
Des rapports de l'idée de liberté et de l'dée de loi
Le Spectateur, n° 14, 1er juin 1910
Article paru dans Le Spectateur, n° 14, juin 1910.
Dans les usages de la vie courante, le mot liberté signifie souvent la libération d'uné certaine contrainte. Le prisonnier est libre quand cesse pour lui la contrainte de la prison. On distingue au long d'une rivière les parages de pêche libre par opposition à ceux où la pêche est réservée. La liberté commence, soit à la cessation, soit à la limite de la contrainte; elle n'exprime rien d'intérieur à ce qui est dit libre, mais elle est définie par la contrainte même qui disparaît.
Mais la liberté est parfois autre chose, davantage que cette libération restreinte. Observons d'abord en quelques usages courants la progression des sens. Je puis dire que je suis libre d'aller seule au théâtre, puisque personne ne peut me le défendre, ni me mettre à la porte si je paie ma place. Cependant, affirmer sur ce point ma liberté en niant cette contrainte serait fort ridicule, car je le sais très bien, personne ne songe à me l'opposer. Ce serait encore sophistiquer que de dire: « Je suis libre, puisque je n'ai pas envie du tout d'y aller. » Car il s'agit justement du cas où j'en aurais envie. Et supposé que je le désire, on me dirait fort justement que je ne suis pas libre, parce que l'opinion de ma petite ville le trouverait mauvais, et ce serait déchaîner une nuée de petits potins qui en définitive me gêneraient réellement. Cette contrainte effective me prive de la liberté qui serait, exactement, sa disparition. Mais à cette objection, je puis répondre — de telles discussions en fait sont fréquentes — que je suis libre en droit, c'est-à-dire que cette contrainte est illégitime. — Parler ainsi, c'est mettre dans le mot libre un jugement sur le bon et le mauvais, sur le logique et le « convenable ». C'est supposer définis la société, et moi-même, et les rapports qui nous conviennent. Au premier sens, la liberté, c'est l'idée de la suppression d'un certain obstacle; au second, c'est l'idée d'un développement positif. La deuxième idée contient la première; mais la première ne contient pas la seconde.
Quittant le langage de la vie courante, interrogeons les langues spéciales de diverses sciences, et voyons quel usage y est fait de l'idée de liberté.
A. - « Un corps qui tombe en chute libre » n'est pas simplement un corps qui tombe sans rencontrer d'obstacles, au sens courant et vulgaire des obstacles qui s'opposent à une chute. C'est une chute vraiment chute et qui n'est que cela - le phénomène où seules les lois de la pesanteur agissent; ce sont ces lois mêmes, idéalement isolées des réseaux où s'enchevêtrent les lois naturelles, dans la réalité.
Ce n'est pas la fréquence du fait qui en impose l'idée et la définition puisque la « chute libre » n'est qu'artificiellement et toujours incomplètement obtenue. - C'est la libération de toutes les ingérences étrangères au phénomène de la chute; mais c'est davantage : au contenu négatif est joint un contenu positif: c'est un idéal all double sens d'une idée, d'une invention de l'esprit, et d'un modèle, qui contrôle et exprime essentiellement les autres chutes. La chute, purement et exactement cela.
Cette idée de liberté — justement en ce qu'elle a de positif — n'est pas opposée à l'idée de loi : tout au con- traire, elle se confond, exactement, avec cette idée.
C'est une loi particulière, considérée comme parfaitement exprimée, étant d'ailleurs parfaitement définie, isolée. Idéale, parce qu'elle est parfaitement définie et isolée — ce que l'expérience ne fournira jamais. — Et la science, - idées, invention de l'esprit - considère comme normal ce cas extraordinaire.
