aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

De l'influence pratique des conceptions vulgaires de la cause

Aucune interrogation n'est sans doute plus embarrassante que la demande d'une définition. S'il s'agit d'un fait, nous nous tirons en général d'affaire par un exemple, à la manière des écoliers auxquels on reproche (sans être bien souvent plus habile qu'eux) la réponse connue : « telle chose, c'est quand... » S'il s'agit d'un objet, nous recourons, toutes les fois qu'il se peut, à l'imitation de l'acte qui l'utilise et lui donne sa raison d'être : on connaît l'exemple classique et toujours amusant de la crécelle (1), type parfait de ces gestes dont M. Bergson dit que ce sont « des ébauches d'idées générales ».
Dans le cas d'une notion abstraite la solution est plus délicate, mais là encore il faudra la chercher, non pas sans doute dans un exemple quelconque, mais dans quelques exemples typiques de l'emploi et de l'utilisation de cette notion. Plus que toute autre la notion de cause, rouage indispensable de toute pensée reelle, se prête à une enquête de cette nature.

On est tenté de croire que l'ouvrier mécanicien, appelé à reconnaître et à réparer quelque dérangement dans un appareil, l'infirmière ayant, en l'absence du médecin, à interpréter quelque symptôme, l'agent de police en devoir de déterminer la responsabilité d'un trouble ou d'un accident tirent leurs conclusions (soit exprimées, soit traduites par l'action avant d'être enregistrées par la conscience) du simple rapprochement avec les circonstances du fait présent des données de l'expérience passée... Sans doute, mais il faut avoir soin de se rappeler qu'un précédent identique du cas en question n'existera presque jamais, qu'il faudra par suite raisonner par analogie, c'est-à-dire juger telle différence comme négligeable, telle autre comme importante. Il en résulte la nécessité d'un choix, d'un dosage auquel président certaines préférences de l'esprit, certaines conceptions de ce que doit être l'enchainement des événements, qui amènent à nier cet enchaînement là où les circonstances attendues ne se présentent pas, à l'affirmer là où elles apparaissent.
Ce n'est point ici le lieu, toute question métaphysique étant rigoureusement exclue lorsqu'elle n'est pas nécessaire à la solution d'un problème actuel et pratique de logique, de rechercher si de telles conceptions, celles de la cause par exemple, sont innées, ou bien issues de l'expérience interne ou externe. Il n'est pas douteux en tout cas qu'à un adulte appelé à s'occuper d'un fait particulier elles se présentent plus ou moins explicitement comme douées d'une priorité chronologique et d'une préséance logique par rapport à l'expérience présente.
Le caractère le plus singulier de ces conceptions est assurément celui qu'un philosophe contemporain (2) exprimait en disant que « le sens commun est plus métaphysicien que les métaphysiciens ».
Il ne faut certes pas entendre par là qu'un ouvrier ou un paysan a son siège fait sur la préférence à donner aux théories de la causalité chez saint Thomas d'Aquin, Hume ou Fichte, ni même qu'il soit possible de lui faire entrevoir de loin la portée des divergences entre ces penseurs. Ce qui est vrai et ce que confirme l'expérience journalière, c'est qu'en présence de tel fait particulier, les esprits non cultivés sont beaucoup plus portés que les autres à rejeter une conclusion, par ailleurs vraisemblable ou même prouvée, afin d'obéir à des règles fixes : telle circonstance, l'usage d'un aliment déterminé, par exemple, ne saurait être la cause de tel fait, d'une maladie, parce qu'on connaît des cas où elle n'en a pas été suivie ; tel événement ne peut avoir telle cause parce qu'il y a disproportion flagrante entre les deux, etc., etc. Si donc on admet qu'il est légitime d'appeler métaphysique un état d'esprit qui porte à tenir compte de principes a priori plus que de la complexité de l'expérience, c'est à coup sûr le cas pour un tel état d'esprit. Il importe maintenant de prouver par quelques exemples que les esprits ignorants du mouvement scientifique et philosophique, ou ceux qui, tout en en possédant une connaissance parfois approfondie, n'ont pas su en tirerl'enseignement qu'il comporte, présentent en général ce singulier apriorisme (3).

