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couverture de la revue Le Spectateur

De l'étude de la psychologie dans la science politique

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 5, août-septembre 1909.

L'étude de la science politique s'est confinée, ces dernières années, dans un domaine assez restreint : celui des institutions politiques. Et, en général, on a prêté fort peu d'attention aux travaux prenant pour point de départ la nature humaine considérée comme base de la science politique.
Longtemps, on a voulu éviter tout ce qui de près ou de loin pouvait rappeler les doctrines des écrivains dogmatiques du début du xixe siècle. Mais une nouvelle tendance semble se dégager d'une façon de plus en plus précise : pour devenir un homme politique il faut, avant de se consacrer à ce qu'on pourrait appeler la technique de la politique, s'inspirer des principes de la psychologie générale, sans négliger cependant de recourir aux ressources fournies par l'expérience personnelle.
C'est afin de montrer quelle est la dépendance de la politique vis-à-vis de la science plus étendue de l'esprit humain et pour mieux définir les principes psychologiques généraux sur lesquels repose cette science politique que l'économiste anglais Graham Wallas, titulaire d'une chaire à l'école des Sciences Politiques de Londres, a réuni dans un livre intitulé Human Nature in Politics (1) les observations diverses qu'il lui a été donné de recueillir.
« Je suis moi-même persuadé, dit M. Wallas, que cette tendance consistant à séparer l'étude de la politique de celle de la nature humaine n'est qu'une phase momentanée de la pensée; que, pendant la durée de cette tendance, ses effets sur la science aussi bien que sur la direction de la politique seront, selon toute vraisemblance, nuisibles et qu'il y a des signes qui en font prévoir la fin. »
On a souvent fait valoir, il est vrai, que toute étude consciencieuse et complète entraîne avec elle la division du travail et ce, qu'il s'agisse de sciences morales ou de sciences politiques. Mais il est difficile sinon impossible d'envisager la séparation de la psychologie et des sciences politiques : celui qui étudie ces sciences doit consciemment ou inconsciemment se former une conception de la nature humaine et moins il a conscience de sa conception, plus il est apte à se laisser entraîner par elle. On conçoit dès lors l'intérêt qu'il y a à prendre pour base de la politique la psychologie moderne.
La première partie de l'ouvrage est consacrée à l'ex- posé des conditions du problème. L'auteur estime qu'en politique le premier devoir est d'essayer de vaincre l'état intellectuel résultant des traditions de la science politique et des habitudes mentales communément répandues. Car, en cet état, l'activité de l'homme « animal politique » n' est pas composée d'inférences purement intellectuelles, tirées du calcul des moyens et des fins, mais le résultat d'une tendance antérieure à toute pensée et à toute expérience. Une preuve nous en est fournie en examinant l'action qu'ont en politique des impulsions telles que l'affection personnelle, la crainte ou le ridicule. M. Wallas montre à ce sujet que l'homme politique est constamment enclin à intellectualiser en quelque sorte ses impulsions : « Il le fait aussi complètement

que pouvait le faire un maitre d'école d'il y a cinquante ans », c'est-à-dire à l'époque où la pédagogie n'ayant pas encore pris la psychologie comme base de son évolution n'était qu'une institution étroite et fermée à toute invention nouvelle. Et il explique ou plutôt excuse ce phénomène par deux raisons : d'abord parce que l'homme politique agit avec des adultes dont les idées motrices ont subi la modification de l'expérience et de la pensée; et ensuite parce qu'il est très difficile à un individu s'occupant de politique de ne pas restreindre son champ d'observation aux actions politiques qui sont douées de la plus grande somme de pensée consciente et qui par conséquent s'imposent davantage. Cet affranchissement de tout intellectualisme dans l'examen d'un objet devrait être commun aussi bien au savant étudiant un problème, à l'esthéticien faisant la critique d'un poème qu'à l'homme politique entreprenant l'analyse de la nature humaine, car tous ont tendance à attribuer à cet objet l'esprit intellectuel qui les anime dans l'examen.
De telle sorte que les hommes politiques déduisent rarement quels sont les moyens les meilleurs leur permettant d'atteindre le but qu'ils se proposent. Le plus souvent ils agissent sous le stimulant immédiat de l'affection et de l'instinct, négligeant la connaissance exacte du monde où nous vivons, connaissance que l'on ne peut acquérir sans l'aide de l'observation et de l'analyse. On doit donc traiter ces inférences instinctives selon les lois établies par la psychologie : c'est cette idée que non seulement l'auteur a su nettement dégager, mais encore appliquer de façon très intéressante au problème qu'il étudie particulièrement.