B. - 1) « La liberté », dans la vie civile et politique, est un mot vague. Les historiens en ont montré la cause: ce n'est pas une notion simple. Il n'y a pas la liberté, mais des libertés. L'on sait comment, faute d'avoir senti la complexité, connu la diversité de ce terme, les opinions se sont égarées sur la liberté des peuples antiques, de la cité grecque ou romaine en particulier. Fustel de Coulanges a longuement exposé toutes les contraintes qui les enserraient. Les anciens, dit-il, n'ont jamais connu la vraie liberté, la liberté individuelle. Fustel de Coulanges appelle la liberté individuelle la vraie liberté, parce que les libertés qu'il comprenait sous ce terme lui semblaient plus essentielles à l'homme que les libertés politiques. Mais un Grec du ve siècle eût trouvé que les Français, sous le gouvernement du second Empire, n'étaient pas des hommes libres; et peut-être la vie lui eût semblé aussi intolérable parmi eux, que paraissait à Socrate l'exil dans le « désordre » de Thessalie. Pour toutes les contraintes qui entravaient les actes de leur vie privée, Fustel de Coulanges jugeait les Athé- niens non libres : le père, par exemple, n'était pas libre de léguer son bien à sa fille. Voilà une contrainte qui nous paraît inadmissible; elle a disparu avec beaucoup d'autres. Mais, au total, est-il bien sûr que le nombre des contraintes qui pèsent sur la vie privée a baissé? Certaines se sont déplacées. M. Dürkheim signale la facilité de l'adoption aux temps antiques, les multiples obstacles qu'y opposent les législations modernes, la loi française en particulier. Si cette contrainte est peu sentie, c'est que le désir d'adopter quelqu'un est peu fréquent dans les sociétés modernes. Les anciens voulaient la facilité de l'adoption, à cause de l'idée qu'ils se faisaient de la famille, de l'individu, de l'ensemble social. Les modernes se soucient peu de cette facilité, ou même veulent des difficultés, parce qu'ils se font d'autres idées de la famille, de l'individu et de l'ensemble social, — de leurs rapports, nécessaires et convenables — de leurs lois. Dans la cité idéale dont Platon trace le modèle, dans le Dialogue des Lois, la monnaie sera à dessein sans valeur aux yeux des étrangers; pour les voyages, il fau- dra de la monnaie grecque, mais « si quelque particulier se trouve dans la nécessité de voyager, qu'il ne le fasse qu'après en avoir obtenu la permission du magistrat; et s'il lui reste à son retour quelques pièces de monnaie étrangère, qu'il les porte au trésor public pour en recevoir la valeur en espèces du pays » (livre V). — Voilà un règlement qui nous paraît tout à fait tyrannique. Cependant, la nécessité ou nous sommes de chan- ger notre argent à une banque, quand nous voyageons en pays étranger, n'est pas moins rigoureuse ni gênante, et nous ne songeons pas à la trouver contraire à notre liberté. C'est que la première contrainte nous paraît sons raison; nous savons et nous sentons si bien la nécessité de la seconde, que nous ne songeons pas même à contester sa raison. Appelés à les comparer, nous dirions encore que Platon demande une ingérence illégitime en même temps que préjudiciable de l'autorité politique dans le domaine économique. Nous avons séparé ces deux domaines, nous tendons à les séparer davantage (ainsi la protection complète des vaisseaux marchands en temps de guerre est à l'ordre du jour), nous attribuons au second plus d'importance et de dignité que ne le faisaient les anciens Grecs. Nous considérons qu'il a ses lois propres, et doit avoir sa liberté.
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Liée à l'idée de loi propre, non pas à l'absence de loi, — telle apparaît l'idée de liberté dans la vie civique et les relations économiques. Pour l'Athénien, la cité libre est la cité ordonnée par des lois. Les tyrannies n'ont pas de lois et n'ont pas de liberté. L'esclavage est sans droit, parce qu'il est sans lois. Le résultat du mouvement communal fut l'acquisition de franchises, c'est-à-dire la libération de certaines contraintes, et une réglementation des devoirs. « Quel que soit le procédé employé, — acquisition progressive et pacifique, ou conquête violente de la liberté, — les besoins sont partout les mêmes... Tous les bourgeois demandent qu'on fixe des limites à l'exploitation seigneuriale, revendiquent la diminution ou la suppression des anciennes redevances et des corvées, exigent des garanties contre le despotisme des gouvernants. » Les communes sont devenues privilégiées, en devenant libres : « Les concessions de privilèges se sont suc- cédé comme une sorte de contagion. Avant de se trans- former en communes, des villes comme Arras, Douai, Lille... (etc.) avaient été pourvues d'exemptions et de libertés qui leur garantissaient déjà la sécurité de l'avenir... Ces avantages ne leur ont pas suffi. Aspirant à l'in- dépendance, elles ont continué la lutte contre leur sei- gneur pour devenir elles-mêmes des seigneuries. La révolution communale eut pour théâtre principal les vallées de l'Oise, de l'Aisne, de la Somme, de la Lys et de l'Escaut. Là se fit la rupture des liens qui rattachaient. encore au pouvoir féodal la bourgeoisie privilégiée...» — « Les villes libres étaient des collections de serfs transformées en seigneuries et appelées à prendre place dans la hiérarchie des Etats... » (Lavisse, Histoire de France, t. Il, 1. 2, ch. vI.)