Les trois éléments qui nous ont semblé les plus frappants dans la constitution de la notion vulgaire de la cause sont ceux que nous désignerons, faute de meilleurs termes et dans le seul but de mettre de l'ordre dans cette analyse, sous les noms d'indivisibilité, de transitivité et de proportionnalité. Ils peuvent s'énoncer ainsi sous forme d'axiomes :

  1. Un fait déterminé a une cause unique, bien déterminée, indivisible.
  2. La nature des propriétés et des qualités de la cause n'est pas altérée au cours de l'acte causal et se retrouve dans l'effet sans modifications.
  3. Il y a proportionnalité entre la cause et l'effet. C'est à dessein que nous donnons une formule un peu vague du dernier axiome, qui deviendrait facilement contradictoire avec le second, si l'on oubliait que l'élément quantitatif, support de la proportionnalité, est de nature toute relative : c'est l'importance pratique pour l'observateur de l'acte causal considéré et l'axiome de proportionnalité n'est peut-être que l'application à cette importance de l'axiome de transitivité : peu nous importent d'ailleurs ces jeux d'esprit tout théoriques.

*
*     *

1) INDIVISIBILITÉ. — Supposons qu'un médecin appelé pour une indisposition l'attribue à l'usage d'un aliment déterminé et que le malade qui, pour une raison quelconque, tient à le détromper, lui réponde triomphalement qu'il ne peut en être ainsi parce qu'il a souvent usé de cet aliment sans inconvénient. Le médecin, quelque certain qu'il soit de son fait, sera souvent fort en peine d'expliquer à son malade que sans doute l'aliment en question n'est nuisible pour lui que dans certaines conditions (dispositions internes, mélange avec le reste de la nourriture, etc.), mais que, ces conditions étant difficiles ou impossibles à déterminer, il lui est indiqué de s'en abstenir complètement.
Pourquoi le médecin rencontre-t-il une résistance pareille dans l'esprit de son malade? Peut-être tout d'abord pour des motifs qui n'ont rien d'intellectuel, mais ces motifs eux-mêmes, dans une intelligence normale, céderaient assurément à l'évidence ; si donc ils ne cédent pas ici, c'est qu'au contraire il se croient appuyés par une évidence rationnelle. - Cherchons d'où vient le malentendu. Le médecin, en attribuant l'indisposition à l'usage de l'aliment sait fort bien qu'au sens scientifique du mot il faut entendre par cause l'ensemble de toutes les conditions nécessaires et suffisantes de la maladie. Mais il s'en inquiète fort peu et avec raison : ce qu'il veut retenir, sous quelque nom que ce soit, c'est celle de ces conditions sur laquelle l'action a prise (4), à savoir l'aliment dont on peut user ou s'abstenir à son gré. Peu importe encore une fois le nom qu'il lui donne : raison, occasion, cause, etc. ; un logicien l'appelera sans doute le substitut pratique de la cause. - Pour l'esprit du malade, la cause ne peut être l'ensemble complexe des conditions comme elle l'est pour le médecin, esprit scientifique et pratique, puisqu'il faut que ce soit un fait unique et bien déterminé. Est-ce donc l'aliment accusé par le médecin ? Non pas car si, pour ce dernier, le substitut pratique de la cause n'est pas tenu de présenter le caractère d'infaillibilité que tous, logiciens, savants et peuple, attribuent à l'action causale, pour le malade au contraire, qui se demande s'il doit y voir la cause, la vraie cause efficiente, au sens scolastique du mot, il suffit d'un seul exemple où l'effet ait manqué pour enlever à la cause présumée non pas seulement la dignité de cause efficiente, ce qui nous laisse fort indifférents, mais, par le fait même, toute parcelle de l'action causale, puisque l'esprit populaire considère cette dernière comme indivisible : c'est tout ou rien.
