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couverture de la revue Le Spectateur

De l'argument des extrêmes dans les discussions théoriques et pratiques

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 2, mai 1909.

L'ARGUMENT DES EXTRÊMES, SON UNIVERSALITÉ. - Ce peut sembler une banalité que d'annoncer que dans une discussion quelconque les adversaires ont cherché mutuellement à se réfuter et à se convaincre. - Il apparaît, en effet, que ce soit là le but normal de toute discussion; et que l'on ne saurait en entreprendre une si l'on n'a point l'intention et même l'espoir de ruiner les raisons de l'adversaire et de l'amener à notre opinion. C'est ainsi que toute discussion est généralement conçue, et ce qui paraît, et paraîtra, nous l'espérons, tout à fait singulier, c'est ainsi qu'on s'imagine, après l'avoir suivie, qu'une discussion a eu lieu. — Si je discute avec un adversaire sur un domaine quelconque, je dois, semble-t-il, faire tous mes efforts pour l'arracher à la position qu'il occupe, et, l'amenant insensiblement jusqu'à moi, le convaincre alors que rien ne nous sépare plus, et l'absorber entièrement. Je puis assurément ne point réussir dans cette entreprise, et l'on attribuera mon échec, soit à la supériorité des talents de mon adversaire, soit à celle de la cause qu'il défend ; mais cet effort pour le réduire et l'absorber, il semble bien que je doive nécessairement et toujours le tenter du fait même que je discute. — C'est ainsi, nous le répétons, que l'on concoit toute discussion future et qu'on se représente une discussion passée; et cette opinion est si généralement admise qu'on paraît, en l'émettant, énoncer une banalité presque gaie. Or, si l'on réfléchit à une discussion qu'on a suivie et à laquelle on a pris part, et que, ne se contentant point de se rappeler le rôle qu'on a pu y jouer, soit comme discutant, soit comme auditeur, on veuille se donner la peine de l'analyser, on s'apercevra que le fait de vouloir persuader un adversaire, et de tenter de le réduire et de l'absorber, n'est point aussi banal qu'il le semble, et que, la plupart du temps, c'est précisément le contraire qui se produit. — L'effort pour réduire un adversaire à notre propre opinion et que nous pourrions appeler la méthode d'absorption, n'est point, quoi qu'il en paraisse, le mode normal de toute discussion et le procédé contraire, que nous appellerons l'Argument des Extrêmes, est de beaucoup le plus fréquent. Cette seconde méthode est généralement inavouée et partant inconnue et c'est justement parce qu'elle est inavouée et inconnue que nous nous proposons d'en montrer la fréquence et d'en étudier spécialement le mécanisme.
Supposons une discussion quelconque sur le domaine que l'on voudra bien choisir : politique.., religieux..., moral..., esthétique..., etc., etc., et naturellement deux adversaires en présence. - Si ces adversaires cherchent à se réfuter et à se convaincre et tentent, chacun de son côté, de réduire l'adversaire et de l'amener à soi, ils emploient la méthode d'absorption, et cette méthode, tout en étant fort rare, est considérée comme la seule employée et est assez connue pour que nous n'y insistions pas. - Mais on peut remarquer que lorsque l'un des adversaires sent que l'autre ne se laissera point absorber de la sorte, pour quelque raison que ce soit, il emploie alors ce que nous appellons l'Argument des Extrêmes, c'est-à-dire que loin de vouloir amener son adversaire à soi-même, il lui reproche au contraire de ne point s'éloigner davantage, et le pousse par tous les moyens en son pouvoir à gagner l'opinion extrême.
Quelques exemples peut-être éclaireront notre remarque. Nous les pourrions prendre dans tous les domaines, car cet Argument des Extrêmes est universel; mais pour plus de commodité, nous les choisirons sur les terrains privilégiés des luttes dialectiques, discussions politiques, religieuses, esthétiques, etc., etc.
En politique supposons une discussion entre un républicain-conservateur et un radical-socialiste. Il semblerait normal que le républicain-conservateur essaie de ruiner la thèse du radical-socialiste, de lui montrer qu'il va trop loin, qu'il exagère, et de tenter de le ramener à l'opinion conservatrice. Et réciproquement le radical-socialiste devrait tenter d'amener à sa propre opinion le républicain-conservateur en lui montrant que sa thèse n'est plus soutenable, qu'il n'est plus de son temps, etc., etc. Telle serait la méthode d'absorption, que l'on se figure être toujours employée. Or, dans presque tous les cas les discutants usent d'un procédé absolument opposé. Le républicain-conservateur reprochera au radical-socialiste, non pas d'être socialiste, mais bien de ne pas l'être assez; de ne pas aller jusqu'au bout de son opinion; de ne point adhérer au collectivisme pur, etc., etc.
