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couverture de la revue Le Spectateur

De la valeur pratique des idées intitives dans les sciences appliquées

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 9, janvier 1910.

En dépit des règles formelles dans lesquelles les logiciens ont prétendu enfermer l'activité intelligente de l'esprit, celui-ci ne reste pas toujours à l'école, et emploie, le plus souvent inconsciemment d'ailleurs, pour son usage journalier, une sorte de logique naturelle, beaucoup plus complexe, et fréquemment moins rigoureuse que celle qu'on a pu lui enseigner. Ainsi, en face de la langue épurée de l'hôtel de Rambouillet, trouvait-on la langue populaire et, vivante dont les véritables lois de formation et d'évolution étaient méconnues des Vaugelas de cette époque. Ils avaient cependant tiré leurs règles du langage lui-même, mais ç'avait été à la suite d'observations insuffisantes, et quand leur système prétendit le régenter, il se trouva d'une logique moins profonde que l'usage qu'il voulait condamner. Il en est encore ainsi de la logique elle-même, et l'un des cas les plus frappants, où elle pêche dans ce sens, se trouve dans ce fait que l'utilisation critique des idées intuitives n'a pas de place dans ses méthodes classiques. Dans les sciences physiques et mécaniques, que nous examinerons plus particulièrement, on a longtemps considéré comme un accident heureux toute conquête due à l'intuition, dans le cas où elle tombait juste, habitué qu'on était à la laisser passer inaperçue ou à la traiter comme une distraction momentanée quand elle s'égarait. Les erreurs qui découlent de là sont de deux sortes : en premier lieu, pour l'unité de la logique, on a été amené à attribuer à d'autres procédés les résultats dus réellement aux idées intuitives; en second lieu, quand ces faits sont devenus l'objet d'un enseignement, il a fallu les rattacher à l'ensemble antérieurement établi par des apparences de déductions ou d'inductions qui cachaient des hypothèses nouvelles. C'est que l'intuition parle en postulats, sans s'occuper de démonstrations; seule, l'expérience peut mesurer sa valeur, et quoi qu'il en dût coûter aux esprits trop méthodiques, il vaut mieux admettre dans la science, avec l'aveu de leur origine, tous les faits exactement constatés, que de chercher, pour ainsi dire, à faire de faux états civils aux enfants trouvés de la vérité, de peur de causer du scandale aux gens attachés aux grandes filiations logiques. L'histoire des sciences va nous fournir des images du genre d'erreurs dont nous venons de parler; d'autres exemples, tirés des sciences appliquées, nous montreront quelle valeur variable peuvent avoir les idées intuitives suivant les conditions dans lesquelles s'est fait le travail subconscient qui leur a donné naissance. De cet ensemble nous chercherons à dégager quelques règles critiques de la bonne intuition.

