De l'influence pratique des conceptions vulgaires de la cause
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 5, août-septembre 1909.
Le Journal des Débats publiait dernièrement le récit suivant :
« Le poirier de Gœppingen est cet arbre fruitier qui, placé par la Providence sur le chemin du Zeppelin, arrêta sa course victorieuse, et, créé pour porter des poires, s'étonna de porter des aéronautes. On a conté qu'il avait été sur-le-champ abattu et que les spectateurs s'étaient pieusement partagé sa ramure. Ce n'est pas tout à fait exact. Le poirier historique a vécu ; telle est la rançon de la gloire ; en devenant historique il a cessé d'être poirier. Mais ce ne sont pas les témoins de l'accident qui l'ont jeté par terre ; un ébéniste de Stuttgart l'a acheté au prix de 300 marks pour le débiter en tablettes, soucoupes, baguiers et cendriers qui seront vendus comme souvenirs du raid aérien. L'affaire était à peine conclue qu'un autre industriel survint, prêt a la surenchère et offrant 400 marks. Trop tard ! L'ébéniste de Stuttgart reste adjudicataire... »
La dernière partie de cette citation nous semble mettre assez nettement en lumière un caractère paradoxal de celles de nos actions qui portent sur l'incertain, c'est-à-dire de la plupart d'entre elles, puisque l'action est, par nature, dirigée vers l'avenir, et que, par nature aussi, l'avenir est incertain. Tout se passe en effet comme si ces actions avaient pour base une évaluation plus ou moins précise de certaines données, alors que cette évaluation est souvent impossible et, en tout cas, presque toujours inconsciente.
Si, par exemple, l'acquéreur du poirier de Goppingen a refusé de le céder pour un prix dépassant de cent marks le prix d'achat, c'est, à n'en pas douter, qu'il comptait retirer de la vente de ses souvenirs un produit net supérieur à cent marks. Rien n'interdit en outre de supposer que, de nouveaux surenchérisseurs se présentant et offrant l'un par exemple 450 marks et d'autres des sommes supérieures, l'ébéniste de Stuttgart eût encore refusé la première de ces offres, mais qu'il se fût décidé à accepter par exemple 500 marks. Les choses se seraient alors exactement passées comme s'il avait trouvé au terme d'un calcul précis que son profit net atteindrait une valeur comprise entre 150 et 200 marks. Or il n'est pas nécessaire de montrer qu'un tel calcul est impossible par suite de l'ignorance où on se trouve du nombre des acheteurs futurs et des prix qu'on pourra raisonnablement leur proposer, ignorance que seule éclaire un peu l'expérience de circonstances très vaguement analogues. De même psychologiquement il est très vraisemblable que, questionné sur la quotité probable de son gain et s'il n'était pas talonné par la nécessité d'une décision, l'industriel se refuserait, non sans raison, à admettre la possibilité même d'une telle évaluation.
Avant d'ébaucher une explication très imparfaite de ce paradoxe, il convient de remarquer que, si l'exemple choisi attire l'attention par son tour anecdotique, il ne présente en réalité rien d'exceptionnel. La quasi-évaluation dont il a été parlé se retrouve sous une forme analogue aussi bien chez les administrateurs d'une compagnie de chemins de fer sollicités d'établir une ligne nouvelle ou le grand négociant à qui l'occasion se présente d'entreprendre une campagne de publicité ou de se lancer dans une nouvelle voie (pour un libraire, devenir éditeur, pour un éditeur de livres, éditeur de gravures, etc.), que chez l'épicier se demandant s'il a intérêt à « s'agrandir » ou le modeste menuisier de village qui, voyant affluer les commandes, songe à acquérir un moteur. Dans tous les cas la question est la même : une quantité inconnue, sur laquelle l'avenir seul donnera une certitude, à savoir le gain futur, atteindra-t-elle une valeur qu'on peut au moins approximativement calculer et qui est constituée dans les exemples précédents par un amortissement et une augmentation de frais généraux ? Dans d'autres circonstances cette valeur sera même immédiatement connue : le prix d'achat du pur sang offert à l'éleveur ou celui de l'objet d'art proposé à l'antiquaire revendeur.
