De la nécessité du préjugé en matière de morale
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 1, avril 1909.
Les prescriptions de la morale ne peuvent s'imposer du dehors à l'individu; toutes les considérations au sujet de la vie morale n'ont d'influence sur ceux auquels elles sont présentées qu'autant qu'elles leur révèlent des exigences jusqu'alors insoupçonnées ou confusément senties de leur propre nature. N'ayant d'efficacité que par les sentiments qn'elle fait naître, toute conception morale n'a de valeur que par les sentiments qu'elle exprime. La façon de présenter les arguments a d'ailleurs une très grande importance pratique, puisque c'est par l'argumentation que l'auteur peut faire passer chez autrui ses propres convictions; mais il ne faudrait pas se faire illusion : bien qu'indispensable, la construction logique d'un système n'est qu'un moyen de persuasion, elle n'est en aucune façon une preuve.
Parler ici de valeur démonstrative, c'est ne pas se rendre compte des conditions mêmes qui font la possibilité du raisonnement, c'est ne pas voir que celui qui entreprend l'examen de ces sortes de questions adopte nécessairement dès l'abord vis-à-vis d'elles une attitude qui implique et suppose tout ce qu'il dira par la suite, puisque cette attitude résulte elle-même de sa façon de comprendre, de sentir et de vivre. Aussi de simples remarques précises et bien présentées, à propos des actions les plus ordinaires ou au sujet des rapports journaliers des individus entre eux, contiendront la plupart du temps un enseignement bien plus profitable qu'une imposante série de raisonnements a priori. C'est ce qu'a bien compris M. Bureau dans son intéressante étude sur « la crise morale des temps nouveaux » (1). Il ne part pas de principes posés comme absolus; il constate simplement ce que sont les hommes et les institutions de notre temps et il nous fait part des observations que lui suggère cet examen.
C'est pourquoi nous choisirons spécialement ce livre pour éclairer et confirmer les quelques réflexions qui précèdent.
Indiquons donc d'abord brièvement quelles sont les idées maîtresses de cet ouvrage.
L'auteur commence par dresser le tableau des défaillances morales qui, soit dans la vie privée, soit dans la vie collective, constituent la crise morale de notre société contemporaine. Puis, recherchant les causes de ces défaillances, il constate la méprise des « enfants de l'esprit nouveau »; ceux-ci s'imaginent à tort que, grâce aux progrès de la science, l'individu travaillant à transformer le milieu n'a plus à se transformer lui-même; d'ailleurs « les enfants de la tradition », plus soucieux de restaurer le passé que de comprendre le présent, ne sont pas moins responsables du mal dont souffre actuellement la société. Les uns et les autres reconnaîtront leur erreur si, se mettant en présence de la réalité sociale, ils se contentent de l'observer avec impartialité; alors cette vérité leur apparaîtra manifestement : on ne peut porter remède à la crise morale actuelle que par l'établissement d'une doctrine indiquant le fondement de la morale, enseignant le « pourquoi » du devoir. Pour être efficace, cette doctrine devrait être capable d'exciter chez les individus une foi morale intense, un sentiment spécifiquement religieux; aussi l'auteur pense-t-il que la doctrine catholique traditionnelle bien comprise est encore la plus propre à fournir une réponse satisfaisante au problème moral tel qu'il se trouve actuellement posé. Tel est le contenu de cet ouvrage. La multitude des informations, une grande élévation de pensée, la franchise la plus absolue et parfois la plus déconcertante sont des qualités qui lui donnent une saveur toute spéciale. Il serait intéressant de suivre l'auteur pas à pas dans toute la suite de ses déductions depuis le moment où il nous raconte de simples faits divers jusqu'à celui où il aborde les problèmes métaphysiques et où il entreprend une véritable apologie du christianisme.
Pour l'instant, remarquons seúlement l'importance de la notion de crise morale. C'est elle qui est au point de départ de toute cette étude, c'est sur elle aussi que repose l'argumentation, le point de vue de l'auteur devant être dès le début assez nettement indiqué pour que nous soyons préparés à comprendre ses développements et à admettre ses conclusions. C'est qu'en effet la façon de définir et de comprendre la crise, d'une part, dépend évidemment de la conception que l'on se fait de la vie morale en général et des conditions actuelles de son développement, et d'autre part implique la solution du problème et est déjà une indication des remèdes que l'on pourra opposer au mal. Que si, au lieu de la définir dans sa nature et pour ainsi dire dans l'abstrait, on veut se contenter d'en donner une idée par la simple énumération des faits estimés moralement repréhensibles et considérés comme caractéristiques de la crise, on s'expose dans ce cas à ne pouvoir aboutir dans la recherche des maux que l'on signale, les faits étant susceptibles d'être interprétés de bien des façons différentes et bien plus on n'échappe pas à la nécessité logique de préjuger le système moral que l'on est censé vouloir découvrir, puisque pour porter un jugement normatif quelconque, il est nécessaire d'avoir dans l'esprit la norme d'après laquelle on juge et que le seul énoncé de faits présentés comme immoraux constitue déjà toute une série de jugements de valeur.
