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couverture de la revue Le Spectateur

De la notion de progrès dans une théorie de l'action

Sans vouloir analyser ici l'idée de progrès, remarquons seulement qu'on n'entend par là ni le simple changement ni même la notion plus compréhensive d'évolution. Cette idée comprend quelque chose de plus et même quelque chose de tout à fait différent, elle implique en effet l'idée de bien ou plus précisément l'idée de mieux. On dit qu'il y a progrès lorsqu'on constate une marche des choses en une direction donnée que l'on estime bonne, vers une fin que l'on tient pour meilleure. Affirmer le progrès ou le nier, ce n'est pas faire un pur jugement de constatation, c'est bien plutôt formuler un jugement de valeur, énoncer une appréciation, manifester des préférences. Aussi toutes les questions relatives au progrès sont-elles dépourvues de signification pour celui qui prétend répudier le concept de norme.
Si l'idée de progrès présuppose des conceptions d'ordre normatif, l'affirmation du progrès, la croyance à sa réalité est en outre dans une étroite dépendance des préoccupations d'ordre normatif : le souci de ce qu'il y a à faire, de ce qui doit être fait ne va pas sans la conviction que quelque chose peut être fait, qui sera le résultat de notre effort. Pour s'en rendre mieux compte, il suffit de faire cette remarque : la croyance à la possibilité du progrès est de l'essence de l'optimisme et la foi optimiste est nécessaire à l'action.
Le pessimisme, négation de la valeur de l'action, n'est qu'une forme du scepticisme, négation de la valeur de la pensée, l'absence de toute certitude entrainant avec elle le dégout de vivre ; aussi bien, le scepticisme anec plus que le pessimisme ne constituent l'état normal de l'homme ; l'homme croit avant que de douter, et la confiance lui est toujours naturelle ; de plus le seul fait que les hommes acceptent la vie, qu'ils agissent, peut être à bon droit considéré comme la manifestation d'un optimisme réel bien que non formulé. A plus forte raison, on peut dire, en modifiant un peu le mot de Leibnitz, qu'il y a un « optimisme instinctif » des hommes d'action ; dont la croyance au progrès n'est qu'un dérivé, qu'une forme : on n'entreprendrait rien si l'on ne croyait pouvoir aboutir, surtout on n'entreprendrait rien de grand ; pour le faire, il faut croire qu'il n'est pas indifférent d'agir ou de n'agir pas et que grâce à notre action notre idéal peut devenir réel.
Pour ces raisons, il est très intéressant d'étudier la conception que se font du progrès les hommes d'action. Or voici qu'un des théoriciens de l'action les plus en vue de notre époque, M. Georges Sorel, nous propose ses réflexions sur ce sujet. Il est vrai que la notion de progrès ne parait pas attirer toutes ses sympathies : mot vide de sens, formule charlatanesque, dogme bourgeois, baliverne de politiciens arrivistes, boniment électoral, voilà tout le bien qu'il en dit ; d'ailleurs le titre même de l'ouvrage, Les Illusions du progrès (1), fait supposer tout autre chose qu'une apologie du progrès et qu'un panégyrique de ceux qui se vantent d'en être les champions.
Bien mieux l'ouvrage répond au titre, il tend à démontrer le mal fondé et le peu de consistance de la notion de progrès ; ce but est atteint d'ailleurs non par une étude abstraite des contradictions que cette idée impliquerait, mais par une recherche historique des conditions au milieu desquelles elle est née et grâce auxquelles elle a fini par s'imposer. L'auteur s'inspire du systeme marxiste, d'après lequel « les idées dominantes d'un temps n'ont jamais été que les idées de la classe dominante », d'où il infère : « la théorie du progrès a été reçue comme un dogme à l'époque où la bourgeoisie était la classe conquérante, on devra donc la regarder comme une doctrine bourgeoise» (p. 6). En fin de compte et sous le couvert de la critique d'une idée, M. Sorel fait le procès de la société qui a contribué à assurer le triomphe de cette idée, c'est ainsi que sa critique porte plutôt sur l'usage néfaste auquel se prête la notion de progrès que sur la notion elle-même; en tout cas, s'il en a contre une certaine conception du progrès, c'est simplement, croyons-nous, qu'il se sent en possession d'une autre conception beaucoup plus nette et plus solide. Il ne repousse la première que pour mettre la seconde en valeur.