Sans doute, la Sagesse des Nations, qui n'aime pas les situations embarrassantes et trouve à bon compte des solutions en apparence définitives, intervient ici par l'adage bien connu : « Dans le doute abstiens-toi ». Mais indépendamment des objections qu'on peut faire à sa valeur morale, ce proverbe est pratiquement inapplicable par suite de la fausse schématisation de la réalité qui lui sert de point de départ, à savoir la distinction nette entre le « faire » et le « s'abstenir ». Il est bien vrai qu'à l'instant décisif de la délibération plus ou moins consciente qui précède l'action, la question qui se pose est de celles auxquelles on répond par un oui ou un non. Mais en réalité cette réponse est déterminée par autre chose que par le choix entre deux hypothèses contradictoires : nous avons vu qu'elle l'était par la fixation d'une quantité sur une échelle de valeurs.
La solution ne saurait non plus, ainsi qu'on le dit souvent à la légère pour rendre compte des divergences entre les personnes, être considérée comme une affaire de goût. Nous verrons, il est vrai, plus loin que des éléments de psychologie individuelle jouent un rôle dans cette délibération, mais il ne saurait s'agir de l'exercice de ce qu'on appelle proprement le goût, exercice lié indissolublement à des distinctions qualitatives : un commerçant pourra, dans son « goût » d'homme privé, préférer tel quartier d'une ville dont la qualité est d'être « aéré » et «aristocratique » ou tel autre dont la qualité est d'être « mouvementé » et plein de « grouillement populaire » ; mais si la question qui se pose est la situation d'une succursale nouvelle, il ne considérera, en comparaison avec les frais, que le résultat global des ventes probables : peu lui importe la qualité de ses clients, des riches en petit nombre ou des pauvres en grand nombre.
Il faut éliminer à plus forte raison l'explication qui consisterait à attribuer au hasard ces quasi-évaluations, car ceux mêmes qui semblent le moins réfléchir avant de les énoncer refuseraient assurément de s'en rapporter pour leur choix à un coup de dés.
A tout prendre, il faut les considérer comme dues à l'expérience, au sens fort qu'a ce mot dans la langue vulgaire, plus expressive ici et plus profonde que celle des psychologues, c'est-à-dire à une qualité dans la constitution de laquelle on doit faire intervenir non pas seulement la richesse des données expérimentales, mais aussi les facultés d'organisation, d'interprétation et d'adaptation qui permettent d'extraire de ces données au moment voulu des enseignements applicables aux cas concrets où nous place la réalité. Certes nous ne nous faisons ici aucune illusion : un mot, quelque riche de signification qu'il puisse être, n'est pas une explication ; nous ne considérons ici le mot expérience que comme un aide-mémoire destiné à nous rappeler cette double conclusion pratique :
1° Ces quasi-évaluations dépendant des données expérimentales recueillies dans le passé ne mériteront pas la confiance aveugle qu'on accorde à ce qu'on considère plus ou moins consciemment comme inné (« instinctif ») ; quand nous aurons de bonnes raisons de mettre en doute l'exactitude des données, il conviendra d'affecter du même coefficient d'incertitude les évaluations qui en découlent.
2° La nécessité d'un travail plus ou moins conscient de l'esprit en vue de l'utilisation pratique des données expérimentales interdit de mesurer l'« expérience » d'un individu à la richesse matérielle qu'ont acquise chez lui ces données grâce à son âge, aux circonstances de sa
vie, etc.
La seconde de ces conclusions n'est pas particulière à la question qui nous occupe, mais la première nous amène à dire quelques mots de la valeur pratique des statistiques et des moyennes scientifiques, qui, lorsqu'elles sont établies consciencieusement et intelligemment, ne sont autre chose que des recueils de données expérimentales. Elles ne s'opposent donc pas à l'expérience telle qu'on l'entend plus haut : science et statistiques ne sont qu'un perfectionnement, parfois bien modeste, de l'expérience la plus commune. Et, qu'elle le sache ou non, l'expérience, lorsqu'elle veut être pratique, aboutit, tout comme la science et la statistique, à des résultats quantitatifs. Prenons un exemple banal : supposons qu'un physiologiste publie un travail sur la durée normale du sommeil d'après les âges. Chacun de s'écrier que de telles évaluations n'ont aucune valeur parce que « tout cela dépend des personnes ». Mais qu'un de ceux qui s'expriment ainsi soit par exemple directeur d'internat: ne le voilà-t-il pas obligé de fixer une heure pour le coucher et le lever? Il ne peut « s'abstenir », comme dit le proverbe, ni non plus décider que la durée du sommeil « dépendra » des besoins de chacun ; il lui faut se référer à une moyenne, et les conclusions du physiologiste lui enseigneront peut-être mieux que ne le font d'ordinaire les données traditionnelles à tenir compte de certaines conclusions assurées, celles par exemple qui concernent les différences d'âge. Quoi qu'il en soit, le fait est là : partout où il y a action il faut une fixation quantitative. C'est la théorie qui peut conclure par une loi qui établit une relation, c'est-à-dire une dépendance entre des données variables ; c'est précisément la pratique qui présente, par une force des choses dont il serait d'ailleurs absurde de lui faire grief, le caractère généralisateur, absolu, presque aprioriste qu'on appelle à tort « mathématique ». La formule du théoricien s'oppose au barême du praticien comme le souple au rigide.