M. Wallas recherche jusqu'à quel point est vraie cette théorie de nombreux penseurs selon laquelle toutes les inférences qu'on forme en vue du résultat d'actions politiques sont produites par un procédé de raisonnement uniforme.
« La plupart des opinions politiques de la plupart des hommes résultent non pas d'un raisonnement éprouvé par l'expérience, mais d'une inférence consciente ou demi-consciente imprimée par l'habitude. Et c'est principalement dans la formation des chemins de la pensée qu'on peut voir l'influence de l'habitude en politique. » C'est ce qui démontre que certains hommes semblent avoir une vénération particulière pour celles de leurs pensées dont l'origine n'a aucun rapport avec un raisonnement fait de propos délibéré. Cette explication et de nombreux exemples que l'on pourrait citer établissent très clairement à quel point est fréquent en politique l'usage des idées préconçues et qu'en somme il est très difficile de distinguer de façon rigoureuse entre les inférences rationnelles et celles qui ne le sont pas. Il est certain cependant que la plupart des inférences demi-conscientes à l'aide desquelles les hommes forment leurs opinions politiques sont des inférences non rationnelles. A ce sujet M. Graham Wallas nous permettra de le louer d'avoir employé le terme de non rationnelle « non-rational inference » au lieu de celui d'irrationnelle, dont on se sert trop souvent. Dans la vie ordinaire, nous pouvons généralement nous fier aux inférences de ce type parce qu'elles ne donnent naissance à des opinions conscientes qu'après avoir été renforcées par un grand nombre de coincidences non préparées. Mais les prestidigitateurs et tous ceux qui étudient nos processus mentaux non rationnels peuvent les présenter de telle sorte que nous serons induits à croire des absurdités. Plus brièvement, l'art empirique de la politique consiste en grande partie à créer l'opinion par une exploitation délibérée d'inférences non rationnelles subconscientes.
Et la conséquence immédiatement à craindre d'une inférence ainsi définie et dépassant de beaucoup les prévisions de l'homme politique, c'est qu'elle s'infiltre dans l'esprit du bénévole lecteur de journal comme dans celui de la foule la plus surexcitée.
M. Wallas montre du reste la vérité de cette assertion en isolant pour ainsi dire ce qui forme la matière d'un raisonnement politique.
Les règles du raisonnement normal établies par les Grecs devaient primitivement avoir leur application en politique, mais il a été prouvé qu'en celle-ci le raison- nement est plus difficile et moins susceptible de succès que dans les sciences physiques.
La cause principale en est dans la matière même du raisonnement.
Nous allons essayer de définir quel est, selon M. Wallas, le caractère de cette matière et comment il en résulte que le raisonnement politique est inférieur à celui des sciences physiques.
Pour raisonner, nous devons choisir ou créer des entités, de même que nous choisissons ou créons les entités qui stimulent nos impulsions et nos inférences non rationnelles. Dans les sciences physiques, ces entités choisies sont de deux sortes : soit des choses concrètes se ressemblant entre elles, soit des qualités abstraites permettant de comparer les dissemblances. Il en est tout autrement en politique : les entités du premier type ne peuvent pas être créées et les philosophes de cette science ont perpétuellement recherché une entité du second groupe qui servirait de base à leurs calculs: Et M. Wallas invoque des exemples à l'appui : Un raisonnement exact, écrit-il, demande une comparaison exacte; dans le désert de la forêt il y avait plusieurs choses que nos ancêtres pouvaient comparer exactement. Les astres semblent vraisemblablement avoir été les premiers objets d'un raisonnement conscient : si grand était leur éloignement qu'on ne pouvait rien connaître d'eux saufleur position et leur mouvement; et ces deux notions pouvaient être comparées d'exacte façon d'une nuit à une autre. Puis avec le progrès de la science deux autres découvertes se produisirent; dans toutes les choses semblables, on put abstraire des qualités possédant une unité : la position et le mouvement; ces qualités, on les sépara des autres et on les compara, etc., etc. »
Ce sont autant de possibilités que l'homme qui étudie la politique n'arrivera jamais à posséder. Il ne pourra jamais créer une uniformité artificielle dans un homme. Jamais il ne pourra rendre deux hommes semblables à ce point qu'il lui soit possible de prédire même approximativement leur conduite dans des circonstances identiques (2). Les hommes politiques en sont done encore à acquérir le pouvoir de raisonner d'une façon logique: « l'homme politique, dit M. Wallas, qui aura appris son métier dans les traités les plus connus de théorie politique en est encore dans la condition de l'étudiant en médecine qu'aurait formé la seule étude d'Hippocrate ou de Gallien. » Et si en biologie, pour choisir un autre exemple, il y a quelque chance de grouper certaines ressemblances, on ne peut, sous peine d'erreur constante et grossière, tenter, par l'étude de l'histoire ou des institutions politiques, d'établir entre les faits une continuité quelconque.