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L'émancipation des travailleurs industriels com- mence lorsqu'ils se constituent en métiers libres. Le métier libre n'était pas dégagé de tous liens à l'égard du seigneur, mais ces rapports étaient réglementés. « L'ouvrier qui continue à travailler spécialement pour le compte de la seigneurie est traité non plus en serf, mais en vassal de catégorie inférieure, avec lequel le seigneur signe une sorte de contrat de fief. » (Lavisse, op. cit., t. III, 1. 3, ch. v). La corporation était une collectivité libre, exerçant ses privilèges, sa loi particulière. Elle est libre parce qu'elle est libérée légalement de certaines contraintes spécifiées; elle l'est surtout, si nulle ingérence extérieure n'est intervenue dans la fixation de cette loi particulière, si celle-ci dérive toute de sa propre force et l'exprime.
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Lorsque les lois des corporations n'ont plus semblé les lois propres, les vraies lois du domaine économique, elles sont apparues comme une contrainte insupportable, un esclavage. Les économistes ont cru trouver alors les vraies lois du domaine économique, et sa liberté, dans les lois de la concurrence, et de l'offre et de la demande (lois du travail, lois du salaire). Ces lois ont paru exprimer l'essentiel et régir la totalité des faits économiques; et ne mêler à leur développement aucune ingérence étrangère. Elles contiennent et développent « l'ordre naturel et essentiel des sociétés humaines » (titre du livre d'un des physiocrates du xviie siècle, Mercier de la Rivière); il suffit de les « laisser faire». En même temps que « naturelles » ces lois étaient donc considérées comme normales. (Pour Mercier de la Rivière comme pour beaucoup de gens, il est même probable que ces deux notions se confondaient ou plutôt qu'il avait une « impression » qui les contenait l'une et l'autre.) La même identification est établie par M. Leroy-Beaulieu. (Précis d'économie politique, cité par Gide.) « Les lois qui président au capital, au salaire, à la répartition des richesses, sont aussi bonnes qu'inéluctables. Elles amènent l'élévation graduelle du niveau humain. » Mais certains économistes pensent que l'organisation actuelle du monde économique et social n'est pas l'effet de la liberté : « L'idée que l'ordre économique existant est le produit spontané de la liberté... ne paraît pas exacte. Cet ordre est pour une part du moins le résultat soit de faits de guerre et de conquête brutale (appropria- tion du sol en Angleterre et en Irlande), soit de lois posi- tives édictées par certaines classes de la société à leur profit (lois successoriales, fiscales, etc.). Si donc le monde était à refaire et s'il pouvait être refait dans des conditions de liberté absolue, rien ne prouve qu'il fût semblable à celui qui existe aujourd'hui. » (Gide, Traité d'économie politique.) Mais que pourraient être des conditions de liberté absolue? Si l'appropriation du sol en Irlande a été une contrainte pour les Irlandais vaincus, il faut pour la sup- primer imaginer une contrainte qui se fût opposée à la volonté des Anglais vainqueurs. Pourquoi la deuxième serait-elle acceptée, plutôt que la première? pourquoi ne serait-elle pas, aussi bien que la première, contraire à la liberté? C'est que le terme de liberté absolue ne résiste pas à l'analyse. Il signifie pour M. Gide une liberté particulière, - le développement libre de l'humanité, conforme à ses lois propres et normales. M. Gide considère une conquête violente comme une ingérence anormale qui altère ce développement. Même restreinte aux cas d'échanges économiques, les lois du « libéralisme économique » sont critiquées : elles ne définissent pas toute la vie économique, la preuve c'est qu'elles ne fonctionnent pas comme les économistes l'annonçaient. — Si les gains d'une fonction, disent-ils, sont trop bas, la fonction sera délaissée pour d'autres ; s'ils sont trop élevés, elle sera recherchée et la concurrence diminuera les profits. « On oublie, dit M. Dürkheim, que toute une partie de la population ne peut