Il convient, pour tirer de cet exemple un enseignement profitable, de le traduire en termes abstraits (5), de la façon suivante : le « principe » de l'indivisibilité de la cause enjoint ou permet (selon la valeur que lui accorde l'esprit) de nier la fonction causale d'une condition (usage de l'aliment), qui, tout en pouvant être la plus à la portée de l'action pratique, n'est pas une condition suffisante et exige la présence de quelque autre circonstance (dispositions internes, etc.) pour détermi- ner l'effet considéré (maladie).
Ce principe trouve également son application lorsqu'un malentendu analogue se produit entre l'acheteur d'un appareil et le constructeur, à qui il reproche des irrégularités dans la marche de l'appareil. Le constructeur croit se justifier péremptoirement en montrant que l'appareil marche si une circonstance déterminée est réalisée : rien de mieux si cette circonstance est normalement (6) ou facilement réalisée, mais il saute aux yeux que c'est là une piètre échappatoire si l'appareil ne peut marcher que dans une hypothèse difficilement compatible avec les circonstances normales de son usage. Il est très vrai que cette échappatoire est dictée par l'intérêt personnel ; mais elle ne revêt quelque vraisemblance que grâce au « principe » de l'indivisibilité de la cause, le corollaire énoncé ci-dessus permettant de nier la fonction causale et par conséquent de dégager la responsabilité du vice de construction parce qu'il n'est pas condition suffisante du non fonctionnement de l'appareil. Il est vrai qu'on pourrait de même mettre hors de cause l'absence de la circonstance exigée par le constructeur ; mais la chose est psychologiquement peu probable : ou bien en effet on se laisse prendre par l'argument invoqué et on ne songe pas à le retourner, ou bien on en voit l'absurdité et on répugne à l'employer soi-même. Un cas très fréquent où se présente la même difficulté est celui d'un accident sur la voie publique, une rencontre de deux véhicules ou le renversement d'un piéton par un véhicule. On remarquera qu'alors les personnes rassemblées peuvent bien dans leur ensemble être divisées sur l'attribution de la responsabilité à l'une ou à l'autre des parties, mais qu'il arrivera très rarement qu'une troisième opinion se fasse entendre, celle d'après laquelle les responsabilités devraient être partagées entre les deux (7). Les tribunaux au contraire admettent souvent cette thèse du partage, au moins depuis quelques années, soit pour des accidents, soit dans des litiges commerciaux ou autres. Mais il est facile de constater, non seulement dans des cas concrets où les sympathies et les antipathies personnelles peuvent s'exercer, mais même au cours de conversations d'ordre théorique, que des esprits très avisés ont encore de la peine à opérer la dissociation entre l'idée de responsabilité, traduction morale ou sociale de celle de cause, et celle d'indivisibilité.
Le sophisme contenu dans cette prétendue indissolubilité n'est cependant pas plus plausible que l'excuse de l'enfant, qui, dès qu'il peut dire : c'est un tel qui a commencé, et quels qu'aient été ses torts à lui dans la suite, croit n'avoir rien à se reprocher, parce que, l'action initiale une fois posée, il considère la liste de responsabilité comme close sur un seul nom et incapable d'être rouverte.
Une autre erreur imputable au même principe est celle de l'éducateur qui conclut à la mauvaise volonté d'un enfant, lorsque celui-ci se déclare incapable d'exécuter un exercice difficile ou pénible, en objectant à cet enfant qu'il l'a fait dans un autre cas. Sans doute le mécontentement peut être souvent fondé, mais la conclusion invoquée ne saurait être décisive pour quiconque connaît l'extrême complexité d'un organisme humain.
Concluons brièvement ces trop longues remarques sur la croyance commune à l'indivisibilité de la cause par une remarque pratique: à savoir, que la netteté et la simplicité d'une solution ne doivent pas nous faire illusion sur sa valeur essentielle ; sans doute, en elles-mêmes, ces qualités sont appréciables, mais elles risquent de nous induire en erreur, non pas seulement à un point de vue théorique, mais au double point de vue pratique de l'action intelligente ou de la justice équitable.