Voilà donc encore une science dont on ne peut, en aucun cas, assimiler l'étude à celle de la politique. Il faut donc éviter avec soin de considérer cette dernière comme une science analogue aux autres et de simplifier à l'excès la matière d'un raisonnement politique.
De cette simplification excessive et traditionnelle découlait naturellement un procédé de méthode défectueux. En économie, la méthode quantitative a remplacé avec le temps la méthode qualitative. En politique il n'en est pas de même et si certains hommes d'Etat supérieurs pensent en fait quantitativement, la méthode dont ils se servent pour arriver au but est le plus souvent mal définie.
La méthode de la déduction a priori est couramment employée : il en résulte des erreurs monstrueuses qui se répandent partout et des généralisations en absolu désaccord avec la science logique. « Aucun savant, dit M. Wallas, n'ira prétendre que les planètes se meuvent suivant des cercles, parce que ces planètes sont parfaites et que le cercle est une figure parfaite. Mais des logiciens américains se font fort de prouver qu'étant donnée l'égalité des hommes, les fonctions politiques doivent être distribuées à chacun, à son tour. Des collectivistes logiques en arrivent à cette conclusion qu'étant admis le principe de possession par l'Etat de tous les moyens de production, les entrepreneurs de chemins de fer devraient être élus par le suffrage universel. » (3)
« En politique, dit aussi M. Wallas, on discute comme si chaque résultat n'avait qu'une seule cause et le chemineau des lisières d'Hyde Park comme le Head of college écrivant dans le Times se serviront des mêmes procédés de discussion. » Il est de toute évidence que les raisonnements politi- ques variant suivant les conceptions des individus ou leurs tempéraments peuvent avoir tous une apparence de vérité et le propriétaire du « Rainbow » dans Silas Marner, après avoir écouté des milliers de discussions politiques, finit par adopter cette formule : « La vérité est entre vous : comme je vous le dis toujours, vous avez tous deux raison et vous avez tort tous les deux. »
On peut donner de nombreux exemples de l'emploi de la déduction a priori en Angleterre. M. Wallas cite dans deux acceptions différentes le Bill de 1834 et le Poor Law Commission de 1905. Il est certain que l'emploi de plus en plus généralisé de la méthode quantitative est la condition essentielle d'une politique progressive : l'homme d'Etat doit prendre pleinement conscience de ces valeurs quantitatives et s'en servir pour se créer une méthode de raisonnement.
La première partie du livre de M. Wallas est en somme une tentative faite dans le dessein de prouver l'état embryonnaire de la science politique actuelle et d'en indiquer les remèdes : M. Wallas, trouvant que la psychologie moderne offre une conception de la nature humaine plus exacte quoique plus complexe que celle fournie par la « traditionnelle philosophie politique anglaise », prétend que la science politique, s'appuyant sur la science naturelle, doit progresser; et qu'elle est même actuellement dans une phase de progrès. Et ce progrès est entièrement dû à l'application d'une méthode judicieuse.
C'est à l'appui de cette assertion qu'il consacre la seconde partie de son œuvre et qu'il applique en quelque sorte sa méthode à une nation prise en particulier, en nous montrant l'état politique actuel de l'Angleterre et les possibilités du progrès scientitique en ce pays. Il y voit certains penseurs politiques commencer sous l'influence et l'exemple des sciences naturelles à se servir dans leurs discussions et enquêtes des méthodes quantitatives; il en voit certains capables de poser les données d'un problème de façon plus nette et d'y répondre avec plus d'exactitude; et il est persuadé que la science politique en Angleterre est enfin entrée dans la voie scientifique.
