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couverture de la revue Le Spectateur

De la continuité dans l'histoire de la civilisation

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 1, avril 1909.

Si l'historien de la civilisation ou l'ethnographe, en jetant un regard sur les résultats de leurs patientes recherches, croient découvrir quelque caractère régulier dans l'allure des phénomènes qu'ils étudient, ils devront songer que, l'homme étant dans ces domaines l'élément actif et toujours présent, ce caractère doit avoir sa raison d'être dans quelque condition nécessaire du fonctionnement de l'esprit individuel. Le principe ainsi acquis les guidera dans l'interprétation des données parfois obscures de l'observation et leur permettra par suite de mettre en évidence de nouveaux faits. Ils pourront de plus se reporter à ce principe pour se faire une idée de la marche générale de la civilisation.
C'est un travail de ce genre que s'est proposé l'ethno-graphe et sociologue allemand Alfred Vierkandt dans un livre récent sur la continuité dans la marche de la civilisation (1) où il montre l'existence d'un principe de continuité qui fait que toute innovation ne se présente que comme le résultat d'une longue histoire préalable. Une première partie est consacrée à prouver la généralité de ce fait par des exemples empruntés aux différents aspects de la civilisation.
Les questions qui se posent dans cet ordre d'études sont en général des questions d'origine relatives à des institutions. La pensée populaire, toujours disposée à préférer ce qui est net, facile à saisir et à exprimer à ce qui présente, comme c'est le cas général dans les réalités de tout ordre, une complexité plus difficile à embrasser d'un coup d'œil, réclame comme réponse à ces questions l'énoncé d'un événement historique unique. Le plus souvent au contraire, du moins pour les choses essentielles et en laissant de côté jusqu'à un certain point des phénomènes secondaires comme la mode, c'est un très long processus, une série d'événements, une chaîne d'approximations qui donne la vraie solution.
M. Vierkandt appuie d'abord ces affirmations sur l'examen d'un très grand nombre d'usages et d'inventions techniques des genres les plus divers. Ainsi le caractère d'extrême simplicité géométrique de la construction perpendiculaire ne doit pas nous faire croire à l'innéité et à l'universalité de son emploi dans l'espèce humaine : elle n'est en usage que depuis que les matériaux de construction sont devenus assez lourds pour que l'effet de la pesanteur ait plus d'importance que celui du vent. Parmi les inventions modernes, une des plus caractéristiques est celle de la bicyclette. Son histoire, qui remonte à la Draisienne de 1816, se compose d'un très grand nombre de petits pas et se présente comme une sélection parmi un grand nombre d'innovations en apparence peu importantes et dirigées successivement vers des buts très divers : disposition plus commode de la selle, augmentation de la vitesse, facilité plus grande des mouvements, accélération nouvelle due à la transmission par chaînes, diminution du danger, réduction des frais. La liste des brevets fournit au sujet des inventions modernes des renseignements qui favorisent cette manière de voir.
Les mœurs, la langue, la vie politique, la religion sont surtout instructives par le fait du changement de signification dont Wundt a le premier signalé l'importance en le rapprochant de sa loi psychologique de l'hétérogénéité des fins. « Si nous considérons une coutume quelconque, dit M. Vierkandt, existant aujourd'hui en tant que moyen pour atteindre une fin déterminée, ce mode de satisfaction n'est pas en général né spontanément : il a une histoire; il se rattache à de plus anciens procédés qui servaient à d'autres buts et il les fait servir au sien à l'aide de certaines transformations. » C'est aínsi que des règles de convenance que nous attribuons aujourd'hui à des motifs élevés ont eu à leur origine des motifs d'ordre trivial et purement matériel. On peut également rapprocher de ces observations le fait si connu en sémantique que les termes exprimant des sentiments se rattachent à ceux qui originairement désignaient des états physiologiques correspondant à une coloration affective analogue (Erbitterung, tremor, angustia).
Dans les choses de l'art, l'importance de la personnalité créatrice ne doit pas faire oublier que l'évolution des formes et des procédés, éléments essentiels du travail artistique, obéit au principe de continuité. L'histoire des grandes découvertes scientifiques, avec leurs longues préparations et leurs coïncidences étranges a été faite trop souvent pour qu'il y ait besoin d'y revenir. M. Vierkandt termine la partie historique de son ouvrage par une remarque intéressante sur la contradiction qu'il aperçoit entre les degrés d'évolution des diverses branches de la civilisation contemporaine, les unes, comme la science et la technique industrielle, ayant acquis, grâce à la tendance rationnelle qui les anime, des qualités de réflexion, d'autonomie, de forte énergie, les autres comme la formation de l'opinion publique, le système scolaire et le système pénal obéissant encore à la force tenace des survivances irraisonnées.