II. TRANSITIVITÉ. - Cette notion, moins abstraite que la précédente, est familière à tous. La tournure d'esprit qui se résume par elle se manifeste dans le langage par une des formes les plus fréquentes de la métonymie : c'est ainsi qu'on appelle lune rousse celle sous l'influence supposée de laquelle les végétaux roussissent, concluant ainsi de la nature de l'effet à celle de la cause. Les rites magiques, l'absorption du sang des animaux dont on souhaitait posséder les qualités sont un symbole frappant de cette tendance. Cette conception était même si fermement ancrée dans l'esprit avant le développement scientifique moderne, que, là où il n'y avait pas place pour une transmission proprement dite des propriétés, il fallait du moins dans la cause un rappel des propriétés de l'effet : c'est la fameuse théorie médiévale de la signature, grâce à laquelle quelque rébus naturel déchiffré sur une plante révélait l'utilisation médicinale de cette plante.
La science moderne, dont l'esprit patient est si contraire à ces sortes de divinations et dont l'influence s'étend plus ou moins directement sur ceux mêmes qui en ignorent les éléments, présente des exemples bien faits pour discréditer ces théories commodes mais dangereuses de la causalité. On sait par exemple que, sauf des cas très particuliers, il est impossible de déduire des qualités des composants chimiques celles du composé, et que les propriétés d'un alliage sont bien loin d'être intermédiaires entre celles des métaux qui en font partie. Il en est à plus forte raison de même dans les sciences biologiques ; mais il faut croire que les vieilles habitudes intellectuelles de l'humanité ne se dépouillent pas aisément devant même les conclusions les plus certaines de l'expérience, ou comment expliquer que tant de personnes persistent à croire le bouillon plus nourrissant que le bouilli parce que ce dernier, étant sec, doit dessécher ou refusent d'admettre les qualités nutritives de certains légumes parce que, disent-elles, c'est de l'eau ? Sans doute ces préjugés s'expliquent soit par des traditions, soit par des apparences ; mais il reste à se rendre compte pourquoi telles traditions plutôt que telles autres se sont établies et surtout perpétuées, et pourquoi les apparences ont été interprétées dans tel sens plutôt que dans tel autre.
A vrai dire les exemples précédents n'ont plus guère qu'un intérêt de curiosité, parce que les propriétés dont il y est question sont trop visiblement définies de façon artificielle pour qu'avant même d'examiner ce qui est dit sur elles, un esprit avisé ne s'aperçoive pas qu'il est impossible de les faire figurer, à quelque titre que ce soit, dans un énoncé plausible. Tout au plus peuvent-ils servir à mettre en garde contre ces moments d'irréflexion, auxquels n'échappent pas les intelligences les plus hautes, et ou l'esprit suit naturellement la ligne de moindre résistance qu'ont tracée de longues habitudes héréditaires ou personnelles.
C'est là l'erreur pratique de ceux qui oublient que pouratteindre un but il faut souvent employer des moyens dont la nature semble contradictoire avec la sienne. Les exemples foisonnent : l'un des plus caractéristiques est dans l'illusion que tenà à combattre l'adage : si vis pacem, para bellum, celle des esprits qui de la thèse pacifiste tirent des conclusions pratiques qui iraient à l'encontre de sa réalisation.
Il en est de même dans bien des questions d'ordre moral où la complexité des notions qui interviennent et parfois quelques préjugés de sympathie ou d'antipathie permettent plus facilement au bon sens de dévier (8).
Voici par exemple un homme qui commet un délit ou un crime en état d'ébriété : doit-on considérer sa responsabilité comme atténuée  ? Beaucoup d'esprits excellents repoussent avec énergie la solution affirmative parce que, disent-ils, c'est librement qu'il s'est mis dans l'état d'ivresse. Il est vrai ; si même, comme c'est le cas pour certains criminels, il l'a fait précisément pour étouffer des scrupules gênants, — ou encore si, comme le pense le code militaire français, le refus de circonstances atténuantes semble nécessaire à la discipline, il est parfaitement légitime de donner la solution négative.
Mais un instant de réflexion suffit à montrer que, dans chacune des deux hypothèses, c'est pour une raison tout autre que celle qu'on avait mise en avant. Si donc ces deux hypothèses ne sont pas réalisées, on ne pourra se contenter de cette sorte de transmission de la pleine responsabilité des actes qui ont amené l'ivresse à ceux qui ont été amenés par elle. Certes on pourra, après réflexion, conclure dans le même sens, mais il ne faudra pas oublier qu'une sorte de hasard logique confère seul l'apparence irréfutable que revêt ce genre de raisonnement ; ceux qui s'en contentent reconnaissent, s'ils examinent la chose en pleine sincérité, que c'est pour des raisons de derrière la tête qu'ils concluent comme ils le font. Ce raisonnement logique, plus aisément transmissible, n'a donc qu'une sorte de valeur fiduciaire, tout comme le billet de banque, plus aisément maniable que l'or, remplace celui-ci sans avoir sa valeur réelle.
Le fait qu'il s'agissait dans le dernier exemple de clients peu intéressants ne doit donc pas empêcher de réfléchir à une erreur possible qui permet parfois à l'arbitraire de s'exercer, sans qu'on puisse voir immédiatement le défaut de la cuirasse.
Une preuve du caractère tenace de la tendance indiquée ici est encore fournie par les cas où elle fait non plus redescendre mais remonter l'imputabilité le long du flux causal et où par exemple, ayant dans une intention fort innocente empêché le départ d'un invité par un premier train, nous nous considérons comme responsables de l'accident qui lui arrive dans un autre train.
C'est encore, si l'on veut, le cri de l'écolier appelant sal... son camarade qui renverse un encrier rempli d'encre, alors que le camarade ne serait que maladroit si, dans des conditions identiques, il avait renversé un encrier vide.
On peut conclure de cette seconde partie de notre analyse que la formule d'après laquelle nous sommes responsables des conséquences de nos actes conduit à l'injustice et à l'arbitraire si on n'examine pas dans chaque cas particulier les corrections qu'il convient d'y apporter. Il serait difficile d'énoncer a priori ces corrections sous forme d'un amendement ; cet amendement devrait sans doute consister dans l'adjonction au mot conséquences d'épithètes telles que normales (9), prévisibles...

