aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

De l'étude des légendes populaires

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 4, juillet 1909.

Les légendes populaires constituent encore aujourd'hui dans bien des régions le seul élément de vie intellectuelle qui ne soit pas dirigé par des préoccupationa matérielles immédiates. Il est donc naturel d'y chercher des renseignements sur la psychologie de l'intelligence, tout comme on en cherche sur l'histoire de la civilisation ou celle des idées proprement morales.
Nous voudrions indiquer très brièvement quelle pourrait être la nature de ces renseignements en prenant texte d'un intéressant petit livre Die deutsche Volkssage (Leipzig, B. G. Teubner, 1909), où M. Otto Böckel a rassemblé et soigneusement classé un grand nombre de thèmes recueillis dans toutes les régions de cette terre bénie de la légende populaire qu'est la vieille Allemagne.
Pour circonscrire son étude M. Böckel estime avec raison qu'il est nécessaire de préciser la notion de « peuple » (Volk) au sens du folklore (Volkskunde). On ne doit pas se placer à un point de vue social ou politique, mais bien tenir compte de la langue et des formes de la pensée : le peuple est caractérisé par la forme associative de la pensée en tant qu'elle s'oppose à la forme réfléchie. « Si nous plaçons l'association psychique au centre du folklore, dit le Professeur E. Mogk, dont M. Böckel aime à se réclamer, bien des choses s'éclaireront, qu'on avait auparavant admises comme faits sans pouvoir les expliquer. Il en résulte d'abord qu'aujourd'hui la classe paysanne, ou plus exactement les classes qui ont leur occupation en pleine campagne offrent le plus de matériaux aux recherches du folkloriste. Car chez elles la forme associative de la pensée domine par suite de leur éducation et de leur occupation dans la nature... L'accroissement de l'instruction, c'est-à-dire de l'apprentissage logique de l'intelligence, fait de plus en plus réculer l'association psychique. »
Tout cela est fort exact en son fond, mais il convient de signaler une objection possible à l'épithète « logique » appliquée par M. Mogk à la forme de pensée opposée à la forme associative populaire. Ce qui nous a le plus frappé en effet en parcourant le recueil de M. Böckel, c'est précisément la ténacité des besoins logiques dont la contexture des légendes révèle la présence dans l'esprit populaire, besoins de liaison, d'explication, d'unité. Bien souvent l' « apprentissage intellectuel », consistera à prendre l'habitude de sacrifier la satisfaction de ces besoins toutes les fois que les méthodes précises des sciences naturelles ou historiques montreront que le vrai n'est pas toujours vraisemblable, ni le vraisemblable toujours vrai.
Le besoin de liaison et d'explication se fait surtout sentir dans les légendes relatives aux phénomènes naturels. Le géologue qui rencontre une crevasse y voit un cas particulier d'un phénomène maintes fois constaté, aboutissement d'une longue chaîne causale. Pour l'esprit populaire cette explication générale n'est pas seulement incompréhensible; à supposer qu'elle fût comprise, elle serait sans doute insuffisante; il faut quelque chose de plus déterminé, de plus individuel : cette crevasse est une porte de l'enfer qui s'est miraculeusement ouverte pour engloutir à l'instant du crime quelque insigne malfaiteur. L'étude psychologique et logique des légendes à contenu historique remplirait des volumes : elle mettrait surtout en lumière le besoin qu'a l'esprit de rattacher l'inconnu au connu. C'est ainsi qu'en Prusse, par exemple, ¡abord les actes des nombreux souverains du nom de Frédéric, mais parfois aussi les exploits les plus inattendus sont attribués au héros populaire le mieux connu, Frédéric II (loi d'accumulation, rajeunissement des légendes) : « C'est le vieux Fritz, dit une légende d'Halberstadt, qui a chassé les gnômes, et Napoléon qui a fini de désensorceler le pays ». Dans le même ordre d'idées, il nous est arrivé, visitant un aqueduc romain en Espagne et engageant la conversation avec un vieillard du pays en mentionnant l'antiquité des constructions, de recevoir cette réponse: « Je crois bien que c'est vieux : cela date de l'occupation française dont mon grand-père me parlait quand j'étais petit ».
Ce besoin de rattachement, de même que le besoin d'explication signalé plus haut, ne sont pas nécessairement, ni même le plus souvent, il est à peine nécessaire de le faire remarquer, des besoins sentis. Mais tout se passe comme s'ils l'étaient: ils expriment les conditions sans lesquelles la pensée ne pourrait exister que grâce à un effort intellectuel dont l'esprit populaire est incapable faute d'instruction plus encore que d'habitude. Ils sont plus apparents chez les esprits les moins cultivés, tout comme les mouvements du corps destinés a maintenir l'équilibre dans un passage difficile le sont davantage chez le commençant que chez l'alpiniste exercé.
Le caractère puéril et « inadapté › de la légende populaire au point de vue de la culture scientifique moderne ne doit pas faire perdre de vue les trésors poétiques qu'elle renferme. Il n'est pas nécessaire pour s'en convaincre de recourir aux sources allemandes, les plus nombreuses, il est vrai : on trouvera de riches matériaux dans les ouvrages de M. Paul Sébillot, par exemple, et dans l'excellente Revue des Traditions Populaires.

FRÉDÉRIC VOSS.

Retour à la revue Le Spectateur