I

Nous tirerons de l'ouvrage de M. Duhem : La Théorie physique, son objet et sa structure, deux exemples de l'exclusion erronée de l'intuition due à leurs auteurs mêmes, dans la construction de grandes théories scientifiques, encore admirées comme des monuments de la pensée humaine. Newton, dans les Philosophiae naturalis principia mathematica, déclare « rejeter résolument hors de la philosophie naturelle toute hypothèse que l'induction n'a point extraite de l'expérience », et l'exposé de son système de l'attraction universelle semble l'application grandiose de ce principe d'induction et de généralisation appliqué aux faits d'expérience ou aux lois expérimentales. Ampère, plus tard, affirme « que toute théorie physique se doit tirer de l'expérience par la seule induction ; aucune œuvre ne s'est plus exactement moulée sur les Philosophiae naturalis principia mathematica que la Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l'expérience » (1). Mais la solidité logique de ces mémoires célèbres n'est qu'apparente. En ce qui regarde Newton, M. Duhem fait voir nettement que si l'on prête aux lois de Képler une exactitude absolue, le principe de la gravitation universelle est en contradiction avec elles, — que d'ailleurs, « sous leur forme purement expérimentale, elles restent impropres à suggérer ce principe », — qu'il faut dans ce but les traduire symboliquement en faisant intervenir les lois de la dynamique (2), lois qui manquaient jusqu'à Newton, et de vérification sérieuse, et même d'énoncé précis, — que des lois expérimentales et approchées de Képler, la dynamique permettait de donner une infinité de traductions symboliques différentes, dont une seule s'accorde avec le principe de Newton. Ni par la méthode déductive, ni même par la méthode inductive et généralisatrice, le principe de la gravitation universelle ne peut donc être rattaché aux lois de Képler, il ne fut que suggéré par elles, et nous nous trouvons ramenés à la légende de la pomme, en ce sens plus vraie que l'histoire. Ce n'est pas à dire que l'intuition géniale fut instantanée, les travaux de Newton prouventle contraire ; il faut toutefois laisser aux idées intuitives la conquête de cette lumière définitive qui déchira les derniers voiles, comme le premier éclair lancé par le disque solaire commence enfin le jour, dont l'aube ne faisait qu'annoncer la splendeur. Et en effet, comment Newton a-t-il eu l'idée de transformer les formules qui exprimaient les lois de Képler pour mettre en évidence la force d'attraction, comment est-il arrivé à préciser cette notion de masse, si obscure, si vague avant lui, si ce n'est guidé par une lumière intérieure, une conviction intime qui devançait les preuves? Quand il élabora ensuite son mémoire, il crut mettre à jour toutes les étapes du travail partiellement inconscient qui s'était opéré en lui. C'était chose logiquement impossible, la base manquait, l'observation expérimentale, sur quoi devaient reposer, d'abord les principes de la dynamique, ensuite les lois de Newton. Ce qui nous remplit d'admiratien encore aujourd hui, c'est que les fondations qui manquaient à la colossale architecture sortie de son cerveau, l'expérience se chargea de les maçonner par des vérifications splendides : les actions mutuelles de toutes les masses en jeu dans le système solaire permettaient de calculer les perturbations du mouvement des planètes par rapport aux lois de Képler; les perturbations observées furent d'accord avec les prévisions. Et quand inversement une exception sembla se présenter, on conclut de l'action inexpliquée à une masse nouvelle, dont on calcula la valeur