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Cette sorte d'évaluations, — imprécises par les données sur lesquelles elles s'appuient, imprécises même dans leur aspect psychologique, mais auxquelles on doit attribuer une sorte de précision correspondant à celles des réponses dictées par elles à l'action, - apparaissent sous une forme plus complexe mais plus évidente encore là où on ne se trouve plus en présence d'une seule entreprise : achat, vente, extension d'exploitation, etc., mais bien en face de deux voies possibles conduisant à des résultats qui diffèrent tout à la fois en importance et en sécurité.
Pour prendre l'exemple le plus simple, supposons un capitaliste qui, ayant des fonds à placer, hésite entre une valeur d'Etat rapportant peu mais très sûre et une valeur industrielle qui, précisément parce que le succès en est incertain, doit offrir un taux élevé. Imaginons encore le général à quion annonce l'approche de l'ennemi sans lui dire exactement d'où il vient, qui ne peut rester en place, car « s'abstenir » ainsi serait proprement, dans la majorité des cas, se jeter dans la gueule du loup, qui doit par suite prendre un parti parmi plusieurs, les uns présentant des avantages considérables mais douteux, les autres des avantages moindres mais probables.
Pour jeter quelque lumière sur le travail mental qui s'opère dans ces circonstances il n'est pas superflu de parler d'abord brièvement de ce que les théoriciens du calcul des probabilités appellent espérance mathématique. Définie à l'occasion des problèmes soulevés par les jeux de hasard, elle est le nom donné au produit du gain probable par la probabilité qu'on a de l'obtenir et le jeu équitable est celui où les espérances mathématiques des différents joueurs sont égales, où, par exemple, le joueur A a une chance sur 2 (apparition d'une carte rouge) de gagner 5 francs, et le joueur B une sur 4 (apparition d'un carreau) d'en gagner 10.
La définition de ce double élément quantitatif, qualité et probabilité, est empruntée à la conception commune que traduit l'emploi usuel du verbe espérer. Lorsqu'une mère de famille dit : « J'espère beaucoup que mon fils sera reçu à son examen parce que ses compositions sont, paraît-il, excellentes », on doit entendre qu'elle y compte beaucoup, que le succès lui semble très probable; lorsqu'elle dit au contraire : « J'espère beaucoup que mon fils sera reçu parce que, sans cela, son avenir serait brisé », elle montre qu'elle y tient beaucoup, qu'elle attache au succès un très grand prix.
En fait, aussi bien dans ces expressions que dans nombre d'applications pratiques, les deux points de vue ne coexistent pas dans la conscience, et par conséquent n'entrent pas dans cette sorte de combinaison intime qui correspondrait à un produit arithmétique, au moins par les conditions de son sens de variation et de sa constance.
Mais en dépit de sa rareté il ne faut pas croire qu'une telle combinaison n'ait jamais d'existence psychologique. Pour comprendre sa possibilité on peut se rappeler le verdict qu'a rendu récemment le jury parisien dans une cause qui passionnait l'opinion. N'étant pas absolument convaincu de la culpabilité de l'accusé, il le condamna mais en lui accordant les circonstances atténuantes. Les faits excluant assurément l'idée que le crime, une fois prouvé, admit la moindre excuse et l'accusé étant tout particulièrement antipathique en raison de ses mœurs spéciales, on ne saurait admettre d'autre explication de ce verdict étrange que le report plus ou moins conscient du manque de certitude de la culpabilité sur la quotité même de cette culpabilité. Sans doute les jurés savaient que R... était, ou bien coupable et alors inexcusable, ou bien innocent ; mais il fallait bien se prononcer et, comme ils répugnaient à l'acquittement qu'aurait imposé l'axiome d'après lequel le doute profite à l'accusé, ils prirent un moyen terme, et, considérant, si l'on veut, qu'il y avait neuf chances sur dix qu'il fût coupable, ils le proclamèrent au neuf dixièmes coupable.
