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couverture de la revue Le Spectateur

Des lois de la pensée progressive dans leur application à la publicité commerciale

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 1, avril 1909.

Lorsque nous voulons acquérir quelque habileté pratique nous nous servons en général de la méthode des tâtonnements. Nous faisons une série d'essais jusqu'à ce qu'il nous arrive de frapper juste et nous imitons alors nos succès jusqu'à ce que finalement l'habileté soit acquise. La première réaction juste peut avoir été réflexe, instinctive ou simplement accidentelle. Lorsque, toutefois, nous cherchons à devancer nos contemporains soit dans l'habileté de nos actes soit dans nos idées cette simple méthode de tâtonnement ne suffit pas. Il est naturellement vrai que la plupart des actions de nous tous et que toutes les actions de beaucoup d'entre nous ne sont pas progressives dans le sens entendu ici.
Par pensée progressive nous comprenons la conception de nouvelles idées, l'invention de nouvelles méthodes de travail, l'établissement d'une nouvelle organisation ou d'un nouvel instrument, ou quelque chose d'analogue. Le processus mental essentiel à ce mode de penser n'implique rien qui soit totalement différent de la pensée ordinaire, mais il implique les procédés ordinaires sous une forme plus complète et plus efficace. Ces procédés sont les quatre suivants : observation, classification, inférence et application. Les lois de la pensée progressive sont dérivées de ces procédés et n'expriment rien de plus que l'exigence de la complète exécution de ces quatre procédés. La pensée de l'annonceur ne doit pas différer de celle des autres, et si dans ce qui suit la discussion est limitée à l'annonceur et aux problèmes qu'il se pose, c'est qu'un tel problème concret semble mieux défini qu'une discussion générale.

OBSERVATION. L'observation est logiquementle premier pas. Tous les annonceurs ont des yeux mais tous ne s'en servent pas bien. L'observation « bien ordonnée doit commencer par soi-même ». L'annonceur doit analyser l'effet que font sur lui-même les annonces (his own response to advertisements); mais il y a par malheur tellement de chances qu'il soit en ce qui concerne la publicité prévenu ou endurci que son propre jugement ne doit être accepté qu'avec une grande prudence. Comment cette annonce ou cette partie d'annonce m'affecte-t-elle? Comment affecte-t-elle ma femme, ma mère, ma sœur? Comment affecte-t-elle les personnes qui voyagent dans le même train que moi ou qui passent avec moi devant les affiches? C'est là un territoire si voisin de nous que nous ne le remarquons pas. De telles observations doivent bien entendu être complétées par des enquêtes faites à l'aide du contrôle des annonces, par la lecture des statistiques commerciales, etc.
Aucun de nous n'est un observateur idéal. Il nous est impossible de dire au juste comment certaines annonces nous affectent ou quel élément de l'annonce est le plus efficace. Nous n'observons pas avec exactitude comment les annonces affectent ceux qui nous entourent. Nous ne voyons que ce qu'on nous a appris à voir ou ce qui nous a été signalé. Nous ne sommes pas habiles à découvrir de nouvelles méthodes pour acquérir de nouvelles données et ainsi nos observations ne sont ni aussi exactes ni aussi étendues qu'elles devraient l'être.
L'annonceur a un vaste champ d'observation et seulement peu d'indications sur la meilleure méthode à suivre. Il doit observer ses marchandises afin de savoir les qualités qui peuvent être mises en évidence avec le plus de force. Il doit observer le public auquel il s'adresse.
Il doit être un psychologue pratique. Il doit être aussi un expert en publicité dans le sens étroit et trompeur où on emploie ce terme. Autrefois l'annonceur n'était pas dans l'obligation de connaître ses marchandises ou son public, il était content de lui s'il s'entendait à la rédaction des annonces, au choix du mode de publication, au contrôle des annonces et à des questions techniques similaires. Les observations ne sont pas complètes si elles ne portent pas sur ces trois domaines : la marchandise, le public et la publicité.

CLASSIFICATION. Le second pas dans la méthode, à parler logiquement, est celui de la classification. Les observations doivent être classées. Les données éparpillées doivent être rassemblées avant de pouvoir être utilisées. Une grande habileté est nécessaire pour faire une bonne classification. Dans toute administration importante il faut veiller avec soin, dans la mise en ordre des matériaux, non seulement à ce que les titres généraux du classement soient corrects mais à ce qu'ils soient les plus propres à l'utilisation pratique. De même en mettant en ordre nos observations, en leur donnant la forme qui nous permettra de nous en servir, le plus grand soin est nécessaire dans le choix des titres justes et dans l'attribution des données au titre général approprié. Toutes les données doivent être analysées, et classées, et reclassées, si bien que la classification n'est jamais complète et que les généralisations fondées sur les classifications sont toujours en quantité croissante. Par exemple, tout annonceur a un certain nombre de données concernant l'efficacité des annonces sans illustrations dans les publications où le texte est copieusement illustré. Mais combien d'annonceurs ont-ils groupé ces données et énoncé quelque affirmation générale à leur égard? Le processus de la classification implique celui de l'analyse et la difficulté de former de nouvelles analyses est bien plus grande que ne pourraient le supposer ceux qui n'ont pas étudié ce processus. Pour que de nouvelles classifications puissent être faites il faut que les données soient travaillées et méditées dans toutes les relations possibles. L'homme qui fait le meilleur usage de ses connaissances est celui qui les analyse et les classe le mieux.

