
De l'esprit juridique
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 2, mai 1909.
On ne peut guère douter qu'il existe un esprit juridique. Esprit particulièrement précis et vivace, car ce n'est pas seulement l'étude du droit qui l'a formé, c'est aussi et surtout la pratique judiciaire : et dans ce sens, il est une forme de l'esprit de corps. Les philosophes peuvent dire de l'un des leurs qu «il n'a pas lesprit philosophique»; et c'est là, certes, un terme de mépris, — surtout depuis que les philosophes d'école s'imposent une discipline et se groupent en caste. Mais rien n'égale le mépris des juristes à l'égard de ceux « qui n' ont pas l'esprit juridique »; car cela veut dire à la fois : ces gens ne servent à rien, et aussi : ils ne font pas partie de notre corporation... Cet esprit se transforme, il est vrai; et nous marquerons, à la fin de cette étude, le sens de cette évolution moderne. Mais ce qu'il nous faut analyser aujourd'hui, c'est un état d'esprit qui domine encore chez les juristes et qui s'exprime dans une sorte d'idéal professionnel.
Nous venons de marquer ce qui fait, en grande partie, sa force; quelques brèves comparaisons peuvent nous renseigner, dès le début, sur son originalité. Il existe sans doute, un esprit scientifique, dont le domaine, déja vaste, tend peut-être à s'étendre trop. Nous n'insisterons pas sur les différences essentielles qui le séparent de l'esprit juridique.
Attachons-nous plutôt à l'esprit philosophique, en tant qu'il se distingue de la méthode des sciences, c'est-à-dire, si l'on veut, à l'esprit métaphysique. Métaphysique et Droit ! il semble que la comparaison, si on envisage d'un point de vue de psychologue, dans l'âme des savants plutôt que dans les résultats de leurs recherches et de leurs jeux, nous révèle de grandes analogies. C'est la même méthode, de part et d'autre : méthode purement logique, méthode de définitions et de déductions, qui s'attache à des mots pour en fixer et en développer le sens, suivant un ordre rigoureux. Et cette méthode réaliste s'explique assez par son origine psychologique : le juriste et le métaphysicien créent, pour ainsi dire, objet de leur science; ils imposent leurs lois plutôt qu'ils ne les découvrent. Bien que le philosophe ait le plus souvent la prétention de découvrir la vérité, c'est bien plutôt la justice qu'il invente : et dans toute idée de justice il y a comme un caractère de contrainte... Soit. Mais la différence n'en est pas moins fort grande, et il faut la noter, car elle va servir a notre analyse. On dit couramment que la métaphysique est inutile; et on en rit. Et pourtant, c'est peut-être cette inutilité même qui fait au fond toute sa raison d'être : la culture des idées pour elles-mêmes, de leur logique interne, de leurs alliances, de leurs combinaisons, n'est-ce pas une science qui a sa valeur propre, parce qu'elle ne dépasse pas l'objet qu'elle se crée, peut-être parce qu'elle n'est en définitive qu'un jeu? Dans le domaine juridique au contraire, une contradiction essentielle, qui fait pour les juristes tout le charme du Droit, toute sa subtilité et tout son mystère, c'est que cette méthode essentiellement réaliste n'est pas libre dans son domaine. Quelle est l'œuvre, en effet, de la jurisprudence et de la doctrine? Interpréter les lois pour les accorder entre elles et les compléter : œuvre essentiellement pratique, qui consiste à faire rentrer dans ces grands cadres à compartiments que j'appellerai des catégories juridiques les lais d'une part, très diverses, souvent inspirées par des motifs d'opportunité, et d'autre part les faits précis, les litiges, infiniment divers dans leur nature. — Esprit ontologique et pratique à la fois: c'est peut-être dans cette antithèse qu'il faut chercher le signe distinctif de l'esprit juridique. Mais, sur cette indication sommaire, poussons plus loin notre analyse. Nous parlions plus haut d'une méthode de définition et de déductions : c'est en effet la méthode juridique. Qu'il s'agisse de la Doctrine, qui procède directement par définitions et déductions complètes en énumérant tous les cas prévisibles dans un ordre logique, ou de la jurisprudence, qui procède indirectement en partant