
Correspondance
Article paru dans Le Spectateur, tome quatrième, n° 40, novembre 1912.
Arguments
Nous avons reçu, ces temps derniers, des lettres très intéressantes de M. L. Dugas, dont il a bien voulu nous autoriser à publier des extraits, en nous demandant seulement de leur laisser leur simple caractère de correspondance. Mais, à notre point de vue, de telles lettres, plus ou moins directement suggérées par des travaux publiés dans le Spectateur, — et si aptes à en suggérer elles-mêmes de nouveaux, — constituent vraiment des articles, puisque nous considérons avant tout ceux-ci comme des moyens d'inviter et d'aider à la réflexion personnelle, plutôt que comme des solutions complètes et définitives apportées aux problèmes qui y sont traités.
« Je veux vous signaler un genre d'argument que la lecture du Spectateur m'a suggéré, je crois bien, en m'invitant à chercher des types d'arguments. Je l'appellerai la preuve minimum ou le minimum de preuve. Il consiste à faire état, pour établir une opinion, de l'impossibilité où l'on est de faire la preuve que cette opinion est fausse. C'est un moyen de faire passer le gratuit et l'arbitraire sous le prétexte ou par la raison qu'il ne peut être convaincu d'erreur. Le principe qui est au fond de cet argument est que irréfutabilité est un critérium de vérité. Rien de plus fréquent, je crois, que cette façon de raisonner dans la conversation courante. « Prouve-moi que j'ai tort! — Tu ne peux pas, done j'ai raison! » Il va de soi que ce sophisme, comme tous les sophismes ou presque, revient à déplacer la question. L'onus probandi est à celui qui émet un avis : mais, l'attaque étant, comme à la guerre, la meilleure des défenses en matière de discussion, où il ne s'agit que de river à l'adversaire son clou, on va au-devant de l'objection au lieu de donner ses raisons, et par là on se dispense de les donner : bien plus, on a l'air d'en donner. « Je devrais prouver ce que j'avance; mais je ne le fais pas, je fais mieux : je te mets au défi de dire ou de prouver le contraire. » Le tour est joué si l'interlocuteur, naif, surpris, se laisse démonter, et si, d'ailleurs, bon enfant, conciliant, il dit : « En effet! »
L'argument invoqué est-il donc tout à fait vain ? Non, car s'il l'était, il ne ferait aucune impression. Or il peut surprendre et se faire accepter, au moins un moment. Que prouve-t-il? que tend-il à prouver? Au fond, ceci : J'avance une opinion; cette opinion, à l'appui de laquelle je n'apporte aucune raison, vous n'avez, vous, aucune objection à y faire. Donc vous n'avez pas d'opinion contre mon opinion, vous devez rester à son égard dans le doute, vous abstenir de la combattre. C'est bien là en effet ce qu'on devrait demander: une attitude de neutralité; mais en fait on passe aisément de l'idée de neutralité, de non-hostilité à celle d'adhésion donnée, de disposition favorable: vous n'êtes pas ennemi, donc vous êtes ami; vous ne pouvez combattre mon opinion, donc vous devez l'adopter. Et ainsi je vous enrôle sans votre consentement, sans votre aveu, ou plutôt je force votre consentement et je profite de votre veulerie logique, de votre indifférence, pour vous faire parler et penser comme je veux. Voilà, je crois, la genèse, l'évolution du sophisme, et cette genèse, il est plus important de la découvrir que de réfuter le sophisme, de prouver sa fausseté, ce qui est trop aisé.
Je proposerai encore une autre explication, d'un autre point de vue. Je partirai cette fois de l'état d'esprit de celui qui invente et invoque l'argument. Celui-là est de bonne foi, ou peut l'être. Il croit, ou peut croire, que l'absence d'argument contre une opinion constitue un argument pour cette opinion. Cela est subtil, mais n'est tout à fait sans fondement. On admet que toute idée, par cela seul qu'elle se pose, s'établit, se fait croire, et telle est en effet la loi psychologique posée par Du- gald Stewart : Toute idée tend à se changer en jugement, en croyance, par cela seul qu'elle est conçue. Donc, jusqu'à preuve du contraire, une idée qui se présente à l'esprit a des chances d'être vraie, ou plutôt de paraître telle, et je suis véritable ment fondé à vous dire que c'est à vous de prouver que je dois résister à l'élan naturel qui me porte à tenir pour vraie toute idée qui se présente à mon esprit. C'est là, dis-je, un argument. En voici un autre : J'ai telle idée; pour que je l'aie, il faut que j'aie une raison de l'avoir; prouvez donc que je n'en ai pas ou que celle que j'en ai ne vaut rien. Il n'y a pas, certes, de plus fausse façon d'argumenter, mais c'est tout de même une façon d'argumenter.