Les faits ainsi empruntés à l'histoire de la civilisation doivent s'expliquer par certaines particularités de la vie de l'esprit. M. Vierkandt consacre à ces particularités la seconde partie de son livre, partie psychologique, et les résume en ce qu'il appelle la structure historique de la conscience.
« En plus de ce qui correspond à l'excitation extérieure et aux éléments clairement aperçus, on doit faire entrer en ligne de compte pour expliquer l'état de la conscience et ses manifestations une foule d'autres influences issues des expériences antérieures et de l'ensemble de la manière d'être personnelle. » Ces influences doivent s'entendre dans un sens qui déborde infiniment les doctrines associationnistes et la vue d'ensemble du fonctionnement de l'esprit à laquelle aboutit leur considération est aussi différente que possible de l'idée qu'en donnent ces doctrines; elles ne consistent pas à faire s'appeler les uns par les autres des états de conscience considérés comme isolés, mais à maintenir des états anciens et à les adapter lentement aux conditions nouvelles. Jusque dans les domaines les plus élevés de la conscience, ceux des convictions, des appréciations, des résolutions, la dépendance de l'acte considéré vis-à-vis des expériences antérieures et surtout des grands complexus qui se sont formés par elles est beaucoup plus forte que ne se le représente l'opinion vulgaire. Le fait de l'exercice est aussi particulièrement instructif, surtout lorsqu'il s'agit d'activités non pas mécaniques et figées comme les hommes en ont en commun avec les animaux, mais d'activités de nature plastique, comme le jeu du piano, l'attitude du soldat dans le combat, la traversée d'une rue animée, l'évaluation des distances. La nature variable de chaque acte individuel montre que l'effet des expériences antérieures ne peut pas porter sur le tout, mais bien sur ses éléments et le fait de la plus grande facilité acquise par la répétition montre que pour chaque élément ce n'est pas une seule expérience, mais toute une série d'expériences qui est efficace. Cette double conclusion confirme l'analogie aperçue par l'auteur entre l'allure des phénomènes psychologiques et la causalité physique telle que se la représente la science moderne par la sommation, l'accumulation des infiniment petits, analogie qu'il faudrait se garder de prendre pour une assimilation.
M. Vierkandt montre la justesse de son point de vue par de nombreux exemples relatifs à la perception, où l'influence des données subjectives se fait si curieusement sentir et où nous voyons vertes des forêts et des prairies éloignées parce que nous les savons telles et quoiqu'elles apparaissent mauves; — à la mémoire, où des illusions analogues se produisent; — aux modes de pensée et de conviction, où ce qu'on appelle le tact, la sagacité, l'instinct se ramène le plus souvent à une intégration d'expériences préalables; — à la vie sentimentale et à la formation des jugements de valeur, où les traditions d'abord, puis la condensation où l'accumulation d'impressions peu importantes, enfin le report des qualités d'un objet sur un autre accidentellement associé avec lui jouent un rôle parfois difficile à apprécier dans la suite; — enfin à l'action, où le besoin des longs apprentissages et la nécessité corrélative de la division du travail renseignent assez sur le défaut de spontanéité de cette faculté.
Cette accumulation de faits d'abord historiques puis psychologiques est suivie d'une troisième partie qui est surtout déductive et cherche à décrire le mécanisme de la marche de la civilisation.
Après avoir établi quelques distinctions importantes, l'auteur consacre un chapitre intéressant à l'acculturation, c'est-à-dire à l'assimilation par un groupe d'éléments de civilisation empruntés à un autre groupe. Ce phénomène se produit surtout pour les choses dont l'usage exige peu d'apprentissage, comme les objets de luxe et les modes. Dans le domaine linguistique, ce sont les mots, non pas la syntaxe, ni la grammaire, ni la prononciation, qu'un peuple prend à un autre; le persan et le turc, demeurés pour tout le reste l'un une langue indo-européenne, l'autre une langue ouralo-altaïque ont un vocabulaire en grande partie sémitique et plus près de nous l'anglais, avec sa syntaxe et sa prononciation si caractéristiques, a absorbé depuis dix siècles un immense vocabulaire français.