*
*     *

PROPORTIONNALITÉ. — Les journaux racontaient dernièrement que, dans une grande ville du Sud-Est, une garde-malade désireuse de prendre quelque récréation avait doublé la dose du remède prescrit à son malade, ne doutant pas qu'ainsi l'effet serait deux fois plus rapide. L'effet produit fut la mort. Cette garde n'avait très certainement jamais lu les textes scolastiques où il est question de la proportionnalité de l'effet à la cause. Elle ne croyait que plus fermement à ce « principe », car, si elle avait vu cette proposition énoncée et démontrée, elle en aurait pris conscience et aurait peut-être conçu la possibilité d'éprouver la valeur de cette démonstration, épreuve que n'a pas à redouter un rouage de l'esprit humain qui fonctionne sans que nous le contrôlions davantage que les mouvements de notre diaphragme.
Il convient de reconnaître qu'il est rare que la croyance à la proportionnalité de la cause et de l'effet se manifeste par un exemple aussi net... et aussi désastreux que celui-là. Cette croyance se heurte en effet à deux résultats définitifs de la pensée moderne :
1° La cause et l'effet, à supposer même que, selon la croyance populaire (voir le paragraphe 1), on puisse les isoler sous forme de deux êtres individuels ou de deux faits bien déterminés, ne sont pas susceptibles d'une évaluation globale. Ce qu'on mesure, ce ne sont pas des êtres ou des faits, ce sont des longueurs, des durées, des masses, etc. Or, parmi ces éléments quantitatifs, il n'y en a pas de chaque côté un privilégié qui représenterait à lui seul la cote de l'individu ou du fait.
2° A supposer même que cet élément privilégié existât, un simple coup d'œil dans un traité de physique montrerait que les lois scientifiques s'expriment non pas par des proportionnalités simples et directes, mais par les fonctions les plus variées: carrés et autres puissances, fonctions algébriques, circulaires, logarithmiques, etc. Si doncles éléments scientifiques, qui sont, somme toute, des simplifications (parfois exagérées aux yeux du sens commun) de la réalité, présentent entre eux des relations aussi compliquées, comment espérer que les éléments de la réalité se correspondront par une loi fort simple et toujours la même, celle de la proportionnalité ?
Bien que voisin de ces questions, le célèbre problème posé par la phrase de Pascal : « Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé » ne rentrerait pas dans le cadre de cette étude si le sens commun n'en avait donné par le symbole bien connu de la « goutte d'eau » un essai de solution. On peut supposer en effet que l'événement considéré est préparé par des forces proportionnées à son importance qui ont besoin pour se déclancher d'une toute petite force additionnelle : c'est le cas de l'équilibre instable que la moindre « chiquenaude » suffit à rompre. Quelque attribution qu'on fasse d'ailleurs des mots abstraits tels que cause, occasion, etc., de quelque nom qu'on appelle la goutte d'eau ou la chiquenaude, la seule conclusion pratique à retenir est qu'on ne doit pas conclure du manque de proportionnalité au peu d'importance de ces modes nécessaires de déclanchement.
Là où il ne s'agit plus de ce qui est, mais de ce qui doit être, sur le terrain de la justice, est-il possible d'établir la proportionnalité, ou, plus exactement, car cette possibilité est encore une question de fait, cela est-il souhaitable? Oui, sans doute, le bon sens le dit, mais à condition de faire de soigneuses réserves.
La jurisprudence parisienne a fort bien compris la nécessité de ces réserves et nous fournit un exemple qui pourra déconcerter quelques-uns, mais qui apparait à qui réfléchit comme profondément juste. On connaît les glaces immenses qui forment la devanture de certains magasins dans les plus beaux quartiers de la capitale : elles partent du sol et sont beaucoup plus larges que celles des autres boutiques. Lorqu'une de ces glaces est involontairement brisée, l'auteur de l'accident est condamné à ne payer que le prix d'une vitrine ordinaire. Et c'est évidemment justice puisque le propriétaire du magasin, qui, en vue d'une luxueuse publicité, choisit une disposition à la fois plus exposée aux accidents et plus coûteuse à remettre en état doit supporter la charge du risque qu'il court à son escient et celle de l'excédent de dépense également prévisible.
On peut voir, à examiner la question de près, que nous avons ici à réagir non seulement contre notre besoin de proportionnalité, mais aussi contre notre croyance à l'indivisibilité de la cause (10). En réalité le fait dont il faut chercher la « cause complète » est ab où :

