
Dangers intellectuels du cinématographe
Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 56, avril 1914.
Eerivains et gouvernants se sont souvent occupés des dangers que le cinématographe présente au point de vue moral pour sa clientèle adolescente. Ce sont les plus importants, mais il n'est pas sans intérêt d'en signaler les dangers intellectuels, moins tragiques sans doute, mais que masquent sans doute des apparences plus trompeuses. A la suite d'un article du Hibbert Journal où étaient exposés ces dangers moraux, un homme qui fait autorité parmi les éducateurs anglais, le chef de la célèbre école d'Eton, M. Edward Lyttelton, analyse l'illusion qu'il y a à croire sans restrictions au caractère éducatif des films réputés instructifs. On remarquera l'analogie qu'il établit entre l'effet du cinématographe et celui de la presse : on ne saurait en effet trop se méfier de cette dernière au sujet de ce que nous appelons ici la « culture critique » et qui, sous quelque nom qu'on lui donne, devrait être le résultat le mieux assuré de l'éducation scolaire d'abord, puis de cette éducation prolongée qu'est la vie tout entière et que prétend être en particulier la lecture.
« En faveur des films représentant des scènes historiques ou qu'on appelle en gros éducatifs, on invoque l'emploi de la lanterne magique dans les écoles les plus diverses, au cours de conférences populaires... Or on doit savoir que cet emploi est très rare et soumis à de nombreuses restrictions : la raison en est que tout éducateur compétent sait que les projections peuvent faire très peu pour l'acquisition de connaissances solides, et beaucoup au contraire pour donner l'impression de l'instruction sans en donner la réalité. Lorqu'elles accompagnent une leçon scolaire, elles sont très soigneusement choisies, arrangées dans un ordre rationnel, et reliées si possible avec l'enseignement oral ordinaire: en tout cas beaucoup dépend des explications données par celui qui les montre.. Il est inutile de faire remarquer que ces conditions et d'autres moins importantes dont parle l'auteur sont soigneusement violées par la représentation cinématographique ordinaire...
La théorie que les jeunes cerveaux sont des réceptacles dans lesquels on peut verser de la connaissance est encore fortement fixée, même dans l'esprit d'éducateurs auxquels leur expérience quotidienne apporte cependant des contradictions répétées. Mais quelques-uns sont parvenus à comprendre que les connaissances nouvelles doivent être édifiées sur les connaissances anciennes... De temps en temps un maître bien doué montre combien l'instruction est quelque chose de frais et de naturel si on permet aux enfants d'employer leur activité propre et de résoudre sans secours leurs petits problèmes... Or il est impossible de concevoir deux activités de l'esprit plus désespérément différentes que celle d'enfants découvrant eux-mêmes des vérités par les expériences qu'ils font et celle de jeunes créatures entassées dans une salle obscure pour regarder les tableaux rapidement changeants de toutes des formes concevables de la vie à travers le globe : les ruines d'un temple grec, une histoire d'amour à la campagne, le cirage des bottines à Hong-Kong, une chasse au lion dans le Nairobi, une scène de détectives dans l'East End de Londres. Prétend-on réellement que l'esprit humain peut à la façon d'un fer chaud être mis à l'état de réceptivité par les coups répétés d'une avalanche de faits épars et le plus souvent inintelligibles?
En réalité l'influence du cinématographe est préjudiciable à l'instruction, exactement de la même façon que l'est la lecture d'entrefilets d'informations dans les journaux à un sou, mais à un bien plus haut degré. Elle est trompeuse, comme l'est une continuelle lecture irréfléchie même de bons livres, et elle ne diffère de cette dernière qu'en étant plus trompeuse et plus pernicieuse.
Au fond de cette mascarade d'instruction, on trouverait cette idée qu'il y a une sorte de magie en ceci que des faits non assimilés sont jetés comme à la pelle dans l'esprit, indépendamment de toute préoccupation sur ce qui leur arrive ultérieurement. Il semble qu'on croit que la faculté de réflexion a toujours besoin d'eux comme de matière sur laquelle agir. Mais j'ai entendu un excellent critique de l'esprit humain affirmer délibérément qu'il ne connaissait pas une seule personne vivante n'ayant pas dans son cerveau plus de faits qu'elle n'est capable d'en mettre en ordre. Je souscrirais sans hésiter à cette affirmation. En tout cas elle exige l'attention et, si elle est jugée vraie, elle devrait modifier les croyances régnantes, non seulement quant aux représentations cinématographiques, mais quant aux conférences sérieuses dans le cas où ceux qui y assistent n'y sont pas préparés...
Quant à la fatigue, il n'est pas de moment où un jeune cerveau y soit plus exposé que lorsqu'il regarde des images. Les différentes facultés qu'a l'esprit de rapprocher des idées, de se souvenir, de rejeter des hypothèses, d'observer, sont toutes en activité, et l'effort pour un enfant doit être analogue à celui que donne un archéologue déchiffrant une inscription à demi effacée. Laissés à eux-mêmes, les enfants ne regardent jamais longtemps des images. Quelle tension ce doit être pour eux de se maintenir à l'allure de la fantasmagorie mouvante devant laquelle ils sont entassés parfois pendant trois heures de suite... »
Edward Lyttelton, note complémentaire à l'article: « L'enfant et les représentations cinématographiques » de H. D. Rawsley. — The Hibbert Journal, juillet 1913.