d'un litige précis qu'elle cherche à qualifier et à trancher par des textes, — c'est, au fond, la même méthode dans les deux cas. Elle a pour but, conscient ou inconscient, utile à l'unité du Droit et, pour ainsi dire, esthétique, de créer de solides entités juridiques, de leur assigner à chacune un domaine précis, de les grouper en hiérarchie, de faire en somme, du Droit une société d'idées bien policée et pacifique. Les droits réels et les droits personnels; les immeubles et les meubles... etc...: autant de ces entités, dont l'extension progressive s'est accomplie d'une façon logique, comme le développement d'une idée avec tout son contenu. - Il est curieux, notons-le en passant, que la méthode qu'on pourrait appeler ontologique s'applique toujours à des objets nettement artificiels, que cette méthode même a créés : elle veut, semble-t-il, voiler ces réalités toutes psychologiques, individuelles et fugitives, avec de l'absolu et de l'éternité. Il y a de la logique formelle au fond de toute métaphysique réaliste. — Le Droit lui-même, et surtout, se fonde sur cette logique : méthode qui frappe plus ici qu'ailleurs parce qu'elle fait que le Droit qui pourrait peut-être correspondre, dans l'âme de chacun de nous, aux sentiments sociaux de justice, n'y correspond pas toujours et ne suit que très lentement, et comme à regret, leur évolution. Ainsi, le Droit n'est pas, au fond, pour les juristes, l'expression d'une idée sociale, d'un désir social : et il faut avouer qu'ils n'ont pas tout à fait tort, à l'heure actuelle... Créer des entités et les ordonner; c'est donc, nous l'avons vu, l'objet de la méthode, en général. Mais cela ne va pas sans luttes. Il se produit à chaque instant des chocs entre ces grands suzerains du Droit; ils se heurtent dans leurs prétentions, et la guerre est déclarée... Ce sont ces discussions juridiques qu'il est intéressant d'analyser, car elles peuvent seules nous révéler dans ses détails la méthode que nous avons décrite dans son ensemble. En quoi consistent-elles? A propos d'un fait précis, d'un litige précis — réel ou imaginaire, qu'importe? — le juriste se trouve en présence d'un conflit entre deux grands principes, ou même plusieurs. Ils sont là, tout armés de traditions et d'opinions, quelquefois définis dans des adages très simples, presque sacrés, et trainant après eux toute une série de conséquences logiques. Que faire? On s'est moqué depuis bien longtemps des arguties juridiques; et il est certain qu'iln'y a pas d'esprits plus subtils, plus minutieux, plus serrés dans la discussion que les gens de robe. Tâchons de retrouver les divers procédés dont ils se servent. — Tantôt le litige dont il s'agit est dépouillé, précisé, comme écorché; la question de droit qu'il présente est réduite autant que possible, de façon à devenir l'un des termes d'une distinction. Le distinguo des juristes est un procedé commode pour résoudre une discussion : il permet d'atteindre le résultat cherché, c'est-à-dire de faire rentrer le litige dans une catégorie juridique déterminée, en offrant comme compensation aux adversaires un certain nombre de cas futurs, soigneusement prévus, et qui forment l'autre terme de la distinction. Procédé dont on a quelquefois déploré l'abus, mais qui est le moyen le plus efficace d'un équilibre parfait, quoique un peu compliqué, dans le Droit. — Tantôt au contraire, la conciliation entre deux catégories juridiques est cherchée dans une harmonie supérieure, réalisée par une hiérarchie de principes. Et c'est là qu'intervient le fameux adage accessorium sequitur principale, dont l'allure plate et sibylline (1) ne suffirait pas à expliquerle rôle qu'il a joué dans la construction de l'édifice juridique.