L'emploi de cette méthode peut avoir des conséquences curieuses, au point de vue de la moralité par exemple. Il est d'usage d'attribuer aux hommes d'état un cynisme assez accentué, inhérent à leur expérience des choses. Le nouvel homme politique, abandonnant l'ancienne conception intellectuelle, et prenant conscience des processus psychologiques, deviendra par ce fait même plus apte à les contrôler, et ce, aussi bien chez les autres que chez lui-même; il en résulte donc un accroissement général de la moralité : « une vaste extension del'idée de causalité n'est pas inconciliable avec le progrès de l'idée morale ».
M. Wallas pose ensuite une question assez intéressante : il se demande si la coordination consciente de la passion et de la pensée, ce qui n'est en somme que la conception de Platon de l'Harmonie de l'Ame, peut entrer dans l'idéal politique d'une nation moderne. Prenant le Japon comme base de son raisonnement, il penche nettement en faveur de la possibilité de cette hypothèse.
" Avant la guerre russo-japonaise, on répondait généralement par la négative. Maintenant beaucoup enclins à répondre affirmativement. Les Japonais, dit-on, sont moins avancés au point de vue de leurs conceptions intellectuelles et morales que les Français; la liberté d'opinion est inconnue dans les universités japonaises. Mais ce fut avec étonnement qu'on apprit quelle était, avant la guerre et pendant celle-ci, l'attitude mêlée d'émotion et d'intellectualisme des Japonais. Napoléon combattit les idéologues, qui voyaient les choses telles qu'ils les souhaitaient; et jusqu'au moment ou il fut lui-même le jouet de ses propres illusions, il sutles réduire en poudre. Mais Napoléon unissait à une vision de parfaite netteté un grand égoïsme, tandis que, dans l'exemple du Japon, nous avons une nation dont chaque simple soldat surpassa Napoléon dans sa détermination de voir en la guerre, non pas de grands principes ou de pittoresques traditions, mais un ensemble d'actions très ardues (4); et cependant leur patriotisme était plus ardent que celui de Gambetta. Cet état d'esprit est dû en partie aux qualités inhérentes à leur race; mais il est dû surtout à l'ambiance spirituelle où ils vivaient. L'idée de science qui fit son apparition en Europe et qui eut aussitôt à lutter contre les idéals plus anciens, ils s'en emparèrent avec enthousiasme. Ils l'allièrent, en l'intensifiant, à une autre idée: l'idée de loi naturelle qui domina toujours leurs religions successives (voir Okakura : The Japanese spirit). Ils avaient acquis en outre une vigilance d'esprit qui était déterministe sans être fataliste et qui combinait la plus absolue soumission à la Nature à une infatigable énergie dans la pensée et dans l'action.»
Les Japonais ont donc d'après M. Wallas confirmé la possibilité d'une union entre un sentiment traditionnel et émotif et la pensée scientifique; il en arrive même à souhaiter chez les peuples occidentaux une fusion de cet ordre entre les principes philosophiques ou religieux et les nouvelles conceptions d'un devoir intellectuel.
Le résultat en serait d'une très haute importance au point de vue de l'effet politique.
Cette méthode d'éducation aura donc pour but d'élever les esprits et de leur donner en ce qui concerne les actions de leur vie politique une vision plus nette des choses; celle-ci se manifestera dans un des actes capitaux de cette vie: l'usage du bulletin de vote (5).
Car M. Wallas, cela va sans dire, est partisan d'un gouvernement représentatif; le fait même de l'élévation du niveau des esprits par sa méthode implique une sagesse plus grande et une intelligence plus réfléchie dans les votes, et est un argument de plus en faveur du gouvernement représentatif, à l'encontre de ceux qui prôneraient encore la théorie du despotisme platonicien.
Le progrès des idées politiques ne se fera pas uniquement sentir chez les classes supérieures et ainsi l'élection ne sera pas seulement un mécanisme servant à constater d'anciennes décisions, mais un moyen d'en élaborer de justes dans des conditions adéquates.