Réciproquement le radical-socialiste reprochera au républicain-conservateur de rester républicain, de ne pas oser s'avouer franchement réactionnaire, et marquera sa préférence pour un impérialiste ou un royaliste. Chacun des deux discutants cherchera à éloigner son adversaire de la situation qu'il occupe lui-même et à le repousser vers les opinions extrêmes ou tenues pour telles. De même un républicain reprochera à un impérialiste de ne pas aller jusqu'à la royauté et réciproquement un royaliste reprochera à ce même impérialiste de ne pas oser aller jusqu'à la république. C'est encore ainsi qu'un militariste reprochera à un pacifiste modéré ne pas oser s'avouer vraiment antimilitariste, et qu'un antimilitariste violent déclarera préférer les francs militaristes aux pacifistes modérés, etc., etc.
Les discussions religieuses nous offrent si nous voulons les y chercher un nombre illimité d'exemples du même phénomène. On pourra remarquer qu'un catholique qui devrait juger de la valeur des différentes religions selon qu'elles sont plus ou moins proches de la sienne manifestera, lorsqu'il discute, sa préférence pour les religions les plus lointaines, et même pour la négation de toute religion. Il préférera un israélite à un protestant, un athée à un déiste, et tentera de repousser vers ces extrêmes ceux qui occupent les situations plus voisines de celles que lui-même occupe (1).
Réciproquement un athée, qui devrait préférer les religions d'apparence moins religieuse ou plus modérée, marquera souvent sa prédilection pour le catholicisme. Il reprochera aux protestants de ne point aller jusqu'à la religion catholique, et s'il discute avec les catholiques, il préférera presque généralement ceux qui « ont la franchise » de leur intransigeance. L'argument des extrêmes est perpétuellement employé dans toutes les discussions religieuses et chacun pourra s'en rappeler des exemples aussi nombreux qu il le voudra. Sans qu'on puisse nous accuser de vouloir tomber dans l'actualité, il nous sera permis de trouver celui-là tout à fait remarquable que nous ont donné ces temps derniers les anticléricaux les plus notoires en approuvant bruyamment l'encyclique de Sa Sainteté Pie X contre les modernistes.
Ce même argument, avec ses mêmes procédés, se retrouvera, si on veut bien les analyser, dans toutes les discussions esthétiques, où les partisans d'une école quelconque marqueront également leurs préférences pour les écoles les plus lointaines et tächeront d'y repousser ceux qui peuvent sembler plus près d'eux. C'est ainsi qu'en musique et en peinture les disciples de Debussy et de Cézanne professent une admiration qui peut sembler singulière pour Mozart et pour Ingres; et, pour peu qu'on suive les querelles littéraires, on verra les décadents les plus célèbres et les plus ridicules affecter un goût marqué pour l'art si ordonné et si volontaire de Racine, et reprocher volontiers aux classiques d'aujourd hui de ne pas se borner à l'imiter.
Réciproquement les pseudo-classiques contemporains, qui n'admettent pas que la langue ait pu changer depuis le xviie siècle, reprochent aux mêmes classiques d'aujourd'hui de ne point aller jusqu'aux théories et jusqu'à la pratique des décadents.
Cet argument sera plus apparent encore si l'on rappelle l'usage qu'on en fait couramment dans la discussion d'une question technique de prosodie. Les défenseurs du vers libre reprochent généralement aux poètes classiques contemporains de rimer autrement que pour les yeux, de ne point proscrire rigoureusement l'hiatus, d'user des rejets et d'enjambements, de déplacer ou même de supprimer entièrement la césure, etc., etc.
Voyant clairement qu'ils ne les pourront jamais amener au vers libre, ils cherchent à les repousser vers la thèse qui leur semble la plus extrême. Et réciproquement encore certains critiques pseudo-classiques reprochent à ces classiques modernes de vouloir précisément rester classiques. Puisque vous acceptez les hiatus, les rejets, les enjambements, etc., ayez donc, leur disent-ils, le courage d'aller jusqu'au vers libre ! »
Nous venons de voir l'emploi de cet argument dans les discussions politiques, religieuses et esthétiques. I nous eût été facile dans chacune de ces disciplines de multiplier les exemples, ou d'en chercher de nouveaux et d'analogues dans les discussions morales, scientifi- ques, tactiques, commerciales, sportives, etc. Mais les exemples que nous avons choisis nous paraissent assez nombreux et assez typiques, sans qu'il soit nécessaire de continuer une énumération qui devient fastidieuse des qu'on la sent indéfiniment possible. Au reste, cha- cun pourra facilement se rappelerdes exemples en quel. que nombre qu'il le voudra pour se bien convaincre que l'argument des extrêmes, encore qu'ignoré, est le mode presque nécessaire de toute discussion, de quelque ordre qu'elle soit (2).