et la position. Le télescope fut braqué dans la direction observée: on découvrit Neptune. Si avec M. Duhem nous revenons de même au mémoire d'Ampère, nous remarquons que certaines des expériences fondamentales sur lesquelles il appuie sa théorie, ou bien ne peuvent être réalisées avec la précision nécessaire aux mesures quantitatives, — ou bien sont des expériences négatives dans lesquelles « tous les frottements, toutes les résistances passives, toutes les causes d'erreur tendent précisément à produire l'effet qu'on souhaite d'observer » (3), — ou bien même, comme Ampère l'avoue avec candeur à la fin de son travail, ces expériences n'ont pas été effectuées ! « Je n'ai pas encore eu le temps, dit-il, de faire construire les instruments représentés dans la fig. 4 de la planche première, et dans la fig. 20 de la seconde planche. Les expériences auxquelles ils sont destinés n'ont donc pas été faites. » « Bien loin donc (4) que la théorie électrodynamique « d'Ampère ait été entièrement déduite de l'expérience, « l'expérience n'a eu qu'une part très faible à sa formation, elle a été simplement l'occasion qui a éveillé l'intuition du physicien de génie et cette intuition a fait le reste. » Ces phénomènes intuitifs pris ici sur le vif ne sont d'ailleurs pas exceptionnels; l'histoire des sciences montre comment les prédécesseurs de Newton s'étaient progressivement rapprochés de la conception de la gravitation jusqu'à toucher presque au but — l'auteur de la « Théorie physique » cite d'une manière frappante leurs propres termes, — quand enfin Newton triompha de ce problème. « Quand (5) les progrès de la science universelle ont suffisamment préparé les esprits à recevoir une théorie, celle-ci naît d'une manière presque forcée; et, bien souvent, des physiciens qui ne se connaissent pas, qui poursuivent leurs méditations bien loin les uns des autres, l'enfantent presque en même temps; on dirait que l'idée flotte dans l'air, portée d'un pays à l'autre par le vent qui souffle, prêt à féconder tout génie qui est en état de l'accueillir et de la développer, semblable au pollen qui engendre un fruit partout où il rencontre un calice mûr. ». Tant que la part de l'intuition n'eut pas été délimitée dans les grandes découvertes dontl'objet fait aujourd'hui partie des études classiques, l'enseignement ne put avoir plus de rigueur que les mémoires originaux des savants, ou plutôt il eut, ce qui est bien plus dangereux, une fausse rigueur, une rigueur apparente qui s'appuyait sur des expériences non faites, quand elles n'étaient pas irréalisables, ou même absurdes. Les résultats de cet enseignement étaient de deux sortes : ou bien il satisfaisait l'esprit de l'étudiant qui n'avait pas vu la faille, et ce dernier était alors exposé à des applications fautives de lois dont il ne pouvait connaître les véritables bases, ni apprécier la portée exacte, — ou bien l'élève plus réfléchi découvrait le défaut de solidité de la façade factice, et généralement impuissant, à son degré d'instruction, à trouver aussi le remède, il se débattait au milieu de pétitions de principes et de cercles vicieux, essayait d'autres raisonnements, caducs eux-mêmes, et perdait un temps précieux, jusqu'à ce que plus tard il eût saisi un point d'appui ferme et un véritable guide (6). Cette gymnastique n'était certes pas sans profit, mais l'enseignement qui la laissait faire à l'étudiant faillait à sa tâche, qui était de l'amener sur le « front » comme un soldat bien armé, certes, mais le plus tôt possible, afin que son énergie s'exerçât plus utilement sur un terrain neuf, et non sur celui qui était déjà conquis.

