Des inconvénients de l'attitude combative pour l'exposé d'une idée
Article paru dans Le Spectateur, n° 31, janvier 1912.
On a le droit de n'exprimer qu'en partie sa pensée puisqu'à vouloir tout dire on risque de ne rien dire de précis et qu'il suffit en somme de proférer les mots qui portent; mais il peut arriver que, tenant trop grand compte des circonstances particulières où l'on parle, on ne dise ni ce qui autrement serait venu tout naturellement à l'esprit ni non plus ce qu'on aurait surtout tenu à mettre en évidence. Il en est ainsi lorsque les dispositions d'esprit que l'on suppose chez l'interlocuteur agissent directement sur le choix de ce qu'il convient de dire L'expression n'est plus alors qu'un reflet bien affaibli de l'idée primitive : celle-ci a grande chance d'être méconnue, et il sera plus difficile de dissiper les ombres ainsi projetées sur elle qu'il ne l'aurait été de la mettre dès le début en pleine lumière. Il sera également bien malaisé de se défendre de l'accusation de contradiction le jour où l'on tiendra à dévoiler un aspect tout différent de la même idée. Il semble done bien que l'idéal serait dans tout exposé de ne point se préoccuper des opinions à réfuter. En réalité un exposé non-comparatif est impossible puisque les notions elles-mêmes ne se définissent que par leur rapprochement avec des notions voisines; mais bien plus, on craint trop de se mettre en mauvaise posture et de ne savoir que répondre aux critiques pour n'essayer pas de les prévoir toutes et pour tenter l'essai d'un exposé désintéressé. Et alors tout exposé fait dans l'intention de répondre à une discussion ou d'éviter une critique a bien ce très grand avantage d'être plus vivant et d'offrir plus de précision sur les quelques points litigieux, mais, s'il n'arrive pas à faire prendre plus nettement conscience de ce qui est l'essentiel de la doctrine, il fera surgir de nombreux malentendus et de dangereuses équivoques. De ce tout qu'est une doctrine, je ne montre qu'une face : celle que vous me paraissez connaître le moins ou qui semble vous intéresser le plus; mais, l'éblouissement produit par cette lueur trop crue jetée sur l'un des côtés de la question empêchera de voir le reste. Aussi bien on ne peut conseiller de démonter un mécanisme et de décrire chacune des pièces qu'il comporte : qu'on le laisse tel qu'il est et qu'on le fasse fonctionner, ceux qui voudront regarder verront bien qu'il fonctionne; de même il ne s'agit pas de disséquer une doctrine pour en mettre en valeur tous les détails, il s'agit d'abord de la faire saisir, de la faire comprendre dans son tout; mais pour cela il ne suffit pas de proposer des arguments qui en fin de compte ne prouvent rien; pour une question qu'elle précise, la dialectique engendre de multiples méprises parce qu'elle ne touche pas aux problèmes essentiels. Le dialecticien crée lui-même la matière sur laquelle il opère, en discutant il se donne de nouveaux sujets de discussion, la dialectique devient un jeu de société, c'est la rançon de l'habileté qu'elle suppose. De la discussion ne jaillit pas la lumière, et il suffit peut-être de vouloir prouver pour ne pas arriver à convaincre, alors que le simple énoncé de ce qu'on pense sans aucune intention combattive peut attirer les sympathies et faire taire les critiques. S'il est bien vrai que la pensée ne peut se présenter que par fragments et ne s'exprimer que par oppositions, la vraie conviction sait bien par son accent se montrer tout entière dans la moindre de ses manifestations, et c'est ce qui fait que sans effort de raisonnement elle se maintient, s'accroît et se communique. Exposer une idée en ne pensant qu'à la critique possible et en se préparant à se défendre, ou à plus forte raison en ayant en vue d'attaquer un adversaire déterminé, c'est se mettre la plupart du temps en mauvaise posture et rendre plus périlleuse la situation: pendant qu'on bataille d'un côté, surgissent de toute part des adversaires plus nombreux et qu'on n'attendait pas. Au contraire l'attitude calme, l'exposé désintéressé a des chances d'offrir avec la plus grande puissance de contagion, la plus grande force de résistance.
M. P.