INFÉRENCE. Des annonceurs m'ont souvent envoyé deux annonces différentes, soigneusement contrôlées, dont l'une s'était montrée efficace et l'autre non. Dans certains cas les annonces étaient très semblables et les différences ne paraissaient pas essentielles à première vue, et cependant elles étaient assez grandes pour assurer le succès dans un cas et l'échec dans l'autre.
Dans de telles circonstances il peut être pratiquement impossible d'induire la cause des différences. Récemment un annonceur m'envoya deux annonces dans ce cas; l'une avait échoué et l'autre avait eu un succès extrême. Les illustrations étaient très semblables et les arguments en grande partie identiques. Toutes deux avaient occupé un espace égal et paru dans les mêmes publications et aussi dans des publications différentes. Il semblait évident que la différence devait tenir aux annonces elles-mêmes et non à une circonstance extérieure. Je pense ne pas m'être trompé en inférant qu'elle tenait à la disposition de l'illustration et du texte, mais non à la qualité de l'un d'eux. Dans l'annonce infructueuse il n'y avait pas de place où l'œil pût se reposer, ni non plus de point ou de ligne d'orientation. (La ligne d'orientation est celle que l'œil suit en lisant une annonce). Dans l'annonce efficace l'œil se reposait naturellement au point où l'annonce avait l'aspect le plus artistique et où le texte était le plus facile à saisir. En outre la ligne d'orientation était telle que l'œil suivait naturellement l'ordre qui faisait se renforcer mutuellement l'argument et l'illustration, et ainsi l'œil se reposait, en définitive, au point le plus propre à induire à l'action immédiate. Tout artiste expérimenté ou même quiconque a étudié les théories sous-jacentes aux productions artistiques aurait sans doute tout naturellement cherché ce point de repos pour l'œil et cette place appropriée pour la ligne d'orientation; si, au contraire, ces éléments n'avaient pas été pris en considération, on serait arrivé à une conclusion fausse en ce qui concerne la cause du succès ou de l'échec des annonces.