II

Avant de demander aux sciences appliquées des exemples d'idées intuitives de valeur diverse, nous devrons prendre garde d'éviter l'erreur commune à ceux qui disent défavorablent de quelqu'un: « C'est un intuitif », ce qui signifie d'habitude: Cet homme se passe de raisonner, de calculer, de prévoir, et préfère, soit paresse d'esprit, soit manque de bon sens, s'en remettre à son pressentiment intérieur, à son intuition, au sens vulgaire de ce mot. Vraiment, peut-on encore décorer du nom d'idées intuitives celles qui émanent d'une sorte de rêve, ayant avec la réalité des points de contact aussi vagues, et aussi négligemment établis ? Certes, il y aura toujours, par la nature même des phénomènes psychologiques subconscients, quelque imprécision dans les limites qui en séparent les familles voisines: toutefois l'absence ou l'impossibilité d'une démarcation nette ne doit pas nous empêcher de tenir compte de son existence : les couleurs du spectre solaire sont insensiblement dégradées, et nous raisonnons sur chacune d'elles comme si nous savions l'isoler exactement des couleurs adjacentes. Ceci posé, nous pouvons considérer que l'intuitif dont nous venons de parler sort du cadre examiné ici pour se placer plutôt dans le groupe de ceux qui « schicksalent », pour employer un mot de l'argot des polytechniciens dont tout germanisant devinera immédiatement la formation, la valeur et l'utilité dans la langue française. Les non-germanisants nous sauront gré de leur expliquer à ce sujet que l'élève ayant, par exemple, à la suite d'un accident de laboratoire, manqué une analyse quantitative sans qu'il lui restât le temps de la recommencer, donnait un résultat plus ou moins au hasard, soit en se guidant vaguement sur le chiffre trouvé par un camarade dont la poudre à analyser avait à peu près la même coloration, soit en prenant la moyenne des résultats du laboratoire, soit même en combinant, d'une manière fantaisiste plus ou moins compliquée, les chiffres précédents avec son numéro matricule, la date de ce jour-là, et différents nombres fatidiques en mathématiques. Il « schicksalait », et parfois avec assez de bonheur. C'est au fond ce que fait inconsciemment l'intuitif de sentiment, en mêlant à l'étude insuffisante d'un problème des éléments absolument étrangers à la question. Tel par exemple M. Thiers, quand, sous Louis-Philippe, il déclara que les chemins de fer, alors nouvellement éclos, resteraient des jouets, qui arriveraient difficilement à lutter de vitesse avec les diligences. Il nous fallait écarter du domaine examiné ici cette contrefaçon de l'opération intuitive avant d'en arriver aux quelques exemples annoncés. Un aviateur aurait proposé récemment, pour augmenter l'efficacité d'un appareil volant, de le munir d'un ventilateur destiné à envoyer sous les ailes un courant d'air animé d'une certaine vitesse. Cette idée heurte les principes fondamentaux de la mécanique. Ii nous suffira d'invoquer celui de l'égalité de l'action et de la réaction : sur quoi s'appuiera l'air qu'on essaiera de lancer, pour prendre la vitesse qu'on veut utiliser? Sur la boîte du ventilateur, donc sur l'aéroplane lui-même. Les ventilateurs à terre transmettent au sol cette impulsion, l'effet en est naturellement nul, et a échappé à l'observation, donc à la réflexion, ou plutôt au raisonnement « télescopé » (7), à l'idée intuitive de l'aviateur, un simple praticien probablement. Son essai vaut celui de M. de Krack cherchant à se soulever en se tirant par les cheveux. Autre exemple : on trouve dans un dictionnaire technique bien connu, datant d'une quarantaine d'années, une proposition de son auteur pour améliorer le rendement des hélices marines qu'il affirmait devoir être toujours médiocres : elle consiste à munir le navire d'une voilure auxiliaire à efficacité augmentée par le système suivant : les voiles carrées (c'est-à-dire montées sur des vergues perpendiculaires aux mâts) seraient sur leurs bords verticaux pourvues de cordages, qui par des retours appropriés sur des poulies iraient se fixer sur les bielles de la machine actionnant l'hélice. Les voiles recevraient ainsi des impulsions successives qui augmenteraient leur effort sur le vent. La critique est aisée. Remarquons qu'il ne s'agit pas ici d'un coup d'aile, mais d'un simple mouvement de va et vient; et si à l'une des périodes, la voile s'efforce davantage contre le vent, à l'autre, elle lui cède d'autant