— Tantôt enfin (et ceci est l'œuvre des grands réformateurs, des grands redresseurs du Droit) c'est la notion même des entités dont il s'agit qui est attaquée, abattue, refondue, de telle façon qu'ainsi rénovée elle ne laisse plus de place pour une discussion nouvelle (2). Mais en attendant, nous sommes alors dans le plein chaos des discussions : car, dans cette querelle juridique de mots, on ne se brouille pas seulement sur le sens des mots, mais on n'est même pas d'accord sur les conséquences juridiques que ces mots entraînent... (3) Quelles que soient les solutions de ces disputes, elles s'appuient sur des arguments d'ordre très divers. Quels sont-ils? Des arguments de textes d'abord, consistant à interpréter des lois, connues ou exhumées. C'est dans la critique de texte que la subtilité juridique se donne libre carrière : critique plus ou moins étroite suivant le tempérament du juriste, mais qui tient à la fois de la critique philologique et de la logique formelle, et qui tombe souvent dans une psychologie toute spéciale, celle du législateur... — Un autre ordre d'arguments, ce sont ceux tirés des auteurs, de la Doctrine suivant l'expression consacrée, et des arrêts de la jurisprudence. Ne nous attardons pas à discuter leur valeur respective, à rechercher s'il est vrai absolument que les raisons de doctrine soient les plus fortes à l'Ecole de Droit et celles de jurisprudence au Palais de justice. En réalité, ces arguments ne diffèrent point de nature. Leur force est d'abord dans la tradition : il est difficile de lutter contre une jurisprudence ancienneetaussi contre une doctrine ancienne. C'est ce poids de la tradition, si lourd à soulever, qui a figé le Droit civil dans une sorte d'état de béatitude d'où il ne sort que par une évolution très lente, — alors que le Droit administratif, par exemple, tout moderne, évolue avec une aisance remarquable. Leur force est aussi dans la gloire si l'on peut dire : l'opinion de Pothier, de Demolombe, voilà des forces juridiques certaines; de même, l'opinion de certains arrêts solennels de la Cour de cassation. - Arguments de textes, de jurisprudence et de doctrine : ce sont les plus frappants, mais ce ne sont pas les seuls. La doctrine doit être, en genéral, soutenue; et c'est par des raisons logiques. Alors se dresse le problème des définitions, vaste domaine des disputes juridiques. Le vice initial de ces disputes, ce qui fait leur inanité et leur éternité, c'est qu'on se refuse à reconnaître le caractère artificiel de la chose définie. On s'attache à définir le droit réel, par exemple, comme s'il s'agissait d'une chose vivante, d'une réalité; et personne ne peut s'entendre alors, puisque chaque avis contraire exprime une vérité objective et qu'il est impossible de faire des concessions sur la vérité. Si les juristes, au lieu de réaliser leurs notions juridiques, ainsi que des idées platoniciennes, se persuadaient enfin que ce sont là des mots, qu'il est possible de les appliquer à des sens varies sans altérer leur nature et sans mentir à la vérité, ils s'apercevraient sans doute que le probleme des définitions juridiques n'est qu'un problème d'entente entre les juristes, une affaire de convention entre eux: et le Droit y gagnerait peut-être en simplicité sans perdre beaucoup de son prestige. On peut voir, d'après ce qui précède, quel est le domaine de l'invention juridique, ou plus largement, si l'on veut, de l'imagination juridique. Il est plus vaste qu'on ne le penserait au premier abord. L'invention, en effet, consiste ici, non seulement à trouver, en cas d'embarras, la solution des conflits qui se présentent, ou au contraire, si la solution même s'impose d'avance à l'esprit du juriste (et c'est le cas le plus général), à trouver les raisons de droit qui peuvent l'appuyer, mais encore à imaginer ces conflits eux-mêmes, à imaginer des cas nouveaux, des cas possibles : et plus ces cas sont imprévus, et plus la trouvaille est ingénieuse. C'est le grand rôle de la Doctrine, et c'est aussi son grand art, que de prévoir à l'avance les cas futurs et d'en offrir aux tribunaux la solution toute prête. Je dis : grand art, en songeant combien nombreuses et violentes sont les disputes juridiques sur des cas qui ne se sont jamais présentés. C'est ainsi que le Droit, qui se flatte d'éteindre les litiges privés, en crée souvent de nouveaux entre les juristes... Cette imagination, cette prévision excessive n'a pas été sans influence sur l'abus des formalités qui caractérise notre droit, et dont le but est justement de prévenir, alltant que possible, les conflits futurs. Ce formalisme nouveau est comme une maladie de croissance, une sorte d'hypertrophie du droit.