Il serait curieux de rechercherles cas où l'on invoque de pareils arguments et ceux où on les fait passer. Oserai-je dire que pour les positivistes, comme James Mill, bien convaincus qu'on ne peut rien savoir de l'origine des choses ni d'autres questions similaires, toute thèse metaphysique et tout argument à lappui de telle thèse est, non pas faux, mais gratuit, arbitraire, et rentre dans le sophisme indiqué ? Pour ces esprits là, l'argument minimum est le plus méprisable de tous; il est au-dessous de l'argument faux, qu'on peut réfuter, combattre, auquel on peut s'en prendre, contre lequel ly a quelque chose à dire : à cet argument-là il n'y a rien à opposer, il n'existe pas comme argument; il est au-dessous de la discussion, il est non avenu, c'est-à-dire qu'il ne doit pas être pris en considération.
Je crois pourtant qu il y a des cas ou cet argument se fait accepter... ou tolérer. En voici un : quand une discussion se prolonge et qu'on est venu à ce moment phychologique ou tout le monde en souhaite la fin, les habiles, qui ont une motion à faire passer, l'enlèvent, en profitant de l'indifférence générale, par cet argument: Pas d'objections! De même, quand on recommande quelqu'un qui n'a rien pour lui, on fait valoir qu'il n'y a rien non plus contre lui, et on obtient parfois, de guerre lasse, que le sujet si peu recommandable soit, je ne dis pas agréé (le mot serait trop fort), mais subi. N'avoir pas d'objection contre une chose, pas d'opinion, n'être pas hostile, mais indifférent, cela suffit, dans la majorité des cas pour qu'on accepte ce qu'un autre propose, pour qu'on le laisse passer.
L'argument dont je parle ne vise en somme qu'à ob- tenir le minimum d'adhésion, mais ce minimum parfois suffit pratiquement, car il y a une tiédeur logique, un je m'enfichisme qui profite aux gens qui n'ont à pro- duire que de mauvais arguments ou même qui sont à bout d'arguments. C'est cette tiédeur logique que le Spectateur combat.
.................................
J'ai eu occasion de faire les réflexions suivantes surle raisonnement d'un de mes critiques. Il s'agissait d'un livre où je rapporte un trouble de l'esprit (la dépersonnalisation) à des causes purement intellectuelles, non sensorielles. Mon critique est d'un avis contraire, sans pouvoir en donner la raison, simplement parce qu'il lui semble que ça doit être comme ça, que se serait mieux comme ça, que ca rentrerait mieux comme ça dans ses habitudes d'esprit à lui. Il dit : l'auteur n'a pas trouvé de causes sensorielles, mais cela ne veut pas dire qu'il n'y en ait pas; au contraire, bien certainement il y en a, et une recherche mieux conduite, par des moyens d'investigation plus perfectionnés, dans des laboratoires de psychologie, les eussent fait découvrir, ou, si on n'eut rien pu constater, avec les moyens et instruments actuels, très certainement la science à venir découvrira les causes sensorielles, restées inaperçues et indûment niées. Rien de plus fréquent que ce raisonne- ment tendancieux. On invoque la science en général, non la science de la chose dont il s'agit, pour juger de cette chose et des théories sur cette chose; je dis que ce n'est pas de jeu, que ce n'est ni légitime, ni permis; personne n'a le droit de parler de la science à venir, de la science qui n'est pas née, ni de dire ce qu'elle sera, ce qu'elle confirmera ou infirmera; personne n'a le droit de la prévoir, de la faire parler, de conclure en son nom ; encore moins a-t-on le droit de dire quelle sera la mé- thode de cette science ou comment elle se fera. Parce que vous aurez prédit l'aviation, au nom de la science, et que la science l'a ensuite réalisée, cela ne prouve pas que vous ayez eu des raisons de la prédire, que vous n'avez pas parlé en l'air. Le langage de ceux qui se réclament de la science en général ou en soi, est vide et intolerable. Je trouve là encore un exemple de ce que j'appelais le raisonnement qui ne repose sur rien, le raisonnement qui ne repose sur rien, le raisonnement sans preuves ou avec minimum de preuves, la preuve minimum étant ici: J'ai vu quelque chose comme ça, j'entrevois, le prédis que que chose comme ça; je n'ai pas le temps d'approfondir ce point et les faits d'ailleurs me manquent. Vous qui êtes plus fourni que moi d'observations de ce genre, vous devriez écrire sur la faiblesse logique des prédictions, même de celles qui se réalisent.