plus. On démontrerait facilement que si l'on fait abstraction des frottements, ces mouvements alternatifs ne prennent à la machine aucune puissance; ils ne procurent aucun appui supplémentaire de la voile sur le vent, et sont sans effet sur la vitesse. L'auteur a fait en effet une confusion dont on comprend l'origine, dès que l'on songe que son étude raisonnée a dû être suivie d'un travail intuitif imparfait sur un sujet qu'il ne connaissait pas suffisamment. Et en effet, ce va-et-vient a bien quelque analogie avec le coup d'aile ou d'aviron, mais il lui manque à la fois et la brusquerie qui peut lui faire profiter de l'inertie de l'air, et le mouvement de repliement ou d'effacement lors du retour en avant. Il faut ajouter qu'au point de vue pratique tout marin aurait ri de cette idée, assez familiarisé avec le travail du vent pour en sentir intuitivement l'effet exact, même s'il lui avait été impossible de donner de bonnes raisons de son dédain. La question ci-dessus touche d'ailleurs à des problèmes délicats. Il est un fait d'expérience qu'un homme, naviguant sur une planche de flottabilité insuffisante pour soutenir, empêche la planche de couler tant qu'il pourra exécuter une suite de sauts ininterrompus. La pression continue est alors remplacée par une série d'impulsions brusques qui ne mettent pas en jeu les mêmes réactions résistantes que précédemment. C'est en se basant sur ce phénomène qu'on a démontré récemment (ce que l'expérience a confirmé) que l'on peut diminuer la vitesse moyenne de la descente d'un parachute, par des oscillations verticales du poids supporté. A priori, rien ne semble différencier cet effet de celui du va-et-vient de la voile. — En l'espèce, les questions diffèrent par mille points dont la discussion ne pourrait trouver place ici. On comprendra par la comparaison de ces quelques exemples quelle prudence et quelle modestie sont nécessaires à la bonne évolution de l'idée intuitive, qui, par cela même qu'elle n'est pas susceptible du contrôle continuel qu'on peut imposer au raisonnement, doit être soumise dès son éclosion à la critique la plus serrée. Les erreurs du genre de celles qu'on vient de voir sont innombrables ; il suffirait pour en former un volumineux dossier de dépouiller les demandes de brevets journellement déposées au Conservatoire des Arts-et-Métiers. On en peut tirer cette conclusion d'expérience, c'est que, pour inventer en mécanique, il faut avoir non seulement appris, mais approfondi les principes tout au moins de cette science. Et nous pourrions, à la mesure de l'utilité ou de la justesse de l'invention, déterminer le degré d'instruction théorique ou pratique de son auteur, suivant qu'il s'agit d'innovations relevant plutôt de la mécanique rationnelle ou de l'appliquée. Assez fréquemment, des contremaîtres, de simples ouvriers même, trouvent d'heureuses modifications dans la construction des outils ou des machines qu'ils manient; dès que par hasard ils touchent à un organe dont le fonctionnement met en jeu des principes qu'ils ignorent, ils tombent dans l'erreur. Ces faits, il importe de le préciser, appartiennent encore au domaine de l'intuition, car les initiatives dont nous parlons germent d'un cerveau continuellement appliqué à une question que par manque de données il ne peut raisonner déductivement ou inductivement. Il nous est arrivé dernièrement de recevoir d'un inventeur ayant fait de bonnes études mécaniques, mais depuis longtemps consacré à une exploitation agricole, l'idée d'un appareil fort ingénieux, dont il avouait n'avoir pas pu faire la théorie complète. Il lui semblait même que le principe d'Archimède se trouvât en défaut dans ce cas particulier! L'étude détaillée fut faite, qui mit à jour cette théorie à laquelle ledit principe s'appliquait, naturellement. Elle montrait l'exactitude de la conception mécanique, toutefois la solution proposée par l'inventeur n'était pas absolument exacte, il fallait, pour obtenir un appareil correct, faire intervenir certaines données angulaires dont le promoteur nia à première vue l'influence, jusqu'à ce qu'on lui eut communiqué le travail complet. Et à son tour alors il corrigea au moyen de la théorie son premier appareil qu'il cherchait à conserver, ce qui donnait lieu à une généralisation intéressante. Ici l'intuition, plus solidement assise, était arrivée assez pres du but. La progression des faits montre assez quelle est sa part.