pas quitter ainsi sa fonction parce qu'aucune autre ne lui est accessible. » (Division du Travail social, p. 236.) Cette théorie représente la vie économique comme faite de contrats individuels où chacun des contractants voit son intérêt. Aucun ne subit contrainte. - « Mais où commence la contrainte? Elle ne commence pas seulement dans l'emploi direct de la violence; car la violence indirecte supprime tout aussi bien la liberté. Si l'en- gagement que j'ai arraché en menaçant quelqu'un de la mort, est moralementet légalement nul, comment serait- il valable, si pour l'obtenir j'ai profité d'une situation dont je n'étais pas la cause, il est vrai, mais qui mettait autrui dans la nécessité de me céder ou de mourir?» (Dürkheim, op. cit., p. 428.) Il y a contrainte parce qu'en réalité il n'y a pas exercice des lois normales de la vie économique, et que les facteurs anormaux entrent en compte. « Dans une société donnée, chaque objet d'échange a, à chaque moment, une valeur déterminée que l'on pourrait appeler sa valeur sociale... en fait c'est autour de ce point qu'oscille sa valeur moyenne, elle ne s'en écarte que sous l'influence de facteurs anormaux... nous dirons que le contrat n'est pleinement consenti que si les services échangés ont une valeur sociale équivalente. Dans ces conditions en effet chacun reçoit la chose qu'il désire et livre celle qu'il donne en retour pour ce que l'une et l'autre valent. Cet équilibre des volontés que constate et consacre le contrat se produit donc et se maintient de soi- même, puisqu'il n'est qu'une conséquence et une autre forme de l'équivalence même des choses. Il est vraiment spontané. Il est vrai que nous désirons parfois recevoir, pour le produit que nous cédons, plus qu'il ne vaut; nos ambitions sont sans limites et par conséquent ne se modèrent que parce qu'elles se contiennent les unes les autres. Mais cette contrainte qui nous empêche de satisfaire sans mesure nos desirs même deregles, ne saurait etre con- fondue avec celle qui nous ôte les moyens d'obtenir la juste rémunération de notre travail. La première n'existe pas pour l'homme sain... » (Dürkheim, op. cit., p. 429.) M. Dürkheim précise encore davantage le caractère de la liberté, dans la vie économique et sociale : c'est l'exercice des lois propres à cette vie, et ces lois ne sont pas celles de la nature, — c'est-à-dire d'un ordre qui se produirait « sous l'influence exclusive de causes physi- ques et organico-psychiques ». (Note de la page 433.) « C'est aux économistes que revient le mérite d'avoir les premiers signalé le caractère spontané de la vie sociale, d'avoir montré que la contrainte ne peut que la faire dévier de sa direction naturelle, et que normalement elle résulte non d'arrangements extérieurs et imposés, mais d'une libre élaboration interne. Seulement,ils se sont mépris sur la nature de cette liberté. Comme ils y voient un attribut constitutif de l'homme, comme ils la déduisent logiquement du concept de l'individu en soi, elle leur semble être tout entière dès l'état de nature, abstraction faite de toute société. L'action sociale, d'après eux, n'a donc rien à y ajouter. Tout ce qu'elle peut et doit faire, c'est d'en régler le fonctionnement extérieur de manière à ce que les libertés concurrentes ne se nuisent pas les unes aux autres. Mais si elle ne se renferme pas strictement dans ces limites, elle empiète sur leur domaine légitime et le diminue. Mais, outre qu'il est faux que toute réglementation soit le produit de la contrainte, il se trouve que la liberté elle-même est le produit d'une reglementation. Loin d'être une sorte d'antagoniste de l'action sociale, elle en résulte. Elle est si peu une propriété inhérente à l'état de nature qu'elle est une conquête de la société sur la nature... En définitive, ce qui constitue la liberté, c'est la subordination des forces extérieures aux forces sociales; car c'est seulement a cette condition que ces dernieres peuvent se développer librement » (P. 432-33.) Le but de M. Dürkheim n'est pas de discuter, ni d'établir lidée de liberté économique et sociale. Il lui arrive même