J'aurais voulu vous signaler un texte confirmatif de vos sujets d'articles, insérés dans le numéro de juin 1912, sous la rubrique: Théorie et pratique — Avoir de l'expérience. Rien de plus vrai que vos réflexions et celles de Montaigne à ce sujet. Socrate vouait aux dieux infernaux celui qui le premier avait séparé l'honnête de l'utile; comme lui, j'enverrais volontiers au diable le premier qui eut la malencontreuse idée de séparer, je ne dis pas de distinguer, la théorie et la pratique. Cl. Bernard a magistralement établi la solidarité de ces deux notions. Il distingue l'expérience et les expériences. L'expérience (au singulier) est l'instruction acquise par l'usage de la vie, et, en parlant d'un médecin, l'instruction acquise par l'usage de la médecine. Les expériences sont « les faits qui nous fournissent cette instruction expérimentale des choses ». L'expérience consiste à « acquérir des faits dont, à l'aide du raisonnement, l'esprit pourra tirer une connaissance ou une instruction». L'expérience est « le fruit d'un raisonnement juste appliqué à l'interprétation des faits, d'où il suit que l'on peut acquérir de l'expérience sans faire des expériences, par cela seul qu'on raisonne convenablement avec les faits bien établis, de même que l'on peut faire des expériences sans acquérir de l'expérience, si l'on se borne à la constatation des faits ». L'expérience est donc toute pénétrée de raison ; elle est la raison appliquée à la vie, aux faits. Elle ne peut se passer de la raison. Elle est le privilège de la raison. Mais elle est aussi ce qui forme la raison, ce qui instruit, suggère les idées, les théories scientifiques, corrige incessamment les idées, les met en harmonie avec les faits.
On peut distinguer une expérience inconsciente et empirique, que l'on obtient par la pratique de chaque chose » et une expérience consciente et raisonnée. Dans les deux cas il y a raisonnement, raisonnement vague, informulé dans le premier, raisonnement clair, précis, nettement formulé dans le second. Tout le progrès qu'on peut faire, dans l'ordre logique, consiste à se rendre compte de la méthode suivie, de cette méthode que l'instinct découvre, qu'un raisonnement aveugle dirige et conduit.
Au reste, tous les grands esprits ont compris la relation intime de l'expérience et du raisonnement, tous, y compris ceux qui passent pour des empiriques purs ou des rationalistes purs.
1° Exemple des premiers : Bacon. Bacon distingua trois sortes d'esprits qu'il compare à la fourmi (empirique), à l'araignée (théoricien) et àl'abeille • (vrai savant). L'empirique entasse des faits et matériaux à l'aveugle, comme la fourmi ses provisions; le théoricien raisonne sans consulter l'expérience, il tire tout de lui-même, comme l'araignée tire d'elle-même le fil dont elle tisse sa toile; les constructions du théoricien, comme celles de l'araignée, sont élégantes mais fragiles; le vrai savant est comme l'abeille qui va chercher au dehors le sue des plantes voilà le fait de l'expérience, et par une élaboration interne (voilà le fait de la raison) le trans- forme en miel (le miel, image de la science, produit des expériences et de la raison).
2º Exemple des seconds: Kant. L'expérience sans l'entendement est aveugle; entendement sans expérience est vide. Il y aurait à chercher si le pragmatisme a mis en lumière plus heureusement encore la relation dont il s'agit. Je ne le crois pas; il compromet plutôt cette relation, considérant la pratique, non comme directrice de la théorie, mais comme se substituant à elle, la remplaçant en fait et en droit, la supprimant, annihilant, la rendant serve. Il s'agit en réalité de maintenir l'équilibre entre ces deux notions, et non point de sacrifier l'une à l'autre, d'établir le primat de l'une sur l'autre. L'erreur des philosophies me paraît être de pencher pourla théorie ou la pratique; il faudrait se tenir droit entre les deux. Mais l'homme sera toujours le paysan ivre à cheval, dont parle Luther; il ne sait pas se tenir en selle, il penche d'un côté, vous le remettez droit, il penche de l'autre. Je termine par une parole de découragement. »