III

L'expression assez générale de l'idée intuitive exacte est en somme très modeste. On peut la résumer ainsi: l'attention est frappée par l'observation d'un phénomène

soit inconnu, soit négligé jusqu'alors, ou ayant paru « naturel », c'est-à-dire relevant de lois connues. Ce phénomène s'impose à la méditation. De premiers essais d'explication précise, ou d'application n'aboutissent pas. Et cependant l'esprit semble se dire : « il y a quelque chose à trouver de ce côté ». C'est là que réside bonnement l'idée intuitive, ou plutôt son germe, et au premier indice favorable, celle-ci se lance, pour ainsi dire, dans la direction ouverte, précédant le raisonnement, lui montrant sa lueur, plus loin, comme un bon jalonneur de terrain. L'esprit fait un bond pour la rattraper, et se trouve sur une route nouvelle dont il ignore encore le point de raccordement avec celles qu'il connaît déjà: l'intuition lui a fait prendre un raccourci, mais c'est la connaissance générale du terrain qui l'a empêchée de s'égarer elle-même. De cette conception des idées intuitives découle immédiatement ce fait, qu'elles ne sont généralement pas des créations subites de l'imagination, mais les résultats d'un travail subconscient de l'intelligence. Les bases en sont l'acquit antérieur, par instruction, par observation, dont la somme a donné un tour particulier au jugement. Tant valent ces bases, tant vaut ce travail, et celui qui a par des méditations suivies et approfondies bien précisé, délimité, et enfin bien assimilé les principes fondamentaux de la science qui l'occupe, de telle sorte qu'ils soient arrivés à faire partie de son « bon sens », celui-là seul est en garde contre les grossières erreurs de trop d'inventeurs qui prévoient mille détails, et pensent à tout, excepté à ces principes. Et en effet leur compréhension complète constitue en général la principale difficulté de la science qu'ils régissent, de même que leur mise au jour et leur établissement définitif ont coûté le plus de peine, et ont même usé souvent des générations de penseurs. C'est présomption d'espérer les retrouver seul, les lois naturelles ne sont ni simples, ni aussi près de l'évidence qu'une intelligence non prévenue est tentée de le croire, et ce besoin excessif de simplification est d'autant plus développé dans les esprits que leur culture est moindre. Mais qu'on veuille bien distinguer ici que l'idée de faire simple ne doit jamais être perdue de vue, tandis qu'il faut avoir la philosophie de prendre la nature comme elle est, sans jugement préconçu. Ce serait sortir du cadre de cet article que de parler de l'intuition dans un domaine où elle règne en maîtresse, dans celui des arts. On peut remarquer cependant que, là comme ailleurs, les meilleurs intuitifs sont ceux qui ont le plus patiemment et le plus consciencieusement préparé le terrain où s'exerceraient leurs facultés subconscientes: ne voyons-nous pas que les plus grands artistes ont pris à cœur d'étudier longuement et respectueusement les chefs-d'œuvre laissés par des écoles antérieures, sans toutefois accepter servilement leurs disciplines ? N'a-t-on pas vu le grand J.-S. Bach copier de sa main les œuvres des musiciens qu'il tenait en vénération particulière, pour se les mieux assimiler ? Certains s'inquiètent de perdre à ce travail leur originalité. Piètre nature, et valétudinaire, que celle qui craint le contact de tempéraments robustes et sains! A quoi s'expose-t-elle, sinon à retrouver péniblement des bribes de formules déjà connues et à les amalgamer de façon disparate ? Vaine ambition aussi que celle qui pense refaire seule le lent travail des générations! Il est vrai qu'un Pascal a retrouvé quelques propositions d'Euclide; c'était d'ailleurs par nécessité, puisque son père lui avait enlevé son traité de géométrie. Une telle exception n'affectera pas la généralité de la règle que l'on s'est efforcé ici de mettre en relief, en vue de l'exercice le plus pratiquement fructueux des facultés intuitives : travaillons avec modestie sur un terrain préparé le mieux possible ; laissons au hasard la moindre part, et le hasard nous secondera, de par les lois des probabilités. Mais il faut mettre hors du domaine du hasard les idées intuitives heureuses : on a dit que le meilleur résultat de l'éducation était de faire pénétrer dans l'inconscient les acquisitions conscientes, et la bonne intuition ne fait que récolter la moisson de ces semailles.

OLRY COLLET.


(1) Op. cit. (2) Il s'agit ici de l'expression en langage algébrique des propositions mécaniques. (3) Op. cit. (4) Op. cit. (5) Op. cit. (6) Nous avons vu des étudiants parfois rétrograder, substituer à des idées justes des notions fausses qui rendaient impossible tout progrès réel, tant qu'elles persistaient. (7) Pour employer une expression de M. R. Martin-Guelliot dans son article sur le « Fonctionnement réel de l'intelligence ».

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