Cet argument étant universel et indépendant du sujet de la discussion dans laquelle il sert, peut être isolé par abstraction et representé d'une manière schématique. Dans toute discussion les différentes positions possibles peuvent étre figurées par les lettres de l'alphabet : A, B, C, D.. ... Z Sur cette ligne prenons une position quelconque M par exemple; si le discutant placé en M voit qu'il ne peut ramener à M un adversaire situé de A à M, il tentera de le repousser vers A. Il agira de même avec un adversaire placé entre Z et M et le repoussera vers Z s'il ne peut le ramener à M. Il en sera rigoureusement de même quelque lettre que l'on veuille choisir.
L'existence de cet argument, sa fréquence et son universalité une fois constatées, nous devons, si nous voulons comprendre son mécanisme général, chercher les résultats qu'on obtient par l'emploi de cet argument, les raisons qu'on a de l'employer et les postulats qu'implique cet emploi.

SES RÉSULTATS. — Lorsque je discute et que je m'aperçois que je ne pourrai réduire un adversaire à mon opinion, pour quelque cause que ce soit, j'emploie alors nécessairement l'argument des extrêmes. Ou mon adversaire suivra mes encouragements et reculera jusqu'à l'extrême, ou au contraire, il gardera la position qu'il occupe.

  1. Dans le premier cas, qui d'ailleurs est tout à fait rare, mon adversaire ayant la naïveté d'écouter mes conseils et de reculer jusqu'à devenir un adversaire extrême, j'obtiens par cette manœuvre la disparition progressive d'un adversaire modéré et proche, et l'on verra plus loin les bénéfices certains que comporte pour moi cet éloignement. D'ailleurs plus mon adversaire va vers l'extrême, plus il échappe à l'argument des extrêmes, puisque cet argument a d'autant plus de force que celui contre lequel on l'emploie est moins extrême.
  2. Mais ce premier cas suppose chez mon adversaire une telle faiblesse dialectique qu'il ne se produit presque jamais, et que le second cas que nous allons étudier plus en détail a une telle fréquence qu'on serait presque tenté de le tenir pour le seul possible. Dans ce second cas les résultats obtenus par l'emploi de l'argument des extrêmes sont de deux sortes et nous dirons que les uns sont d'ordre sentimental et les autres d'ordre intellectuel - tout en maintenant que tous les deux sont obtenus par les procédés nécessairement logiques.

A) Dans ce second cas, mon adversaire, loin de suivre mes encouragements et de reculer vers l'extrême, garde soigneusement ses positions. Le premier résultat que j'obtiens de son refus de reculer vers l'extrême est de le discréditer aussitôt en l'accusant d'agir de la sorte par hypocrisie et lacheté. Assurément l'accusation est généralement implicite, et elle n'en est que plus dangereuse. Si je suis habile, j'aurai garde de l'accuser moi-même de manquer de courage et de loyauté; mais l'emploi de l'argument des extrêmes suscitera naturellement cette accusation dans l'esprit de mes auditeurs. Si mes raisons sont solides ou paraissent telles, si j'ai assez d'adresse pour démontrer à mon adversaire modéré que rien dans ses principes ne le distingue des adversaires qui occupent ou pourraient occuper la place extrême, et que par conséquent il devrait normalement reculer jusqu'à cette place, je le mets par là même dans une situation fort embarrassée. Car il apparaîtra alors aux yeux de tous que, s'il reste dans la position modérée, c'est qu'il veut à toute force y rester, et qu'il agit ainsi, non par raison et conviction, mais par un acte arbitraire de sa volonté.
La conclusion certaine que les auditeurs tireront de sa conduite, c'est qu'il est un hypocrite et un lâche. Ils lui reprocheront de déguiser ses opinions et de cacher son jeu; de ne point oser avouer « ses idées de derrière la tête » de « mettre de leau dans son vin », pour les amadouer, etc., etc. J'aurai donc pu susciter contre lui des accusations fort graves et auxquelles il aura grand'peine à répondre, car les auditeurs ne l'écouteront plus qu'avec méfiance, persuadés qu'il ne saurait plus rien entreprendre que de les tromper.