au cours de son livre, emporté par les usages courants, d'employer le mot liberté dans différents sens (lorsqu'il ne lui donne qu'un sens négatif, marquant cessation d'une certaine contrainte). — La longue discussion qui précède est d'autant plus précieuse, puisque sans être suspecte de parti pris, elle témoigne que l'idée de liberté, lorsqu'on y fait entrer quelque chose de positif, dépend de la définition (du « concept », dit M. Dürkheim), que nous formons des choses, et des lois naturelles et normales (c'est-à-dire exprimant cette définition et n'exprimant qu'elle) que nous leur attribuons. « Ce qui constitue la liberté, c'est la subordination des forces extérieures aux forces sociales. » Ce n'est pas la fréquence de cette condition qui la fait normale. M. Dürkheim remarque au contraire qu'elle est, même aujourd'hui, exceptionnelle, bien que l'évolution des sociétés s'oriente vers elle. Il pourrait, dit-il, « sembler que l'on n'a pas le droit de considérer comme normal un caractère que la divison du travail ne présente jamais à l'état de pureté, si l'on ne remarquait d'autre part que plus on s'élève dans l'échelle sociale... plus aussi ces inégalités tendent à se niveler complètement. » Il est plus difficile encore dans les sciences sociales que dans les sciences physiques, de simplifier les données du réel, et d'isoler une loi de l'enchevêtrement des autres. Mais les procédés sont analogues et les conclusions identiques: la liberté est reconnue dans l'exercice parfait d'une loi particulière, idéalement déterminée, idéalement isolée, et considérée comme normale à un certain ordre de choses.
C. — On croirait, à lire beaucoup de discussions sur la liberté psychologique, que leurs auteurs se sont efforcés de démontrer qu'eile consiste à pouvoir faire en même temps ceci et cela. Mais elle ne peut être que le pouvoir de faire ceci ou cela, non tous les deux ensemble. — C'est une grosse part de la littérature de controverse, au sujet de la liberté psychologique, qui est absolument à laisser de côté. Aussi bien, hors ceux qui l'ont écrite, personne ne s'en est ému et n'y a rien compris. On peut aussi négliger toute thèse tendant à figurer la vie psychologique comme une suite d'états nettement séparés, parfaitement indépendants les uns des autres, imprévisibles et inintelligibles. Cette manière d'ériger en personnages isolés les moments de la vie psychologique, a même été critiquée par leurs adversaires chez les déterministes, qui cependant en avaient fait moins d'abus. La tendance actuelle de l'antidéterminisme est plutôt de considérer le moi faisant bloc, indivisible, et se portant tout entier en chaque action, — qui n'est même que conventionnellement isolée. Mais par cette figuration de la vie psychologique, les antidéterministes cessent de l'être; car il n'y a plus de combat. Les questions morales, causes de la vivacité des disputes, ne sont pas supprimées mais dissociées. Si le moi agit tout entier dans chaque action, il n'est pas question d'établir l'indépendance de ces actions les unes par rapport aux autres. Cela n'aurait pas de sens. La liberté ne peut être cherchée que dans la façon dont se constitue le moi. Une querelle où la liberté a été mise en jeu s'est livrée en effet sur la dépendance de la personne psychologique à l'égard du « milieu ». Taine, avec sa formule fameuse de « la race, le milieu, le moment » a posé la thèse, et reçu les protestations. Il parut outrageant à la dignité des choses morales de les placer sous la dépendance des choses matérielles. On eut l'impression d'une thèse matérialiste. Personne du reste, depuis, n'a refusé à cette théorie, à défaut d'une valeur de démonstration, une valeur d'explication. Ce qu'on peut lui reprocher, c'est de n'avoir pas suffisamment indiqué que pour que des faits d'histoire, de géographie... aient une action dans le domaine psychologique, il faut qu'ils deviennent des faits psychologiques : qu'ils soient sensations, idées, souvenirs. Les objets qui m'entourent n'existent pas pour moi, si je ferme les yeux. Les discussions des Chambres ne comptent pas pour celui qui