Nous avons voulu dessiner, dans ses grandes lignes, la méthode des juristes. Et elle nous a suffisamment éclairé, sans doute, sur l'une des faces de leur esprit: l'abstraction. Ce sont bien, comme nous l'annoncions au début, des réalistes, des scolastiques. La culture des idées verbales, le souci de leur harmonie et de leur système logique, voilà ce qui fait le fond de l'esprit juridique, ce qui le sépare nettement de l'esprit commun, du bon sens. 1l serait facile, — à seulement parcourir les traites de droit, - de trouver de nombreux exemples de cet état d'esprit. C'est à chaque instant qu'il arrive à des juristes d'adopter une opinion qui choque quelque peu le commun, parce qu'elle est la seule juridique. Je trouve dans Savigny, l'un des juristes les plus purs, cette phrase curieuse. Conduit par la rigueur des principes du droit à déclarer la nullité du titre au porteur, titre par lequel « le débiteur s'oblige à payer au porteur, quel qu'il soit », et que le Droit romain ignorait: « ni la pratique de la jurisprudence, dit-il, ni l'intérêt des affaires, si considérable soit-il, ne peuvent certainement faire déclarer valable, d'un point de vue abstrait, cette opération » (4)... Mais venons-en à des exemples plus précis. Rien ne peut mieux nous faire saisir l'abstraction, le réalisme de l'esprit juridique, que la vieille théorie classique des personnes morales en droit public. Ces groupements humains sont considérés comme des êtres fictifs, sujets de droits comme les personnes, mais que la loi seule a le pouvoir de créer. Et ce n'est pas tout: la loi réglemente aussi leur capacité de posséder, délimite en quelque sorte le domaine de leur vie juridique... On voit combien cette théorie de la fiction est elle-même fictive : elle repose sur une ignorance complète de toute psychologie sociale et la raison profonde en est dans cet axiome scolastique, que rien n'existe de ce qui n'existe pas juridiquement; ou bien, si elle en tient compte par hasard, c'est d'une psychologie simple et encore réaliste, qui envisage l'homme en soi comme un automate mû par les seuls ressorts de lintérêt pécuniaire. Je sais que cette théorie est fortement combattue à l'heure actuelle, et ce sont des sociologues qui mènent le combat. Mais il est curieux que ces sociologues, dont la doctrine pénètre l'esprit juridique, soient aussi réalistes que ces juristes eux-mêmes. La théorie de l'être social rempla- cera sans doute la théorie de la fiction : et Ton ne voit pas trop ce qu on y gagnera... Les conséquences pratiques de cet esprit scolastique, — qui, on le montrerait facilement, a pénétré nos lois modernes sur les associations - se sont fait violemment sentir. Pendant que les juristes, au parlement ou ailleurs, se disputaient sur la légalité des syndicats de fonctionnaires, sur les différences essentielles qui séparent, en droit, ces deux entités : le syndicat et l'association, sur leur capacité respective, sur le point de savoir s'il convenait d'accorder ce droit abstrait qu'on appelle le droit de grève..., n'a-t-on pas vu les fonctionnaires s'associer, en fait, et, sans s'inquiéter de leur existence ou de leur capacité juridique, organiser une belle grève bien vivante?
Prenons un autre exemple dans le droit civil. Qu'un enfant puisse être déclaré légitime vis-à-vis d'une personne de sa famille et bâtard vis-à-vis d'une autre, c'est là quelque chose qui choquerait évidemment le sens populaire si le cas se présentait souvent. Et pourtant, ce cas spécial rentre dans une théorie générale qui l'exige : celle de l'autorité relative de la chose jugée, l'une des plus puissantes du droit. Il semble que cela devrait choquer les juristes eux-mêmes, au moins dans leur sens de l'harmonie du Droit. Il n'en est rien cependant, parce que cette harmonie, cette esthétique est tout à fait spéciale. Ce qui est juridique, c'est l'harmonie du Droit en lui-même, l'harmonie de ses solutions entre elles : et qu'importe que ces solutions, réunies sur la tête d'un même individu, se trouvent contradictoires!