Si par un hasard heureux, j'ai outre mon adversaire modéré un adversaire extrême, le jeu de l'argument des extrêmes sera plus facile et apparaîtra plus nettement. J'opposerai sans cesse alors mon adversaire extrême à mon adversaire modéré; je vanterai son courage et sa franchise, et les auditeurs, ayant devant les yeux un exemple vivant d'une attitude vraiment loyale, éprouveront une sorte de fureur contre l'adversaire modéré, hypocrite, fourbe et honteux.
L'argument des extrêmes a donc pour premier résultat de donner à l'adversaire le plus modéré et le plus proche une attitude apparemment hypocrite et lâche, et de susciter ainsi contre lui l'antipathie des auditeurs. Ce premier résultat, encore qu'il ne puisse être obtenu que par un fonctionnement logique, peut apparaître d'ordre psychologique puisqu'il consiste à susciter une sympathie ou une antipathie sentimentale.

B) Mais l'argument des extrêmes, s'il attire la sympathie sur l'adversaire extrême et l'antipathie sur l'adversaire modéré, attire également une estime nettement intellectuelle sur l'adversaire extrême, et par contre une mésestime également intellectuelle sur l'adversaire modéré. Nous venons de voir que l'emploi de cet argument suscitait chez les auditeurs l'accusation de lâcheté et d'hypocrisie contre l'adversaire plus modéré : nous allons voir qu'il suscite encore contre lui l'accusation d'illogisme, de contradiction et même de faiblesse d'esprit, alors que l'attitude de l'adversaire extrême obtient une entière approbation intellectuelle.
Si nous voulons chercher les causes de cette estime et de cette mésestime, nous les trouverons en ceci que l'adversaire modéré, précisément parce qu'il est modéré, est plus difficile à définir que l'adversaire extrême et demande pour être compris un effort intellectuel plus considérable.
Un adversaire extrême : royaliste, anarchiste, athée, etc., etc., est en quelque sorte connu du fait même qu'il est nommé, et l'esprit commun n'a presque point d'effort à faire pour le définir et pour le classer. Certes l'on ne connaît pas soi-même et actuellement toutes les qualités comprises sous le vocable désignant un adversaire extrême; mais ces qualités, on les a connues, et l'on sait que d'autres les connaissent. On a dès lors la notion très claire, encore que souvent illusoire, qu'il nous suffirait pour connaître exactement ces qualités des plus brefs renseignements, du plus petit effort de mémoire, ou de la plus simple déduction.
Si l'on ne connaît point ces qualités, ou si on ne les connaît en quelque sorte qu'implicitement, si l'on ne sait pas ce qu'elles sont exactement, l'on sait à peu de choses près ce qu'elles seront, et que leur connaissance explicite ne nous causera aucune surprise. L'on a donc confiance dans l'exactitude du mot désignant un adversaire extrême. Cette confiance nous délivre précisément du souci de penser à toutes les qualités qui le distinguent et le déterminent, puisque ces qualités nous les tenons pour incluses dans le signe qu'il arbore.
Il suffit donc à un adversaire extrême de s'énoncer pour nous rassurer aussitôt et nous donner l'idée que nous le connaissons. Il ne nous demande aucun effort, n'exige aucune attention et nous dispense même de réfléchir, en offrant à notre pensée un terme en lequel elle peut avoir assez de confiance pour le laisser travailler à sa place. L'attitude de cet adversaire le rend ainsi complice de la paresse symbolico-nominalistique qui est au fond de tout esprit humain et par cela même il ravit notre estime.
Un adversaire modéré au contraire demande pour être connu une attention perpétuelle. Car le terme qui le désigne ne saurait lui servir de définition et il lui est nécessaire pour se faire connaître, de s'expliquer en détail et d'entreprendre l'énumération presque complète de ses qualités. Or, ces explications et ces énumérations sont au plus haut point fatigantes pour l'esprit des auditeurs. Elles sont de plus vexatoires en leur montrant sans cesse combien ils se trompent et combien ils doivent se donner de mal pour comprendre exactement.
Il ne me faudra point une grande habileté pour que soient imputées à illogisme et contradiction la complexité des opinions de cet adversaire et pour que les auditeurs attribuent la difficulté qu'ils ont de le comprendre à ce qu'il ne sait ni ce qu'il veut, ni ce qu'il dit. L'emploi de l'argument des extrêmes attire donc l'antipathie, « accusation d'hyprocrisie et de lâcheté » et la mésestime, « accusation de contradiction et d'illogisme » sur l'adversaire proche; antipathie et mésestime proportionnelles au degré de proximité de cet adversaire.
Ces deux résultats sont certains. On n'en doutera point pour peu qu'on observe le public, ou mieux qu'on s'analyse soi-même si l'on en a fait partie. Dans ce dernier cas on pourra se rappeler avoir été dupe de cet argument, et les efforts véritables qu'il nous a fallu faire pour y échapper.