a = bris de glace ; b = bris d'une glace plus grande que la moyenne (1) ;

et la « cause complète » est a'b'c' où :

a' = fait que la glace est plus exposée que la moyenne (1); b' = fait de l'auteur du bris; c' = fait que la glace est plus grande que la moyenne(1).

Dans cette « cause complète », deux des éléments a et c' étant le fait du marchand, il est juste qu'il supporte sa part des dommages. Des cas en apparence analogues se produisent souvent, soit entre plusieurs particuliers, soit entre particuliers et compagnies d'assurances. Ils sont fort complexes. Signalons seulement, au point de vue de l'équité, celui, assez fréquent, où une personne légalement responsable de la naissance d'un incendie se trouve chargée d'une responsabilité visiblement exagérée du seul fait que l'incendie a gagné une demeure voisine où se trouvent des objets exceptionnellement précieux. Il n'appartient pas à un profane de décider si la solution juridique de la difficulté soulevée ainsi serait facile ou malaisée ; mais il ne semble pas inutile de mettre en garde le juriste qui en entreprendrait l'étude contre les trois tendances que nous avons discernées dans la conception populaire de la cause : la plus dangereuse serait ici la croyance à la transitivité, tandis que, par un singulier retournement, le besoin de proportionnalité qui, interprété matériellement, nous conduirait à la solution signalée plus haut comme injuste est sans doute celui qui, interprété de façon plus délicate, nous montre une disproportion flagrante entre la faute et ses conséquences matérielles.