Or, c'est un grand principe, que le juge ne peut juger qu'entre les parties : sinon, sa décision aurait l'aspect d'un règlement, règlement individuel, il est vrai, concernant une seule personne, mais vis-à-vis de tout le monde. A vrai dire, cette conception de la justice était peut-être plus populaire; mais elle n'a pas triomphé. Ce serait, certes, le moment de parler de cette contradiction, tant de fois signalée avec ironie ou amertume, entre l'esprit juridique et l'esprit de justice, entre le droit et l'équité. On a pu voir suffisamment, d'après ce qui precede, si elle est réelle et quelle est sa raison. Mais ajoutons tout de suite, que, d'un point de vue psychologique, elle s'atténue quelque peu. Les juristes ont un sentiment réel de la justice : mais c'est le raisonnement qui est devenu sentiment, par habitude. Le qui est juste, ce qui est senti juste, c'est ce qui est juridique. Et il ne faut guère s'étonner, en somme, qu'à force d'avoir la pratique de la justice, on puisse acquérir une insensibilité presque totale à la justice courante (5). L'abstraction de l'esprit juridique, son caractère réaliste et scolastique : ce n'est encore là qu'une de ses faces. Elle correspond à tout ce qu'il y a d'idéal dans la construction du droit. Mais nous ne pouvons oublier que, si l'œuvre juridique consiste à coordonner et a compléter leslois, ce n'est jamais qu'en les interprétant, c'est-à-dire en faisant actes de soumission. Il est vrai que tous les citoyens doivent obéir aux lois. Mais les lois, en général, si l'on excepte les lois pénales, sont plutôt des ordres adressés aux tribunaux qu'aux particuliers : ceux-ci peuvent s'entendre entre eux pour leur désobéir; et c'est ainsi, remarquons-le, que la bonne foi entre particuliers, sur laquelle le droit ne compte jamais, peut tourner la loi elle-même. De plus, le Droit n'a pas, pour les individus, le caractère d'une science.
Or, c'est parce qu'ils ont voulu faire œuvre de science, parce qu'ils ont voulu donner à leurs lois la valeur objective de lois scientifiques, que les juristes, intimement, font œuvre de soumission. Le chimiste, par exemple, qui adopte une loi chimique, n'a pas, j'imagine, l'impression de la subir, de s'y soumettre : c'est au contraire dès qu'une contrainte pareille est tant soit peu sentie (lorsqu'une loi antérieure est contredite par de nouvelles plus vraisemblables) que la loi perd toute sa force, toute sa valeur. Et d'ailleurs n'est-il pas permis à tout homme de science, et à tout philosophe, de mettre en doute les lois les plus crues, même les axiomes les plus vénérables? C'est dans le doute, - sorte de désobéissance aux lois scientifiques, — qu'il puise les éléments de sa foi future. Le juriste, au contraire, comment douterait-il de la loi? Il peut, évidemment, en discuter le sens - et c'est la matière la plus féconde des discussions théoriques dont nous parlions plus haut — mais il n'en discute pas la raison d'être. La loi est ; cela suffit. Les lois sont comme des axiomes juridiques, beaucoup plus nombreux, plus précis, et même, en un certain sens, plus obligatoires que les axiomes scientifiques : car il est interdit d'en douter.
Mais on ne définirait que d'une façon très imparfaite cette nouvelle attitude d'esprit, qui correspond à ce qu'il ya de réel dans le Droit, si l'on parlait seulement de soumission à la loi. Car cette soumission de principe ne va pas, le plus souvent, sans accommodements; et ils consistent, comme on dit, à « tourner la loi ». Etat d'esprit qui, loin de contredire celui que nous venons de noter, n'en est, au fond, qu'un nouvel aspect : si le juriste s'ingénie à tourner la loi, c'est-à-dire à l'éviter au lieu d'engager la lutte, n'est-ce point qu'il en sent nettement la contrainte? La souplesse: tel est donc le terme qui nous semble résumer tout cet aspect nouveau de l'esprit juridique. Et remarquons ici combien le domaine du Droit, tout en mots et en principes, est propre au développement de cette qualité si essentielle.