LES RAISONS QU'ON A DE L'EMPLOYER. - II nous faut chercher maintenant pourquoi celui qui emploie cet argument tient précisément à obtenir ces deux résultats. Car enfin, ce devrait m'être indifférent que mes auditeurs aient de la sympathie et de l'estime pour un de mes adversaires plutôt que pour un autre et il semblerait que je dusse souhaiter que cette sympathie et que cette estime se portent plutôt sur l'adversaire modéré et proche que sur l'adversaire extrême. La recherche générale et systématique de ces deux résultats mérite donc une explication.
Elle tient dans ce fait que l'adversaire modéré et proche est plus dangereux que l'adversaire extrême et que le danger qu'il constitue diminue à mesure qu'il s'éloigne et va vers l'extrême. En effet l'adversaire extrême se condamne par sa propre attitude. Je sais fort bien qu'il effarouche les auditeurs et que la sympathie comme l'estime qu'il peut provoquer ne sont point inquiétantes, car elles ne réaliseront jamais en approbations pratiques. Le public vantera sa franchise et son courage, prisera hautement sa logique et la netteté de ses déclarations mais ces honneurs resteront honorifiques et ne lui vaudront jamais une adhésion active.
De plus, si cet adversaire extrême est moins dangereux en ce qu'il suscite la terreur en même temps que la sympathie et l'estime, il l'est encore en ce sens qu'il est plus facile à combattre que l'adversaire modéré. En effet ces situations extrêmes sont connues depuis long- temps, et les arguments pour réfuter ceux qui les occupent s'offrent d'eux-mêmes à l'esprit; ce sont des arguments qui ont cours, qui traînent partout, et qui me viennent sans effort.
Tout le monde connaît les arguments, bons ou mauvais il est vrai, mais bons dialectiquement, car ils sont toujours efficaces, à opposer à un anarchiste, à un royaliste, à un athée, etc., etc. Ces arguments seront d'un effet certain, car l'adversaire extrême ne pourra guère y répondre sans paraître se déjuger et renoncer ses principes. Il est en quelque sorte clos dans sa propre définition et je pourrai l'y accabler à mon aise de tous les traits que je voudrai sans qu'il puisse se permettre d'en sortir pour se défendre et m'attaquer à son tour.
Un adversaire modéré et proche est incontestablement plus dangereux car il me faut d'abord pour le combattre une perpétuelle adaptation aux idées qu'il émet. Il me faut réfléchir et faire grande attention pour répondre à un républicain-conservateur, à un radical-socialiste, à un libre-penseur libéral, etc., etc., et aux défenseurs de toutes autres thèses infiniment plus nuancées encore. Je les sens souples et fuyants, et mon argumentation contre eux doit se renouveler sans cesse pour épouser les formes innombrables qu'il leur est possible de revêtir.
C'est une lutte de tous les instants, pleine de surprise et d'embuches et dans laquelle mon adversaire peut toujours m'échapper au moment même que je crois le saisir (3).
Mais si je crains un adversaire modéré et proche parce que je suis moins sur de le vaincre, je le crains davantage encore parce qu'il a, lui, directement plus de chances de me vaincre, et ces chances sont de deux sortes.
1° Tout d'abord, du fait même qu'il est proche il me connaît mieux et peut m'attaquer d'une façon beaucoup plus sûre. Je crains peu en effet les arguments d'un adversaire extrême, et parce qu'il me connaît peu et parce que la situation même qu'il occupe lui interdit l'usage de certaines armes. Si je suis conservateur par exemple, que peuvent me faire les attaques d'un anarchiste? Si je suis catholique, celles d'un athée? Absolument rien? Outre, comme nous l'avons dit, que l'adversaire extrême me connait peu, il lui est impossible, de la place qu'il occupe, de m'attaquer sérieusement et ses traits ne sauraient m'atteindre. Il est à remarquer même que généralement il me néglige et que feignant de me tenir méprisant oubli, il renonce à une lutte inutile et se borne à développer sa thèse sans songer même à la défendre ou à attaquer la mienne.