M. Wallas examine ensuite, toujours à propos de l'Angleterre, la situation du pouvoir officiel non élu. Il constate un certain esprit de réaction dans l'idée actuelle que ce pouvoir ne doit pas être contrôlé. Il estime que ce pouvoir ne peut rendre de services appréciables qu'autant qu'on pourra lui faire clairement connaître l'intention générale et que, présentement, les moyens d'exprimer cette intention sont imparfaits.
Enfin M. Wallas recherche quelles sont les influences de ces nouvelles tendances politiques au point de vue de la nationalité et de l'humanité.
Il est un fait certain que dans les états modernes l'homogénéité n'est plus absolue (en tous cas celle qui existe n'est que le fruit de l'imagination et non de l'observation) et qu'à brève échéance la conception de Bismarck et de Mazzini, qui était de maintenir coûte que coûte la forme des états européens, sera d'une application difficile.
La solution d'un état mondial paraît à M. Wallas difficile à réaliser et, qui plus est, comportant un danger de guerre. L'application d'une méthode rationnelle devra, en se généralisant, avoir comme résultat de faire naître une sorte d'entente entre les races et les individus. Et c'est cette reconnaissance consciente de la valeur des races et de leurs variétés qui pourra faire naître l'entente dans le monde et éviter à l'avenir de trancher les différends par un combat.
En résumé l'étude de M. Graham Wallas a ceci de remarquable et de très neuf qu'elle essaie de systématiser la politique et d'en faire une science, au lieu de la considérer comme une aventure où triomphe le meilleur orateur. M. Wallas veut faire des hommes d'Etat, des scientifiques connaissant non seulement leur métier politique mais ayant aussi une conscience exacte de ce qui devrait diriger ou plutôt coordonner la marche de cette science, c'est-à-dire leur esprit.

Il était d'usage en effet de considérer jusqu'ici la politique comme une entreprise due au hasard ; les hommes politiques obéissaient à ce dernier et tâchaient, comme il est dit plus haut, d'en profiter suivant la mesure de leurs talents oratoires. C'est la conception qui est admise, sinon avouée, en France, où l'art de la parole supplée le plus souvent aux connaissances politiques.
Et à part quelques essais timides et qui se rencontrent tous dans les partis d'opposition (soit le partisyndicaliste, soit le parti néo-royaliste), essais de systématisation plus encore que de direction scientifique, on ne voit guère en France de tentative de politique rationnelle basée sur d'autres préoccupations que le souci de conserver une majorité ou d'être mis en valeur par n'importe quel succès personnel.
Faut-il voir dans l'essai de M. Wallas une preuve de cet esprit pratique des Anglais, qui, en toutes choses, leur a fait réaliser des réformes obtenues chez d'autres peuples à l'aide des perturbations parfois sanglantes?
Cela prouverait en tous cas chez eux et chez l'auteur de ce livre en particulier une connaissance plus étendue de l'esprit humain jointe au désir d'un profit général plus grand, obtenu par une direction plus savante.
M. Wallas ne cache pas du reste ses préférences pour un état démocratique et attribue l'état stationnaire, à ce point de vue, de nombre d'états (surtout d'états non européens) à la méconnaissance absolue de toute méthode politique. Ou faut-il voir dans ce livre une étude plus appro- fondie de l'esprit humain et envisagée d'un point de vue spécial encore peu éclairci? Nous croyons que M. Wallas n'a pas été guidé par l'un ou l'autre de ces mobiles plus particulièrement, mais par les deux réunis; et que, persuadé qu'il est impossible de séparer la science de ses applications dans la vie, il a naturellement déduit un côté pratique de sa recherche constante vers une connaissance plus complète de l'esprit humain. Si ce désir d'aller plus avant dans cette voie a atteint précisément M. Wallas, et lui a fait, l'un des premiers, concevoir une théorie, il a dû atteindre également d'autres esprits en assez grand nombre; mais M. Wallas, comme homme politique et comme professeur, était placé mieux que quiconque pour en faire la synthèse.
Se rendant compte de l'état embryonnaire de la science politique, il en a trouvé le remède dans l'adaptation de la psychologie à cette science. Car, que nous le voulions ou non, nous faisons continuellement de la psychologie; la question n'est donc pas de savoir si l'on doit en faire, puisque nous avons toujours des idées psychologiques, mais il faut que nous devenions assez psychologues pour avoir conscience de ces idées et pour les contrôler.