ne lit aucun journal. Des critiques littéraires, aujourd'hui, se préoccupent d'établir ce qu'un écrivain a su et su des choses qui l'entouraient, de dresser le catalogue de ses lectures. Or, grâce surtout au souvenir, à l'organisation des images, un monde psychologique se crée, qui n'est pas sans lois, ni sans lien avec « le monde extérieur » mais qui, tout de même, en est largement indépendant et compte pour soi, a ses lois propres. — Ainsi certaines œuvres, à qui ne connaîtrait que « la race, le milieu, le moment (grossièrement, comme on peut connaître des idées si énormes) seraient inexplicables : tel Samain, dans le brouillard de Paris, sa serviette de bureaucrate sous le bras, évoquant le Jardin de l'Infante et les idylles antiques. Telle est la liberté du monde psychologique, tel est son privilège. Les Stoïciens l'avaient vu, et avaient placé toute la liberté morale dans cette indépendance. Nous agissons, non selon les choses, mais selon nos idées des choses. L'âme ne peutêtre enchaînée, emprisonnée, suppliciée. Mais ces séries associées d'images, moins elles sont nombreuses et moins elles sont souples, plus leur répétition est invincible et uniforme. On voit aussi que plus elles sont rares et rigides, plus elles expriment « les choses » brutes, tendant à répéter l'expérience particulière totale et telle quelle. La comparaison et l'abstraction (qui vont de pair) libèrent le monde psychologique de l'obsession de l'individuel et du concret. C'est à quoi justement s'applique la dialectique stoïcienne. Elle élabore une discipline desactes par une discipline du jugement, et la discipline du jugement par une série de dissociations et d'abstractions. Mais que dire de ceux qui n'ont pas le choix entre plusieurs séries psychologiques: Ils restent sous la loi des choses, leurs expériences rares et rigides les commandent. Un problème troublant se pose à leur sujet, lorsqu'ils ontcommis les actes qui blessent la conscience commune. Ce problème n'est pas une fantaisie d'amateurs d'abstractions, il a pénétré dans les tribunaux. Qu'il y soit bien ou mal résolu, ce n'est pas l'affaire; mais en proclamant que l'accusé n'avait pas toute sa liberté parce qu'il a été mal élevé, qu'il a reçu de mauvais exemples, le tribunal affirme que celui-là n'est pas libre à qui les occasions ont manqué de développer ce que l'humanité actuelle considère comme le moi normal. Est libre celui qui a pu comparer, abstraire, et par les éléments rompus de l'expérience créer une réalité nouvelle. Ce n'est pas que sa vie n'exprime aucune loi ; mais elle exprime sa loi particulière et normale; et dans le domaine moral , comme dans les autres, c'est en quoi con- siste la liberté dès qu'on lui donne un contenu positif.
Si l'on veut définir l'idée de liberté, ce ne peut être qu'en son emploi positif; car, en son emploi négatif, c'est une idée amorphe ou plutôt protée ; elle se moule aux parois de la contrainte particulière dont elle est la limite; elle varie avec chacune, elle n'en est que l'empreinte. On ne saurait définir une « idée » aussi fugace et changeante, qui n'est en somme que l'absence de certaines idées (espace libre, entrée libre, une conversation libre). Ce sens n'est pas opposé à l'idée de loi: il n'en dit rien. Mais comme 1l est la négation d'une contrainte, il s'oppose à la loi dans la mesure où l'idée de loi coïncide pour nous avec l'idée de contrainte.
Dans son emploi positif, la liberté peut être définie : c'est une loi particulière, qui exprime le développement normal d'un certain être ou d'un certain ordre de choses. C'est aussi l'équivalent de sa définition. En cet usage s'inscrit notre besoin de découper le monde en séries séparées et intelligibles; de dégager un type qui soit une définition, un modèle, un jugement. La formation, la discussion et l'enrichissement de nos idées créent, discutent et enrichissent notre notion de la liberté, ou plutôt des diverses libertés. La formation de nos idées est un ouvrage en train, non pas un ouvrage fait. Aussi nous n'avons des diverses libertés que des notions incomplètes et non définitives.
J. RENAULD.