2º Et nous percevons ici la seconde raison pour laquelle un adversaire modéré et proche a plus de chances de me vaincre qu'un adversaire extrême. C'est qu'entre ce dernier et moi il n'y a aucune concurrence possible. Il a ses partisans et j'ai les miens et dès la première rencontre notre clientèle est respectivement délimitée. Tout ce que nous pouvons faire lui et moi, et ce qu'en réalité nous faisons, c'est de nous rendre davantage maître de notre propre clientèle, de la faire plus cohérente et plus disciplinée, tout en respectant celle de notre adversaire qu'on sent bien qu'il serait inutile de chercher à lui ravir. Je suis sûr si je discute avec un adversaire extrême de n'avoir point tout l'auditoire, mais sûr aussi que lui non plus ne l'aura pas tout entier. Je sais encore que la majorité des auditeurs qui font la clientèle de mon adversaire extrême ne seraient jamais avec moi si cet adversaire n'existait point, de sorte que s'il existe il ne me ravit à peu de chose près que ce que je ne pourrais avoir.
Il n'en va point de même avec un adversaire modéré et proche, et c'est justement dans ma propre clientèle qu'il cherche à se créer la sienne. Nous sommes donc réellement concurrents et cette concurrence est d'autant plus grave qu'est plus proche de moi l'adversaire qui me la fait.
Plus il est proche en effet, plus sa thèse semble se confondre avec la mienne et plus mes arguments renforcent les siens. Je le sens présent sous tous mes efforts et je ne puis remporter la plus petite victoire qu'il n'en profite aussitôt. Architecte embarrassé il ne m'est permis de rien entreprendre sans employer les matériaux dont lui-même fait précisément usage. Il s'abrite ainsi sous le monument que je dresse et je suis forcé d'accepter l'aide sournoise qu'il ne me donne que dans le secret espoir, une fois la doctrine construite, d'en rester le maître ou de m'en chasser. Et il me sera fort difficile de me défendre et de déclarer : ceci est à moi seul. Les infiltrations de mon adversaire apparaîtront partout; il pourra réclamer les matériaux qui nous sont communs et je ne pourrai le combattre ou repousser ce qui vient de lui sans compromettre la solidité de l'édifice. Le public incertain, incapable de discerner entre nous des différences précises oscillera sans cesse de lui à moi, ou il ira à mon adversaire, ou, s'il vient à moi, il demeurera chaotique et trouble sans qu'il me soit possible de le dominer entièrement.
C'est pour cela que dans toutes les religions, dans toutes les doctrines, dans tous les partis quels qu'ils soient, les excommunications ont été les plus nombreuses contre les adversaires les plus proches et qu'une surveillance hostile a paru nécessaire à l'endroit de ceux qui semblent faire corps avec nous et pouvoir ainsi ruiner notre œuvre en y collaborant.

SES POSTULATS. - Telles sont les raisons pour lesquelles nous employons, souvent à notre insu, l'argument des extrêmes, à seule fin d'en obtenir les résultats que nous avons mentionnés plus haut.
Nous devons encore nous demander quels sont les postulats de cet argument et quelle attitude intellectuelle il implique chez ceux qui l'emploient. On peut remarquer que ceux qui se servent de cet argument le font généralement avec âpreté et violence, alors que ceux qui cherchent à absorber l'adversaire montrentune bienveillance conciliante. Cela s'explique aisément par ce fait que l'argument des extrêmes consiste à repousser loin de soi l'adversaire et la méthode d'absorption, à l'attirer et partant à le séduire. Ces apparences violentes ou aimables, si explicables qu'elles soient, ne laissent point de pouvoir nous tromper et de nous faire supposer que l'argument des extrêmes implique le sectarisme; et la méthode d'absorption, le libéralisme et l'éclectisme. Or c'est exactement le contraire : l'argument des extrêmes, malgré le ton généralement violent de ceux qui l'emploient, postule l'éclectisme le plus large et l'indifférence à la vérité, alors que la méthode d'absorption postule la conviction fanatique et la croyance à une vérité exclusive.
En effet, si je cherche à convaincre mon adversaire, à l'absorber dans mon opinion, c'est que j'ai la conviction que cette opinion est la seule vraie ou la seule soutenable, ce qui revient au même. Je ne saurais admettre que d'autres opinions pussent être bonnes ou vraies. Elles sont de moins en moins mauvaises ou de moins en moins fausses à mesure qu'elles sont plus proches de moi; mais elles ne seront vraies ou bonnes qu'en s'absorbant complètement dans la mienne: et, quelque douceur que j'y mette, il est certain qu'en employant cette méthode je poursuis la destruction totale de tous mes adversaires.
Par contre, lorsque, reconnaissant l'impossibilité de réduire mon adversaire, j'emploie l'argument des extrêmes, je retire aussitot à l'opinion que je défends les caractères de la vérité. Car, si je tiens mon opinion pour la vraie, je dois nécessairement chercher à y ramener mes adversaires, et le fait même que je tâche de les en éloigner, implique que cette opinion n'est plus pour moi la verité, mais ma vérité, c'est-à-dire une opinion quelconque, la meilleure peut-être, mais non plus la vraie. J'accepte dès lors l'existence de vérités multiples et la manière d'adhésion que je leur donne sera d'autant plus forte que ceux qui les édifieront opèreront loin de moi et me laisseront ainsi plus tranquille dans ma propre vérité.