En conséquence, l'opinion faite, le « préjugé» a dans la démonstration morale un rôle prépondérant et une fois le point de vue de l'auteur indiqué, les prétendues déductions n'en sont guère qu'une répétition, elles l'expriment seulement avec plus de force et plus de clarté. Ce qu'il faudrait donc étudier à propos d'un ouvrage comme celui de M. Bureau, ce sont précisément les postulats implicitement contenus dans sa façon de poser le problème.
Avec la doctrine chrétienne, M. Bureau croit au prix inestimable du sacrifice individuel, à la valeur morale de la privation; c'est ainsi qu'il prêche avec ardeur le rétablissement des vertus privées de famille qui, pour être cachées, n'en demandent pas moins un renoncement parfois héroïque. Il est vraisemblable que sans cette conception de la possibilité du renoncement individuel, de sa grandeur, de son efficacité, il n'aurait pas tant insisté sur les défaillances morales de la vie privée. L'idée du remède à appliquer lui a donné celle du mal à combattre.
S'il n'avait pas cette croyance en la nécessité pour l'individu de faire un effort sur soi, il ne considérerait pas de prime abord comme vaine la tentative de ceux qui cherchent à organiser la vie individuelle et la vie sociale sans faire intervenir de facteurs proprement moraux. C'est sa conception générale de la vie morale qui lui fait voir dans l'apparition de ses nouvelles doctrines un symptôme caractéristique de la crise morale contemporaine.
Et encore quand, voulant montrer d'une façon manifeste qu'il y a évidemment crise de la morale, M. Bureau insiste surtout sur le fait de la souffrance sociale résultant de la rébellion des individus aux réquisitions de la collectivité, il nous apparait avec ses préoccupations de sociologue autant qu'avec ses aspirations de moraliste; il sous-entend, en effet, que le droit de l'individu à assurer sa propre autonomie, à développer son « moi » ne va pas jusqu'à l'autoriser à répondre par un refus à la demande d'un effort que lui adresse la collectivité; et cela c'est conférer au fait social une valeur morale, soit qu'on admette que la société, étant une chose essentiellement bonne et désirable, est par rapport a l'individu un incommensurable, soit qu'avec l'auteur on la considère comme imposée par une autorité supérieure infiniment sage et bienfaisante. Ces quelques considérations montrent bien — et comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement! — que c'est avec ses habitudes d'esprit de sociologue, mais aussi et surtout avec sa conception de la vie de catholique moderne que M. Bureau a abordé le problème moral.
Rien d'étonnant donc à ce que les conclusions de son ouvrage soient celles d'un sociologue et d'un catholique; inversement rien de surprenant à ce que ceux qui n'adoptent pas ses solutions n'admettent pas son énoncé des données du problème.
Toute argumentation sur ces questions générales de morale paraît donc ne devoirêtre qu'un cercle ; s'ensuit-il que tout effort pour constituer un système moral soit vain et inutile? il n'en est rien s'il est vrai que la force de la conception, beaucoup plus encore que la justesse et la vérité du raisonnement, atteigne les esprits et réussisse à exercer une influence doctrinale et pratique.
Et d'ailleurs s'il est si difficile de se prononcer sur la valeur respective des différentes théories morales, puisque toute appréciation d'un système présuppose une estimation des normes, une hiérarchie établie entre elles, autrement dit un autre système déjà préconçu, on peut du moins se poser une question d'ordre immédiatement pratique : c'est celle de la valeur éducative que possède en fait telle ou telle façon de présenter la morale.
Car même d'un simple point de vue technique, le meilleur système de morale sera celui qui présentera les arguments ayant le plus de force démonstrative, c'est-à-dire celui qui, maintenant la notion de fait moral dans son intégrité, sera capable d'entraîner la conviction de l'esprit et l'adhésion de la volonté du plus grand nombre d'individus.
MARCEL PAREAU.
(1) Bloud. V. aussi Bulletin de la Société française de Philosophie, avril 1908.