Mais, encore une fois, il est bien vrai que dans la pratique journalière un des deux éléments assez arbitrairement déterminé intervient seul. Ainsi lorsque nous montons dans un train malgré le danger de mort ce n'est pas tant parce que nous estimons après réflexion que la probabilité infime d'un accident compense sa gravité possible que parce qu'en fait le danger n'est nullement aperçu, sans doute à cause de l'accoutumance. En effet, dès qu'il se présente à l'esprit avec quelque force, comme il est aisé de le constater chez certaines personnes lors d'une invention nouvelle (ascenseurs, automobiles), on ne réfléchit nullement au plus ou moins de chances qu'il y a à ce qu'arrive l'accident mortel et on se refuse nettement à utiliser l'invention nouvelle. Il est très difficile de « raisonner » les personnes qui agissent ainsi et en particulier de réfuter l'argumentation qu'elles résument par l'énoncé absolument exact qu'« il suffit d'une fois ». Ici comme presque toujours la diversité des conclusions est due, non pas à une erreur de fait ni même à proprement parler à un faux raisonnement ou à une divergence d'opinions, mais au choix arbitraire des points de vue; en disant qu' « il suffit d'une fois » ces personnes timorées prouvent clairement que le seul élément considéré par elles est la gravité de l'accident possible et laissent entendre que quelque faible qu'en soit la probabilité il convient de ne pas en courir le risque. On peut seulement leur montrer qu'elles se mettent en contradiction avec elles-mêmes puisqu'elles ne craignent pas de se confier à d'autres organisations dont les statistiques prouvent le caractère également périlleux et auxquelles, en tout cas, s'appliquerait assurément la remarque qu'« il suffit d'une fois ». Telle personne, par exemple, aperçoit dans le cas de l'automobile la probabilité relativement faible du danger et laisse de côté sa gravité, qui, dans le cas de l'ascenseur ou celui du métropolitain, est hypnotisée par son atrocité et se refuse à tenir compte de la rareté plus grande de l'accident. Seule sans doute la notion d'espérance mathématique (ou de crainte mathématique), si on la supposait entrée dans notre contexture mentale comme y sont entrées d'autres notions non moins subtiles, pourrait persuader ces réfractaires de ce que l'opinion commune, malgré sa propre conviction, est impuissante à leur imposer. Cette notion n'est d'ailleurs ici qu'une application de ce principe de bon sens qu'il faut considérer les choses sous toutes les faces: l'une de ces faces est l'importance, l'autre la probabilité.
Ce principe nous ramène aux exemples plus sérieux à propos desquels nous avons cru devoir définir la notion d'espérance mathématique. Dans les questions financières son empire se manifeste en effet très nettement par l'obligation où se trouvent ceux qui lancent des affaires présentant un certain aléa d'offir un taux d'autant plus élevé que cet aléa est plus grand, afin de compenser par l'appât du gain les craintes des capitalistes.
Mais on ne saurait nier que dans le choix que ces derniers font d'un placement un élément de nature toute nouvelle entre en jeu. Parmi des personnes d'intelligence égale, toutes les circonstances de fait étant d'ailleurs égales, on trouve assurément chez certaines une préférence exclusive pour les valeurs « de père de famille », même lorsqu'elles rapportent fort peu, chez les autres un attrait non moins grand pour les gros intérêts, indépendamment du risque couru. Bien souvent cette distinction se retrouvera pour un observateur attentif dans toutes les branches où s'exerce l'activité des personnes considérées, si bien qu'on conçoit la possibilité au moins théorique de classer à cet égard les individus par l'importance respective, l'exposant, pourrait-on dire en langage algébrique, dont ils affectent l'un des deux facteurs, ceux qui tiennent à une forte probabilité étant les timides ou au moins les prudents, ceux qui préfèrent un gain élevé étant les audacieux.
Nous pourrions alors interpréter le proverbe « dans le doute abstiens-toi » non plus comme un précepte, mais comme un principe de classication psychologique : ceux qui s'en réclament, qui préfèrent s'abstenir de courir un risque quels que soient les avantages à récolter en cas de succès, pour lesquels aussi « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras », sont les représentants d'une tendance opposée à celle des esprits qui se rappellent plus volontiers que « qui ne risque rien n'a rien » et que « audentes fortuna jurat ».