En résumé l'argument des extrêmes consiste donc à repousser vers les situations extrêmes un adversaire qu'on sent qu'on ne pourra absorber. Cet argument est universel, indépendant du sujet discuté, et bien qu'ignoré il est le mode normal de toute discussion. Cet argument a pour résultat de jeter le discrédit sur l'adversaire proche, discrédit proportionnel à la proximité de cet adversaire.
Nous employons cet argument et recherchons résultats parce que nous sentons qu'un adversaire impossible à réduire est d'autant plus dangereux qu'il est plus proche. Les postulats de cet argument sont l'éclectisme et l'indifférence à la vérité.

APPENDICE. — Notre étude de l'argument des extrêmes semblerait devoir se terminer ici. Cependant une double question se pose et se précise à mesure que nous analysons ce phénomène dialectique. Comment se fait-il que l'argument des extrêmes soit plus fréquent que la méthode d'absorption, et comment pouvons-nous croire que la méthode d'absorption soit justement la méthode normale, et la seule employée? La méthode d'absorption tenterait certainement celui qui n'aurait jamais pris part à une discussion quelconque, ni comme auditeur, ni comme discutant, et n'en aurait aucune intuition. Il tiendrait son opinion pour la vérité et tenterait d'y ramener ceux qui s'en éloignent, persuadés qu'ils ne sont loin de lui que par ignorance ou par erreur.
Mais dans une discussion réelle, un discutant quelconque, à moins d'être spécialement honnête ou naïf, défend son opinion uniquement parce que c'est la sienne et l'on pourra lui démontrer qu'il a tort de demeurer dans la position qu'il occupe, il ne la quittera point car ce n'est pas par raison qu'il l'occupe. C'est pourquoi la méthode d'absorption ne peut servir que dans des cas axcessivement rares. Dilese heurte au paru pris naturel et nécessaire de tout discutant et nous en sentons tellement l'inutilité que nous renonçons même à en tenter l'emploi.
L'argument des extrêmes est donc généralement exigé par la nature même de toute discussion; cependant il n'est point connu, et la méthode d'absorption est tenue pour la seule normale et la seule employée. Cette illusion peut s'expliquer: l'argument des extrèmes doit, pour réussir, être nécessairement dissimulé. Nous n'en pouvons, si nous sommes discutant, avouer ni les postulats qui sont l'indifférence à la vérité, ni les résultats qui sont le discrédit jeté sur l'adversaire le plus proche, et nous ne pouvons reconnaître que nous cherchons ces résultats parce que l'adversaire nous fait d'autant plus peur qu'il est plus près de nous.
Si nous sommes auditeurs, nous ne pouvons non plus reconnaître l'existence de cet argument, puisqu'il ne peut obtenir de succès que si nous en sommes les dupes, ou les complices. La méthode d'absorption au contraire consistant à ramener son adversaire à une opinion qu'on tient pour la vérité peut s'avouer entièrement; et mieux elle sera connue, mieux le discutant comme les auditeurs en saisiront le jeu, plus elle aura de chances de succès.
Cette presque nécessité pour qu'ils soient efficaces, que la méthode d'absorption soit connue, et l'argument des extrêmes considéré comme inconnu, nous expliquera pourquoi ce dernier est en réalité inconnu, et pourquoi la méthode d'absorption est tenue pour la seule possible, si nous songeons que nous ne nous rendons jamais fort bien compte des arguments que nous employons.
Nous avons été forcés en effet pour les besoins de cette étude de supposer chez le discutant comme chez l'auditeur une conscience de la discussion plus forte qu'ils ne l'ont jamais.
Car il en est de la dialectique comme du langage, qui prend une sorte d'existence indépendante de celui qui s'en sert. On étonnerait fort un illettré en lui montrant que dans une conversation courante il a manie les plus délicats rouages de la morphologie ou de la syntaxe, car ce mécanisme grammatical qu'il met en mouvement existe en dehors de lui. De même la dialectique que nous employons existe en dehors de nous. Nous en avons à l'état normal une faible conscience, mais cette conscience peut augmenter ou diminuer selon les besoins de la discussion.
C'est pourquoi l'argument des extrêmes, bien que généralement employé devient inconscient, car il est nécessaire qu'il soit inconnu, alors que la méthode d'absorption nécessitant une très claire conscience nous paraît dans une discussion quelconque recouvrir le champ dialectique tout entier.