APPLICATION. Le quatrième pas dans le processus men- tal de l'annonceur progressiste consiste à appliquer les déductions tirées de l'expérience antérieure. Les lois de l'électricité sont connues par des milliers de personnes, mais il faut un Edison ou un Marconi pour en faire une application nouvelle. Si Edison et Marconi n'avaient pas une possession intelligente de ces lois, ils ne seraient pas des inventeurs. D'autres connaissent aussi bien qu'eux tous les phénomènes relatifs à l'électricite et sont cependant incapables de faire un usage pratique de leurs connaissances. La science peut formuler les lois des phénomènes dans la mesure où ils ont été découverts et appliqués, mais elle ne peut pas poser des règles ou suggérer des méthodes infaillibles pour arriver à des découvertes ou à des inventions ultérieures. Cela ne diminue pas la valeur de la science, mais cela met en relief le besoin d'originalité et d'ingéniosité pour l'homme qui s'efforce de prendre la tête de sa profession, d'inventer de nouvelles méthodes et de faire de nouvelles applications de celles qu'on lui a enseignées. Certains théoriciens de la publicité, d'ailleurs pénétrants, ont prophétisé qu'elle tirerait peu de profit de la science psychologique, parce qu'une science ne peut pas poser de règles pour ce qui n'est pas encore découvert. Cette critique a du poids vis-à-vis de quiconque serait assez sot pour supposer que tout homme qui a étudié avec succès l'esprit humain doit être nécessairement un annonceur excellent. Supposer qu'un grand psychologue doit nécessairement être un innovateur en matière de publicité est tout juste aussi raisónnable que de supposer que quiconque comprend la théorie de l'électricité aussi bien qu'Edison doit tenir la même place que lui dans le registre des brevets d'invention. Si Edison n'avait pas su un mot de physique, il est bien certain qu'on n'aurait jamais entendu parler de lui. La science ne produit pas des inventeurs, mais elle est d'un grand secours pour le génie et peut l'amener à devenir un grand inventeur. La psychologie est utile à tout annonceur en ce qu'elle l'aide à observer sur une grande échelle et avec exactitude et qu'elle lui apprend à classer et à grouper systématiquement ses observations : elle devrait l'aider à tirer les conclusions justes de son expérience ainsi classée. Si la psychologie ne pouvait faire plus, elle serait déjà d'une valeur inestimable, mais étant donne que les applications ou les découvertes nouvelles dépendent pour une très grande part de la formation de déductions et d'hypothèses justes, la psychologie peut être utile même dans la dernière et la plus difficile étape du processus mental de l'innovateur. Les meilleurs annonceurs sont ceux qui observent le plus et avec le plus de soin, qui classent leurs observations et les groupent sous la forme la mieux utilisable, qui ensuite méditent avec le plus de pénétration sur ces observations ainsi classées de façon à en tirer les conclusions les plus profitables, et qui enfin sont les plus habiles à utiliser ces déductions dans leurs campagnes de publicité. Ce sont les hommes actifs, ceux qui cherchent de meilleures méthodes d'observation et de classification et qui ne sont jamais satisfaits de leurs déductions antérieures et des applications de celles-ci Pour montrer ce que j'entends par là je vais illustrer ma pensée par des méthodes employées par un des premiers annonceurs de l'Amérique.
En observant l'effet que les annonces produisent sur une masse il est beaucoup plus facile d'apprendre quelles sontles annoncesqui ont été efficaces que d'apprendre ce qui rend ces annonces intéressantes. M. B., m'aidant à recueillir des observations sur ce dernier point, s'est fait envoyer plusieurs milliers de lettres par les lecteurs d'une revue dont il était l'agent de publicité. Dans ces lettres les lecteurs disaient quelles étaient les annonces qui les avaient le plus intéressés et ce qui, dans chaque annonce, les avait intéressés. M. B. aurait pu se reporter aux pages de sa revue et faire des observations personnelles sur la manière dont les différentes annonces l'affectaient lui-même et sur ce qui l'intéressait le plus dans chacune d'elles, mais par la méthode décrite il multiplie ses observations un millier de fois, et toutes ces observations sont relatives à la spécialité dont il s'occupe. Quand il eut fini de lire les lettres il avait les données devant lui mais elles étaient chaotiques et inutilisables. Le second pas consistait à tirer l'ordre du chaos. Il était facile de dresser une table des résultats et de trouver combien de personnes étaient particulièrement intéressées par chaque annonce. Mais quand on en arriva à classer les raisons - souvent, d'ailleurs, des raisons bien féminines (women's reasons) — de l'intérêt porté à chaque annonce, la tâche se trouva être d'une grande difficulté. Les données me furent adressées pour que je les classe et, bien que ce ne soit pas ici le lieu de donner en détail les titres généraux et les sous-titres sous lesquels la classification fut finalement arrêtée, il peut être intéressant de savoir que les raisons pour lesquelles les annonces excitèrent l'intérêt furent, par ordre de fréquence : d'abord la confiance, deuxièmement les considérations pécuniaires, troisièmement la construction de l'annonce, et quatrièmement le besoin du lecteur au moment présent. Ainsi, des lettres reçues pendant un mois, 607 affirmaient que les correspondants s'intéressaient à l'annonce choisie parce qu'ils croyaient que la maison, la publication ou la marchandise était sérieusement digne de confiance. Dans certains cas ils avaient eu affaire avec la maison, dans d'autres ils avaient remarqué les certificats ou les prix, etc. Dans le même mois 508 ont été particulièrement intéressés à cause des questions d'argent, certains parce qu'ils pouvaient se procurer les marchandises annoncées meilleur marché qu'ailleurs, d'autres parce que les annonces offraient l'occasion de se procurer quelque chose en échange d'un service au lieu d'avoir à donner de l'argent, etc., etc. Dans le même mois 418 ont été intéressés par la construction de l'annonce; certains, par exemple, ont été intéressés par l'annonce de la maison Nestlé parce qu'elle était très artistique et exécutée en couleurs. Dans le même mois 408 ont été intéressés par une certaine annonce parce qu'elle présentait des marchandises dont ilsavaient besoin à ce moment précis. Il est inutile de dire que de la classification de ces données certaines conclusions ont été tirées et que des tentatives se font pour appliquer ces conclusions à combiner des campagnes de publicité. Ces applications expérimentales fourniront de nouvelles données; celles-ci seront classées à leur tour; de nouvelles conclusions seront déduites et des tentatives ultérieures d'application pratique suivront. De cette façon nous avons une chaîne sans fin d'observations, d'applications, d'inférences et d'applications. Cette méthode n'est pas seulement applicable à la rédaction des annonces, mais à tous les détails de la profession. En effet, c'est la méthode de la pensée progressive dans tous les domaines de l'effort humain. Les quatre étapes ne sont pas nettement différenciées dans notre expérience; c'est pour la clarté de l'exposition qu'elles sont présentées ici comme distinctes.

WALTER DILL SCOTT, Professeur à la Northwestern University, Chicago-Evanston.


(1) M. Walter Dill Scott, Professeur de Psychologie à la Northwestern Unwersity, Chicago-Evanston, est le premier qui ait appliqué à la publicité commerciale les méthodes de la science psychologique. Il est l'auteur de The Theory and Practice of Advertising paru il y a 6 ans et de The Psychology of Advertising dont cette étude forme un des chapitres. N. D. L. R.

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