M. Vierkandt donne une analyse très détaillée du mécanisme sous la forme duquel il conçoit le développement de la civilisation, en prenant pour point de départ trois conditions auxquelles il avait fait depuis le début de nombreuses allusions et qu'il appelle : la maturité de l'époque, l'existence du besoin, l'initiative personnelle. Cette partie du livre vaut surtout par la précision de l'analyse, le dosage scrupuleux de l'action de chacun de ces trois éléments et des formes diverses qu'ils peuvent revêtir, les restrictions sans cesse apportées à ce qu'un principe d'abord énoncé peut avoir d'indûment absolu. Encours de route, des notions originales telles que celles du « continent culturel » et de l'« ilot culturel » sont définies et développées.
Ce tableau de la marche de la civilisation serait, comme on le voit, assez difficile à résumer si l'auteur n'avait eu soin de dégager lui-même l'idée fondamentale qui en ressort: celle du caractère irrationnel de la civilisation. Ce qu'il y a d'essentiel dans l'histoire répugne à la construction rationnelle. Les esprits qui ont une préférence pour cette dernière cherchent toujours une adéquation entre la cause et l'effet; ils attribuent l'origine de l'art à un sentiment artistique, celle de la science à un intérêt théorique spontané, ou encore la naissance du protestantisme à l'esprit rationaliste qui domine les temps modernes, l'établissement de l'Empire Allemand à un besoin national d'unité. L'historien véritable, tel que le conçoit M. Vierkandt, devra s'opposer à ces prétentions rationnelles. Il montrera que souvent une institution comme l'hospitalité ou la vengeance par le sang est plus ancienne que le motif qui en maintient l'existence, ou que, dans le cas d'un mouvement comme celui du protestantisme, la manière de penser correspondante ne saurait être la cause du phénomène historique, car elle est en partie conditionnée par lui. On ne saurait donc parler que dans un sens beaucoup plus restreint que celui où le fait le langage ordinaire d'une unité de la civilisation à une époque déterminée. D'une façon générale, le mécanisme de la marche et du maintien de la civilisation fait ressortir deux faits très importants : le rôle immense du trivial et la formation de toute chose humaine par l'amoncellement de petits éléments.
M. Vierkandt emprunte à cette double constatation la conclusion pratique de son travail qui consiste, dans les sciences de l'esprit, à préférer toujours les explications les plus triviales, celles qui font intervenir les faits les plus simples et, dans la conduite ordinaire de la vie, à ne jamais perdre de vue la valeur des petites choses, des habitudes patiemment acquises, de l'écono- mie du temps et des forces.
Ces conclusions pourront paraître de peu d'importance à quelques-uns; mais ce danger n'est pas à craindre pour ceux qui, ne se contentant pas de l'analyse nécessairement incomplète qui précède, auront recours au livre lui-même et mesureront le sens des réalités historiques et psychologiques et la richesse d'expérience qui apparaissent derrière elles. En ce qui concerne le fond même du livre, le rôle du principe de continuité, il ne faut pas oublier que l'auteur présente avant tout ce dernier comme un principe de méthode et d'interprétation, et puisque, tout au cours du développement, il s'agit de dosage, ou plutôt de Betonung, de force d'expression plus ou moins grande accordée à certains points de vue, il serait intéressant de montrer qu'il est possible, sans porter atteinte à ce principe, qui semble inattaquable, de mettre en relief la spontanéité que joue du moins si bien l'activité humaine dans ses productions artistiques et aussi d'instituer une méthode qui permettrait de rétablir des liaisons logiques là et là surtout où la structure historique de la conscience est le mieux prouvée. Plus ardue, il est vrai, que pour la psychologie individuelle, serait pour l'histoire de la civilisation la tâche de celui qui à l'ordre des causes, continu et propre à la science, mais inapte à satisfaire complètement l'esprit voudrait superposer l'ordre des raisons que Cournoten distingue, c'est-à-dire le système « des rapports et des lois générales qui rendent compte du développement des faits historiques pris dans leur ensemble, et abstraction faite des causes variables qui, pour chaque fait en particulier, ont été les forces effectivement agissantes ».

FRANÇOIS CARRE.


(1) Alfred Vierkandt, Die Stetigkeit im Kulturwandel, Leipzig. 1908. ~ Nous avons cru devoir traduire Stetigkeit par continuité, et non par constance comme l'a fait M. van Gennep dans son intéressante chronique du Mercure de France. Le rapprochement que fait M. Vierkandt dans son introduction entre son point de vue et la considération des infiniment petits dans les sciences de la matière nous a conduit à prendre Stetigkeit dans son sens mathématique de continuité. L'ensemble du livre et l'usage indifférent que fait l'auteur de Stetigkeit et Kontinuität nous semblent confirmer cette interprétation.

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