VINCENT MUSELLI.


(1) Nous pourrions citer certains ecclésiastiques qui emploient tour à tour la méthode d'absorption et l'argument des extrêmes, qui dans leurs livres ont jugé, ainsi qu'ils devaient le faire catholiquement, la valeur des différentes religions selon qu'elles étaient plus ou moins proches du catholicisme et qui dans la chaire raisonnant trop humainement ont employé l' argument des extrêmes et déclaré préférer un israélite à un protestant. Cela nous montre combien l'argument des extrêmes est naturel et normal, que de voir ceux qui devraient le plus se l'interdire ne pas toujours résister à la tentation d'en user. (2) Nous tenons dès maintenant à répondre à quelques objections que l'on pourrait nous faire : 1° On pourrait d'abord nous reprocher de placer sur la même ligne et de sembler considérer comme le prolongement l'une de l'autre certaines théories qui n'ont absolument rien de commun. Nous le savons. Il est certain par exemple que la thèse royaliste ne se trouverait point sur le prolongement d'une ligne allant de la thèse républicaine à la thèse impérialiste. — Il est certain également qu'une ligne suivant l'évolution du vers généralement syllabique des classiques au vers rythmique des modernes ne rencontrerait jamais le vers libre si loin qu'on la prolonge, mais au contraire irait toujours en s'en écartant. De mème encore une ligne allant du catholicisme au protestantisme n'atteindra jamais le judaïsme, etc.,etc. — Tout cela est certain ; mais il est certain par contre que lorsque nous discutons il se trace nécessairement une ligne logique idéale sur laquelle nous sommes forcés de placer des thèses qui hors de la discussion n'ont souvent rien de commun. C'est ainsi que, si un républicain discute avec un impérialiste, la thèse royaliste lui paraîtra réellement sur le prolongement d'une ligue allant de la thèse républicaine à la thèse impérialiste, etc., etc, et dans toutes les discussions on pourra constater le même phénomène. — Peu nous importe de savoir en quoi les thèses placées sur cette même ligne peuvent se ressembler ou se contredire; cette ligne, cette direction idéale est dialectiquement réelle et c'est tout ce qu'il nous faut ici. 2° On pourra nous reprocher encore de n'avoir point vu que certaines ¿coles que nous qualitions déloignées, sont réellement proches et que par exemple certains disciples de Debussy sont réellement proches de Mozart et que l'admiration qu'ils lui témoignent vient précisément de cette proximité. Certains politiciens avancés sont également très proches quelquefois des théoriciens de la royauté et la sympathie qu'ils leur montrent tient justement à ce qu'ils les sentent proches, et non pas extrêmes comme nous paraissons le croire. A cette objection nous répondrions d'abord que ces cas où les extrèmes se touchent sont singulièrement rares, et qu'ils prouvent tout au plus que nous avons pu mal choisi certains de nos exemples, sans infirmer en rien la loi générale que nous cherchons à établir. De plus, une fois ces cas constatés, nous pourrions distinguer la sympathie que l'un des extrèmes manifeste à l'autre extrême parce qu'en réalité ils sont proches, de la sympathie toute dialectique qu'il manifeste parce que, tout en étant proches, ils apparaissent comme extrêmes. 3° Quand nous disons que cet argument des extrêmes se trouve normalement employé dans toutes les discussions, nous ne voulons pas dire quil soit toujours nettement exprimé. Il peut se réduire parfois à une simple boutade. Dans sa forme complète il consiste à repousser un adversaire vers une thèse extrême. Mais dans la plus simple manifestation d'une préférence pour une thèse extrême, il est légitime de voir un embryon de l'argument des extrêmes. Un conservateur oui, dans une conversation où il est question des socialistes, dit : « Je préfère les anarchistes » emploie en ces mots, d'une façon élémentaire, l'argument des extrêmes. 4° Faut-il dire enfin que lorsque nous parlons d'une discussion nous n'entendrons point une discussion forcément orale, et nécessitant la présence en un même lieu des auditeurs et des discutants; et qu'une discussion peut se manifester de toutes les façons, se dérouler dans un temps indéfini: et que les auditeurs ou les discutants peuvent occuper tous les points possibles de l'espace? (3) Il est bien certain que cette crainte et ce danger sont réciproques. Pour reprendre le schème tracé plus haut. si sur la ligne A Z occu- pant la situation " par exemple, je redoute spécialement les adver- suires situés en G et en I, ces mêmes adversaires me redouteront beaucoup plus qu'ils ne redouteraient un adversaire plus proche de Z ou de A.

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