Pour reprendre le rapprochement que nous faisions plus haut entre la croyance au progrès et l'optimisme, on peut dire qu'il existe un optimisme béat dont il est facile de montrer le ridicule ; à cet optimisme correspond une notion du progrès aussi peu résistante à la critique que décourageante pour l'action. C'est cette notion vide de signification vraie, incompatible avec le sens de l'idéal, destructrice de tout sentiment désintéressé que M. Sorel veut détruire. Voici d'ailleurs comment il résume l'histoire de l'idée de progrès : « les contemporains de Louis XIV vantent les merveilles de leur siècle et s'enthousiasment en pensant aux belles choses qui naissent spontanément pour assurer un bonheur de plus en plus grand aux hommes. Plus tard est venue une philosophie de l'histoire... qui a eu pour objet de montrer que les transformations poursuivies par les champions de l'Etat moderne possèdent un caractère de nécessité (2). Aujourd'hui nous sommes descendus aux boniments électoraux qui permettent aux démagogues de diriger souverainement leur armée et de s'assurer une vie heureuse » (p. 266).
Le progrès « nécessaire » et « spontané », qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire pour celui qui conçoit un idéal, qui s'efforce de le réaliser et qui sait quelles difficultés il doit rencontrer dans son entreprise ? A dire vrai, on comprend le succès d'une doctrine qui « permet de jouir en toute tranquillité des biens d'aujourd'hui sans se soucier des difficultés de demain » (p. 47) mais on voit aussi qu'inventée pour justifier une manière de vivre assez peu justifiable, elle ne peut en aucune façon être mise à profit dans la recherche de la conduite à tenir et de la manière de vivre à adopter.
La philosophie du xviiie siècle a établi « doctoralement qu'on avait raison de s'amuser sans souci des conséquences » (p.31). Nous avons peut-être oublié toute cette construction idéologique, il n'y a que la conclusion qui nous importait ; mais le mot de « Progrès » est demeuré, lui aussi, constituant à lui seul un argument sans réplique pour la bourgeoisie au pouvoir et si commode, si propre à être habilement placé dans une phrase captieuse qui vaudra au peu scrupuleux orateur les applaudissements de la foule et... son vote. Mais à quoi bon insister, nous le savons bien : « l'humanité est gouvernée plutôt par le pouvoir magique de grands mots que par des idées, par des formules que par des raisons, par des dogmes dont nul ne songe à rechercher l'origine, plutôt que par des doctrines fondées sur l'observation ». Si véritablement l'idée de progrès est une de ces idées « que personne n'a et que tout le monde est supposé partager » (p. 10), il paraît bien inutile, au point de vue de la pratique, d'en faire l'histoire et d en essayer la critique. Alors ce ne sont pas seulement tous les curieux aperçus sur l'origine de certaines idées bourgeoises, sur la signification d'un fait diversement interprété, sur la valeur d'un postulat communément admis, dont l'auteur devait s'excuser comme de digressions (p. 11), si son ouvrage n'avait pour but que de raconter l'idée inexistante de progrès, c'est le livre tout entier qui devrait être tenu pour un pur amusement de lettré.
Pourtant M. Sorel croit avoir fait là un travail sérieux et nécessaire : « Une des tâches qui s'impose au socialisme contemporain, dit-il, est de démolir tout cet échafaudage de mensonges conventionnels et de ruiner le prestige dont jouit encore la métaphysique de gens qui vulgarisent la vulgarisation du xviiie siècle » (p. 267), et il revient sur la même idée dans sa conclusion: « Tous nos efforts devront tendre à empêcher que les idées bourgeoises ne viennent empoisonner la classe qui monte... » C'est qu'il sait quel est le but de cette vulgarisation des idées bourgeoises : on veut que la démocratie se modèle sur la noblesse disparue, on aspire « à placer les nouveaux maîtres au rang mondain qu'occupaient leurs prédécesseurs » (p. 53).
Et c'est cette contrefaçon des gestes d'une aristocratie, morte depuis plus d'un siècle, qu'on décore du nom de progrès !