Là encore, nous aurions à rechercher les procédé. employés pour tourner la loi, et le but poursuivi. Les procédés nous sont connus; et nous n'y reviendrons pas. Le but est varié : c'est tantôt l'harmonie du Droit, subitement troublée par une loi nouvelle qui ne s'accommode plus de vieilles théories ou par une nouvelle théorie qui ne s'accommode plus des lois anciennes. Tantôt le but est moins juridique en lui-même (aussi cherche-t-on à le voiler le mieux possible): il est imposé par une vague équité courante dont le poids pèse depuis longtemps surla justice. Arrêtons-nous un instant sur ce sujet.Il faut reconnaître que le monde juridique, tout réfractaire qu'il soit, nous l'avons vu, aux idées de justice, qui circulent dans le public, n'en est pas moins sensible, au bout de quelque temps il est vrai, à ces grands mouvements d'opinion que la législation même est la première à accuser. C'est ainsi que, sans attendre une modification législative, la doctrine d'abord et la jurisprudence ensuite se sont sou vent ingéniées à tourner un texte ancien. Je ne citerai qu'un exemple typique. Bien que la recherche de la paternité soit formellement interdite dans notre droit, une interprétation littérale, presque absurde, du texte du Code a permis de la rétablir, en fait. dans un cas spécial: c'est celui où une fille-mère réclame à son séducteur une indemnité pour l'entretien de l'enfant. Pourvu qu'elle présente un écrit quelconque, dans lequel le père lui fasse quelque promesse de ce genre, des dommages-intérêts,
fondés sur de larges et vagues principes de droit (tels que le fameux article 1382), peuvent lui etre accordés. Bien entendu, c'est la question de la paternité qui fait tout le fond du débat : les enquêtes et les plaidoiries portent là-dessus. Le jugement seul n'en dit mot, de peur d'étre cassé pour violation de la loi... Et les exemples de ce genre abondent (6). Mais, ce qui étonne, et ce qui corrobore d'ailleurs notre première opinion sur l'esprit juridique, c'est la lenteur avec laquelle la jurisprudence arrive à trouver des solutions qui paraissent si simples : simples pour le bon sens et compliquées pour le Droit...
Cette dernière analyse de l'esprit juridique nous inspire certains rapprochements avee l'esprit théologique. Ils ont tous les deux des adorations et des soumissions, ils ont des paroles sacrées et des dogmes; mais comme ils sont habiles et souples, ils savent se plier aux exigences pratiques. N'est-il pas vrai que la loi soit, pour les juristes, une manière de dogme, promulgué par cette personne sacrée du Législateur (la plus curieuse peut-être des entités dont nous avons parlé), qui est comme un vicaire divin, le pape juridique? Et ces fameux adages, qu'on invoque encore avec respect, n'ont-ils pas la majesté des vérités révélées, aussi obscures d'ailleurs, le plus souvent, que les paroles des prophètes? D'autre part, les questions de droit ne sont-elles pas de véritables cas de conscience juridiques? N'y a-t-il pas de la casuistique dans la solution de beaucoup de problèmes de droit? Dogme et casuistique : ce sont deux aspects du Droit aussi bien que de la Théologie.
Nous aurions voulu pousser plus loin cette analyse succincte, et l'émailler d'exemples nombreux. Mais peut-être le lecteur y suppléera-t-il. Il serait intéressant, d'autre part, dans une étude sur lesprit juridique, de retracer son évolution probable et de noter les causes générales de cette évolution. C'est un sujet sur lequel nous nous réservons de revenir plus tard : il nous entraînerait, aujourd'hui, beaucoup trop loin. Bornons-nous à constater, en terminant, les indices d'une transformation toute moderne de l'esprit juridique, qui se révèle surtout dans l'enseignement de la Faculté, et qui s'accomplit dans le sens d'une plus grande liberté dans la critique, d'une méthode moins formelle ou, si l'on veut, plus psychologique, en général d'une conception plus pratique du Droit.
GUILLAUME DE TARDE.
(1) Car il peut avoir deux sens exactement contraires.
(2) Mais il est rare que des juristes aient assez de hardiesse pour hasarder un tel bouleversement. Ils se contentent alors de déguiser leur impuissance sous une apparence juridique; ils reconnaissent que l'objet du litige n'a pas été prévu par le Droit, qu'il est étranger aux catégories connues. C'est un intrus, qu'on qualifie de sui generis.
(3) Voir, par exemple, la théorie des actes nuls, annulables et inexistants
(4) Droit des obligations, Tome II, p. 250.
(5) Les avocats, eux, qui ne peuvent être des dogmatiques à la façon des juges ou des professeurs de droit, gardent précieusement au fond il leur permet d'accepter des causes de leurs cœurs le sens de l'équité. Car à certains jours il est utile : il leur permet d'accepter ddes causes.
(6) C'est ainsi que le droit moderne, — mais ici par une interprétation extensive des textes du Code. — a rétabli en fait, le divorce par consentement mutuel.