants arrêtés devant le canard great attraction. Et ils arrondissaient toujours à l'envi des prunelles de joie et de surprise. Et certains esprits forts les raillaient, sans comprendre que rester en extase devant ce canard, c'était regarder les idoles platoniciennes d'un coin vierge de la caverne . Précieuse leçon et précieux encouragement pour un romancier de merveilleux-scientifique, qui prend précisément pour base de son artle rafraîchissement des vieux spectacles trop permanents pour demeurer superbes, tantôt par la création d'équivalences ou de transpositions, tantôt par un décalage de visée pareil à l'anecdote du canard dans l'aquarium de la poissonnerie.

Maurice Renard.


(1) M. Orville Wright étudie, croyons-nous, ce que M. Troller appelle fort justement la « structure du vent ». (2) Oui, parce que, tout justement, il n'est pas la copie de l'oiseau voilier, qui, à la vérité, franchit des distances énormes sans un cour d'aile, grâce aux courants qu'il rencontre et dont il suit jouer par d'imperceptibles orientations de ses rémiges, mais qui, dans l'occurrence d'un calme plat, fait usage de son propulseur-sustentateur naturel, de ses ailes battantes, lesquelles lui permettent soit de poursuivre sa route, soit d'aller atterrir où bon lui semble. Et pour ma part, je vois l'aéroplane de l'avenir sous l'aspect d'un appareil mixte, tout ensemble automobile et voilier, à la ressemblance de ces bateaux également mixtes qu'on expérimente depuis peu de temps, dans un esprit de seule économie.

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