Correspondance
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 9, janvier 1910.
A l'occasion de l'article de M. Maurice Renard sur le roman merveilleux-scientifique, nous avons reçu de M. L. Dugas une lettre fort intéressante dont nous extrayons le passage suivant, où ce psychologue cherche à établir une loi relative au dosage de poésie et de réalisme nécessaire dans les utopies de toute nature :
« Un des derniers articles du Spectateur contenait des vues fort intéressantes sur l'utopie scientifique. Il me semble qu'elles vaudraient d'être généralisées. Toute utopie a sa logique: elle doit, pour se faire accepter, être d'autant plus chargée de détails matériels, précis, s'imposant à l'imagination et lui imposant, qu'elle est plus paradoxale et plus chimérique. Il faut qu'une compensation, qu'un équilibre s'établisse entre l'imaginaire et le réel, ce dernier étant représenté ici par les détails positifs, qu'on accumule à plaisir. Il suit de là que le roman scientifique n'a pu naître qu'à une époque où les notions scientifiques sont universellement répandues et qu'il suppose chez le romancier une véritable compétence scientifique. Mais ce qui est vrai du roman scientifique l'est aussi du conte de fées et du mythe philosophique. Dans le conte bleu, on arrête l'imagination sur des détails d'un matérialisme si précis qu'il semble qu'on n'aurait pu les inventer : les cailloux du Petit Poucet, les bottes de l'Ogre, la pantoufle de Cendrillon.
Dans le mythe philosophique de même : l'allégorie du char, l'allégorie de la caverne chez Platon sont des tableaux fantaisistes achevés; pas un détail ne manque où l'imagination puisse s'acerocher; le cheval blanc, le cheval noir sont décrits avec un réalisme minutieux; la caverne, ses prisonniers, de même. Il y a là une loi psychologique, et une loi esthétique curieuse : l'utopie est un dosage savant de poésie et de réalisme; plus on va loin dans le rêve, plus on doit avoir le souci de matérialiser son rêve, j'entends de le rendre acceptable à l'imagination, en arrêtant celle-ci sur des détails d'un positivisme raffiné. Cette loi me paraît sans exception et vérifiable sur tous les cas possibles. »
Dans une autre lettre, M. Dugas a ainsi précisé sa pensée :
« En disant que le romanesque scientifique suppose un public spécial, une époque spéciale, j'entendais qu'un public familiarisé avec les notions physiques, médicales, etc. s'intéressera à un roman plein de ces notions, et, si celles-ci sont exactes, précises, elles constitueront un fond solide de réalité, sur lequel on pourra asseoir ensuite beaucoup de fantaisies, de rêves; le fond réaliste supportera la chimère et la fera passer. Voilà pourquoi s'intéresseront à Wells, à J. Verne les scientifiques; les gens d'éducation trop purement littéraire ont vite assez de ce romanesque qu'ils trouvent extravagant, étant incapables de percevoir le fond de réalité, duquel il se détache, sur lequel il pousse, dont il est comme la branche parasite, mais relié à l'arbre de la science et vivant de sa vie. En un mot la loi psychologique que j'ai essayé d'établir s'applique au milieu, et explique à la fois pourquoi tel romanesque plaît, et pourquoi il plaît à telle classe de lecteurs. "