Laquelle de ces deux tendances est la meilleure ? Il est sans doute impossible de répondre à cette question de façon absolue, mais peut-être est-il permis de regretter l'habitude d'esprit qui consiste à faire de la prudence toute la sagesse et qui a donné lieu au rétrécissement de sens si caractéristique subi en français par le mot prudentia. L'audace n'est pas seulement de mise dans des entreprises comme celles de la guerre, où il faut toujours se souvenir que, suivant l'axiome célèbre de Moltke : « Erst wogen, dann wagen », les mesures les plus avisées et la conduite la plus scientifique des combats n'excluent pas la nécessité, le moment venu, d'un saut hardi dans l'incertain : il serait également nécessaire, si nous en croyons des économistes autorisés, de rappeler le devoir d'une judicieuse audace à ceux qui, dans le commerce extérieur par exemple, écartent souvent, en présence d'un risque prochain, d'amples perspectives profitables à eux-mêmes et au pays.
L'opération mentale à laquelle correspond la notion d'espérance mathématique se retrouve dans les organisations préventives de tout ordre. C'est grâce à elle que le budget militaire d'une nation ne peut varier qu'entre deux limites : une limite inférieure au-dessous de laquelle on ne se sentirait pas assuré contre le désastre, incertain sans doute mais immense, d'une guerre malheureuse, et une limite supérieure au-dessus de laquelle les dépenses en capitaux et en main-d'œuvre, moins considérables assurément que les pertes qui résulteraient d'une défaite mais ayant sur elles l'« avantage » d'être certaines, sembleraient exagérées. C'est en vertu de considérations analogues que le simple propriétaire mesure les sacrifices qu'il fait pour clôre son bien à la fois à la valeur de celui-ci et aux risques particuliers qu'il court (situation déserte, etc.). De même encore c'est un lieu commun de la politique douanière qu'à une élévation des droits d'entrée correspond, si l'on n'y met le holà par une pénalité rigoureuse, une multiplication des fraudes, les contrebandiers s'exposant à des risques plus grands dès que le gain est plus grand.
Partout les choses se passent comme si le motif de l'action suivait les mêmes lois de variation et de constance qu'un produit algébrique de deux facteurs.
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Il convient comme conclusion à ces remarques de noter que pour jouer leur rôle les évaluations dont il a été question n'ont nullement besoin d'être conscientes. Il en est d'elles comme de la mémoire musculaire : assurément aucun de ces habitués d'un café berlinois qu'un observateur vit trébucher les uns après les autres parce que le seuil avait été surélevé de quelques centimètres n'eût été capable d'estimer à beaucoup près la hauteur dont il soulevait le pied en entrant à son café ; et cependant il fallait bien que quelque chose en eux fit cette estimation puisque quand les faits venaient à la contredire l'accident qui se produisait révélait combien jusqu'alors l'adaptation avait été exacte. Il en serait de même des commerçants et des industriels, des financiers et des tacticiens, des pères de famille et des artisans que nous avons observés, si leurs évaluations étaient inexactes : la réalité saurait le leur faire sentir. Sous leur forme propre ces évaluations n'ont pas la précision théorique d'une mesure numérique ; elles ont la précision pratique du gabarit par où passe ou ne passe pas, selon que l'ajustage en est ou non rigoureux, la pièce à vérifier. Il faut donc retenir que, si elles ne sont pas consciemment quantitatives, elles ne sont du moins pas hétérogènes à la quantité : elles sont susceptibles d'être précisées à l'aide de mesures et de procédés analogues.
Un autre caractère des évaluations pratiques est leur nécessité de fait. Le théoricien, l'économiste par exemple, qui calcule le rendement probable d'une entreprise, est libre lorsqu'il donne sa solution d'indiquer le degré d'approximation qu'il lui attribue. A celui qui en fait se lance dans cette entreprise les limites de l'approximation sont imposées du dehors par la nature des choses. De même, lorsque le théoricien le juge opportun, il peut présenter en même temps plusieurs hypothèses, ce peut même être pour lui un devoir de probité scientifique si, étant par exemple historien, il manque de documents de « s'abstenir » et d'enregistrer son ignorance.
Celui qui agit, au contraire, par le fait seul qu'il agit, se place dans une hypothèse: il lui faut donc, explicitement ou non, en choisir une ; s'il est avisé ce sera la plus probable ou la plus avantageuse ou mieux celle qui, combinant dans les meilleures proportions les deux qualités, réalise un optimum dont la notion correspond exactement au maximum d'espérance mathématique.
MARCEL LE TELLIER.