Il est possible que « la naïveté d'auditeurs entraînés à admirer la creuse métaphysique des arrivistes » se laisse prendre au piège, mais il n'est pas permis de laisser s'accomplir sans la signaler cette exploitation d'une des croyances les plus nobles et les plus nécessaires à l'humanité.
Il faut le dire : la grande illusion c'est de prendre pour un progrès ce qui est l'inverse du progrès. On parle d'éducation du peuple mais de quelle utilité sera au prolétariat d'avoir appris les manières de raisonner empruntées par la bourgeoisie à l'ancienne noblesse (P. 58) ? Médiocrité au point de intellectuel, servilité au point de vue moral, c'est là tout le profit que peut retirer l'ouvrier de la fréquentation des intellectuels. A ignorer les idées de notre civilisation bourgeoise, le peuple ne perdra rien, bien plus il a tout à y gagner.
De ce point de vue, il apparait bien « qu'un grand changement se produira dans le monde, le jour où le prolétariat aura acquis le sentiment qu'il est capable de penser d'après ses propres conditions de vie » et ce grand changement, M. Sorel n'y tient tant que parce qu'il le considère comme un grand progrès. Au lieu de faire dépendre toute opinion de formules apprises, les travailleurs devront subordonner leur conduite aux conditions de prudence que leur expérience personnelle leur aura fait découvrir.
La personnalité du prolétaire s'en trouvera développée d'autant, d'abord au point de vue intellectuel, occupé qu'il sera non à apprendre à parler de ce qu'il ignore, mais à s'efforcer de reconnaître et de redresser de lui-même les imperfections des machines dont il aura la surveillance ; au point de vue moral ensuite, car, affranchi intellectuellement des « balivernes bourgeoises », il pourra comprendre ce qu'il y a de grave et de sublime dans la lutte, douloureuse parfois, qu'il doit entreprendre contre ses maitres (p. 277), jamais il ne serait en état de le soupçonner avec les conceptions bourgeoises, car la bourgeoisie a un trop profond mépris « pour tout ce qui rappelle les contraintes que la morale prétend imposer aux hommes » (p. 263) (3).
Cette sorte de conclusion pratique présentant le progrès comme une règle normative qui commande la conduite de l'individu est la meilleure illustration de la thèse que nous esquissions au début de cette note : l'idée de progrès est une idée proprement morale. En résumé voici comment nous comprenons les idées de M. Sorel sur le progrès. Profondément convaincu du sérieux de la vie, ayant pour tout ce qui est superficiel, tout ce qui est médiocrité, vulgarisation et routine le dédain le plus absolu, M. Sorel a tout naturellement foi d'abord en un idéal, puis dans la possibilité de réaliser cet idéal. Il a trop conscience de la gravité de la tâche à accomplir, pour ne pas sentir qu'il sera nécessaire de se mettre au travail avec opiniâtreté et acharnement et il en a à tel point le sentiment que le progrès ne lui apparaît plus comme quelque chose d'extérieur mais presque uniquement comme un état d'âme à réaliser dans le plus intime de l'individu ; en tout cas, il ne conçoit de progrès réel que dans l'individu et par l'individu. Aussi détruire dans les esprits la notion courante de progrès, qui ne répond à aucune des exigences de l'action, c'est une façon indirecte d'indiquer les conditions qui rendent possible le progrès véritable, c'est même directement travailler à son avénement, puisque c'est débarrasser l'âme populaire de notions trompeuses, sous lesquelles on tente d'étouffer son sentiment de l'idéal et son désir de perfectionnement. Stigmatiser, comme il l'a fait, les illusions du progrès, c'était peut-être, pour M. Sorel, le meilleur moyen de montrer comment le progrès peut n'être pas illusoire, c'est certainement la meilleure preuve qu'il tient, quant à lui, l'idée du progrès pour tout autre chose que pour une illusion.

Jacques CELLIER.


    1 - Paris. Marcel Rivière, 1908.
    2 - C'est nous qui soulignons les deux fois.     3 - « Il faut que les socialistes soient persuadés que l'œuvre à laquelle ils se consacrent est une œuvre grave, redoutable et sublime ; c'est à cette condition seulement qu'ils pourront accepter les innombrables sacrifices que leur demande cette propagande qui ne peut procurer ni honneurs ni profits, ni même satisfaction immédiate », p.110 des Réflexions sur la violence (Pages libres).