*
*     *

On voit qu'à mesure que nous avançons dans cette analyse les trois éléments : indivisibilité, transitivité, proportionnalité s'enchevêtrent les uns avec les autres de façon parfois inextricable. C'est qu'en effet ils ne sont que trois points de vue sur ce qu'on peut appeler la conception anthropomorphique de la cause. Il y a très probablement là un cas d'animisme métaphysique analogue à l'animisme religieux. La cause est pour le vulgaire le fait d'une intelligence idéale, donc économe et douée d'un certain sens esthétique, qui en vue d'un but pose un moyen approprié, donc unique, analogue au but (peut-être par une sorte de mnémotechnie) et proportionné au but. Cette conception s'est d'ailleurs visiblement enrichie... et compliquée d'apports spécifiquement moraux par suite de son voisinage avec la notion de responsabilité et aussi d'apports scientifiques. La conception complexe qui en est résultée renferme souvent des éléments nettement contradictoires.
C'est ce qui explique pourquoi l'apriorisme dont nous avons reconnu quelques traits dans l'esprit populaire n'est nullement une garantie d'impartialité, comme l'existence antérieure et supérieure de la Loi en est une contre l'arbitraire du magistrat. Sans doute il est exact de dire que les principes qui règlent alors les enchaînements de l'esprit présentent de la netteté et de la fermeté ; mais cette netteté consiste en ce que, le principe et son point de vue d'application une fois choisis, aucun amendement ne les vient troubler, cette fermeté consiste en ce que les conclusions qu'on en tire revêtent pour l'esprit une apparence inattaquable. La cohérence ainsi obtenue n'est pas la vraie, celle qu'une énergique expression anglaise appelle consistency et celle que souhaite le bon sens supérieur auquel nous nous efforçons. Cette cohérence parfaite, qui ne présente pas de fissures logiques par où l'intérêt puisse introduire sa dialectique frelatée, ne consiste pas, après avoir choisi plus ou moins arbitrairement un principe parmi plusieurs et un mode d'application de ce principe parmi un grand nombre, à rester fidèle avec une belle intransigeance à ce principe et à ce mode. Elle consiste :

  1. A s'efforcer de faire appel à tous les principes qui doivent légitimement entrer en considération ;
  2. A déterminer pour chacun d'eux le ou les modes d'application qu'il convient d'adopter;
  3. A s'enquérir des règles qui doivent préciser le dosage et le compromis des divers principes là où la complexité des choses demande dans le travail de l'esprit une équivalente complexité.

Aussi toute théorie pratique de la cause devrait-elle se ramifier à l'infini. Ce n'est point ici le lieu d'en donner une. Au surplus le sens pratique dans le cas de l'action, le sentiment du droit dans celui des attributions de responsabilités ont des ressources suffisantes pour se déterminer dans chaque cas particulier. Ils savent recourir inconsciemment soit à ce que nous avons appelé, à propos de l'exemple du médecin et de son malade, le substitut pratique de la cause, soit à ce qu'un logicien juriste pourrait définir, en tenant compte sans doute du rôle de la coutume dont nous avons signalé l'importance dans la note de la page 121, comme le substitut juridique de la cause. Cette étude avait seulement pour but de les défendre l'un et l'autre, sens pratique et sentiment du droit, contre l'apparence irréfutable que revêtent certains arguments par suite de leur conformité avec quelques tendances naturelles de notre esprit. Ces arguments peuvent être présentés :

1° Par un interlocuteur intéressé consciemment ou non à fausser notre jugement;
2° Par nous-mêmes dans des moments de faiblesse morale où nous cherchons à nous décevoir nous-mêmes;
3° Tout simplement et plus fréquemment qu'on ne croit, par une sorte de mirage logique. Ils sont fort malaisés à réfuter catégoriquement même pour ceux qui en voient le mieux l'inanité; mais nous croyons qu'une fois mis en garde contre eux on risquera moins de s'y laisser prendre.

APPENDICE. - Cette étude n'a pas seulement un intérêt pratique : nous voudrions montrer qu'elle est susceptible d'au moins une conclusion théorique. On a vu que bien souvent l'esprit abandonné à lui-même niait l'existence d'une action causale parce qu'il se faisait de la cause une notion en quelque sorte trop belle, trop riche à laquelle ne répondait pas la réalité. C'est ainsi que raisonnent de nombreux critiques qui nient la possibilité de certaines sciences nouvelles, des sciences de l'esprit en particulier, parce qu'ils ne rencontrent pas dans les enchaînements que présentent ces sciences le bel agencement qu'ils attendent. C'est leur droit d'être déçus : mais, avant de refuser à ces disciplines le caractère scientifique, ils devraient interroger les représentants des sciences indubitablement constituées, des sciences physiques par exemple. Ils verraient alors que la différence se réduit à une question de degré. Ces sciences ne présentent pas en effet non plus des enchaînements parfaits à tous égards ; elles établissent seulement entre certains éléments d'un phénomène et de ses conditions des relations qui donnent prise à l'action. Or l'expérience prouve que de telles relations peuvent être établies dans tous les domaines du réel, puisqu'on constate dans chaque branche de l'activité humaine des esprits plus ou moins avisés, c'est-à-dire utilisant plus ou moins habilement de telles relations.