C'était déjà l'idée de Machiavel qui étudia d'abord le caractère idéal d'un Prince avant d'examiner les moyens politiques de gouvernement; et Napoléon dut peut-être une partie de sa gloire à sa connaissance profonde des hommes qui l'entouraient et à la perspicacité qu'il déployait à deviner leur esprit.
Et c'est alors que M. Wallas propose ce qu'il appelle modestement un essai d'application de cette méthode. Cette méthode peut se résumer en deux points : rejeter l'intellectualisme préconçu et s'inspirer des données de la science naturelle. C'est le moyen, selon M. Wallas, non seulement de remédier à l'état actuel qu'il déplore, mais aussi de faire faire à la politique de grands et salutaires progrès. Et à l'appui de sa théorie, il cite les progrès accomplis dans les congrès internationaux et dans les commissions, où s'est infiltrée la méthode quantitative, et l'état stationnaire des Parlements où persistent au contraire les vieilles traditions d'art oratoire et de simplification à l'excès.
Malgré que M. Wallas ait parfois tendance à trop considérer l'individu comme base absolue de la société politique, nous devons le louer de s'être en quelque sorte mis en dehors des écoles déterminées de la politique et d'avoir presque entièrement laissé à l'avenir son caractère d'inconnu, qu'il n'appartient pas au psychologue d'élucider. Bien au contraire le psychologue doit posséder une science intérieure assez forte pour se plier aux manifestations extérieures de la politique et pour s'y adapter d'une façon logique. Quel que soit enfin le mobile qui ait inspiré M. Wal- las, son ouvrage présente un intérêt manifeste. Nous sommes enclins à penser qu'il est entré dans une voie rationnelle; nous ne saurions trop l'encourager à y persévérer et il est permis de croire avec lui à la possibilité de solutionner un jour ou l'autre, à l'aide d'une méthode de raisonnement, le problème particulièrement actuel de l'activité politique.

GUY ROBERT DU COSTAL.


(1) Londres. Archibald Constable and C°, 1908.
(2) M. Wallas semble ici négliger quelque peu le point de vue de la société. S'il a mille fois raison en ce qui concerne l'individu, il paraît oublier qu'il est une catégorie d'actions politiques où l'individu lui-même a une action restreinte et où l'agglomérat d'individus appelé foule, dont l'esprit est très spécial et très distinct de celui des individus pris en particulier, a seule une influence directe. L'on peut prévoir jusqu'à un certain point la conduite d'une foule dans certaines circonstances. Car si l'individu agissant seul vit à sa guise et souvent à l'imprévu, l'individu dans la foule n'obéit plus aux mêmes lois et comme l'a très justement dit Jean-Paul Richter : « l'individu est libre dans la société rigoureusement déterminée ».
(3) Il serait injuste cependant de croire que ces théories imprévues sont partagées par tous les collectivistes américains. Il existe aux Etats-Unis une école de socialistes tout aussi bons logiciens mais qui possédent en outre un sens plus étendu et moins étrange de la complexité.
(4) Il nous est difficile de partager l'avis de l'auteur en ce qui concerne Napoléon. Ce dernier semble avoir au contraire battu en brèche tous les enseignements de l'Ancien Régime où l'on tendait à considérer la guerre comme un principe traditionnel, et avoir élevé l'art des combats au niveau d'une véritable science. Fut-ild'autre part vaincu, parce que jouet de ses propres illusions, ou ne doit-on pas plutôt chercher la cause de ses dé- faites dans un ensemble de circonstances plus fortes que lui? (5) Il semble qu'ici M. Wallas tende à généraliser de façon excessive. L'emploi de sa méthode ne peut avoir qu'une influence excellente et directe sur ceux qui seront à même de la comprendre. Mais le fait même qu'elle est scientifique, par conséquent assez difficile à saisir, rend sa généralisation peu aisée. Ce serait alors l'œuvre de l'élite raisonnant logiquement d'éduquer la foule de votants et d'influencer, dans le bon sens du mot, leurs actes. Il est possible néanmoins que la nouvelle manière d'envisager la politique, préconisée par M. Wallas, soit adoptée même par ceux qui ne font pas de la politique leur métier. Mais ce ne pourrait être alors que d'une façon moins précise, et comme cette méthode est scientifique, elle ne pourra que perdre du plus petit défaut de précision.

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