RENÉ MARTIN-GUELLIOT.


    1 - Il s'agit d'une distraction très simple, fort goûtée dans certaines provinces, qui consiste à demander à quelqu'un ce que cest qu'une crécelle. La réponse est invariablement remplacée par un mouvement de moulinet qui est censé représenter l'usage de cet instrument.
    2 - M. Victor Egger dans son cours de la Sorbonne.
    3 - Nous choisirons ces exemples parmi les faits les plus banals de la vie quotidienne. Ils auront ainsi l'avantage d'être plus aisément intelligibles que des exemples scientifiques et mieux à l'abri de l'influence des opinions personnelles que s'ils étaient empruntés à des questions morales ou sociales plus sérieuses. Nous nous exposerons en revanche à laisser croire que notre analyse ne peut s'appliquer qu'à des faits de peu d'importance; mais ce danger est à craindre de la part de ceux-là seulement qui, faute de réflexion, n'apercevraient pas que, dans les études de ce genre, la généralité des conclusions dépend non pas de celle des exemples ayant servi à les dégager, mais bien de la rigueur qui a présidé à l'analyse de ces exemples.
    4 - Dans d'autres cas ce sera l'action thérapeutique ; nous supposons ici pour simplifier que, l'indisposition étant bénigne, il songe seulement à une action préventive.
    5 - Cette remarque semblera paradoxale aux esprits habitués à voir opposer dans les ouvrages de vulgarisation les termes d'abstrait et de pratique. Une courte réflexion leur montrera qu'au contraire le seul moyen de tirer des faits particuliers fournis par l'expérience quelques règles applicables dans la suite est d'extraire de ces faits ce qu'ils ont de général, ce qui pourra trouver place ailleurs : or cette sorte d'extraction est très précisément ce que les logiciens appellent l'abstraction.
    6 - Voir à propos du mot normal la note (1), page 121.
    7 - On peut aisément schématiser le cas de responsabilités partagées également en supposant la rencontre de deux motocyclettes arrivant avec une vitesse égale par deux routes d'importance égale qui se coupent perpendiculairement, les motocyclistes ayant employé de laçon identique des modes d'avertissement identiques, le vent étant nul, etc, etc. Sans doute ces conditions idéales ne serontjamais réunies en fait, mais on voit facilement que des cas pratiquement identiques à celui-là ne sont pas impossibles et que des cas plus ou moins voisins se produiront fréquemment où les responsabilités devront être partagées, non pas à égalité, mais d'après une proportion fixée par l'équité du juge eu égard aux circonstances de fait.
    8 - Il n'est peut-être pas inutile d'indiquer ici que, lorsque nous parlons de déviation, d'erreur, d'illusion du bon sens, ce n'est pas en nous plaçant à un point de vue scientifique ou philosophique qui lui serait considéré comme sapérieur. Nous nous contentons de faire appel du bon sens mal renseigné ou étourdi au bon sens mieux informé et plus réfléchi.
    9 - Voir à propos du mot normal la note (1), p. 121.
    10 - Il convient à propos de ce mot moyenne comme à propos du mot normal signalé aux notes des pages 112 et 118 d'attirer l'attention sur l'importance de la coutume dans les questions de responsabilité. Dernièrement un piéton ayant été renversé à Paris par une automobile, et l'enquête ayant prouvé que l'accident était dû au fait que le piéton avait traversé la chaussée en courant alors que le chauffeur escomptait qu'il marcherait à un pas ordinaire, le tribunal refusa toute indemnité au piéton parce qu'à Paris il n'est pas d'usage de traverser en courant et laissa entendre quen province, les circonstances de fait restant identiques, son jugement eût été inverse. On voit par là qu'outre la question de droit et la question de fait (telle du moins qu'on la conçoit généralement) il doit nécessairement intervenir une question de coutume qui seule permet l'application du point de vue de droit au point de vue de fait. Les juristes qui voudraient étudier à fond l'intervention nécessaire de l'idée de coutume dans le droit écrit et en particulier dans le droit pénal trouveraient de précieux renseignements dans le livre de M. Max Ernst Mayer : Rechtsnormen und Kulturnormen (Breslau, 1903).