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couverture de la revue Le Spectateur

A propos d'un argument invoqué contre la représentation proportionnelle

Article paru dans Le Spectateur, n° 9, janvier 1910.


L'énoncé d'une question politique figurant pour la première fois en tête d'un article du Spectateur, et quoique celle-ci doive plutôt être l'occasion de proposer quelques remarques générales relatives à la logique de l'action que former l'objet propre d'une étude, il n'est sans doute pas inutile d'indiquer pourquoi nous n'abordons pas plus souvent de telles questions et dans quel esprit nous entendons traiter celles que nous envisagerons à l'occasion.
Si nous nous en méfions, ce n'est pas que nous les estimions sans intérêt ou du moins sans rapport avec nos travaux ordinaires. Bien au contraire, les raisonnements des hommes politiques, et, plus encore que ceux qu'ils expriment, les enchaînements d'idées (1), plus ou moins voulus et plus ou moins conscients, qui les amènent, en accord avec certaines opinions ou certaines observations, à exprimer tel avis sur une question particulière, ces faits intellectuels rentrent directement et par un double côté dans le cadre de nos recherches. En effet :
1° Ils supposent résolus des problèmes proprement psychologiques, soit, selon les objets des mesures particulières, que l'homme politique ait à se demander par exemple si telle loi répressive est de nature à atteindre son but d'intimidation, si telle réglementation est adaptée aux coutumes du pays, etc., soit, de façon plus générale, si, indépendamment de son but propre, la mesure en question sera comprise par le peuple et contribuera à accroître le crédit du parti qui la propose ;
2° Une fois admis, d'une part, certains principes généraux du régime ou au moins du parti (droit héréditaire du monarque, souveraineté du peuple, principe majoritaire, interventionnisme ou libéralisme, etc.), d'autre part, les vérités de fait, strictement psychologiques ou encore économiques, dont l'énoncé est la solution même des problèmes mentionnés au paragraphe précédent, on croit pouvoir passer par simple voie de conséquence logique, exprimée ou non, à des opinions ou à des décisions relatives à telle question particulière.
Ainsi, d'abord principes expérimentaux d'ordre psychologique, ensuite lois des déductions conscientes ou inconscientes partant de ces principes expérimentaux et des principes les plus généraux du droit politique pour aboutir à des propositions plus restreintes et plus déterminées, telle est la double face que la vie politique présente au psychologue et au logicien dans ses manifestations les plus banales comme les plus considérables.
Ce n'est done pas faute de sujets que nous évitons à l'ordinaire de « parler politique ». C'est parce que nous serions presque sûrs de voir alors notre pensée systématiquement défigurée. On l'a vu, nous venons de parler des principes de droit politique, mais nous avons eu bien soin de ne pas faire figurer l'appréciation de leur valeur au rang des questions que nous considérons comme appartenant à notre domaine. Or nous sommes convaincus que si nous abordions la discussion, disons pour fixer les idées : si nous cherchions à démontrer la fausseté d'une opinion psychologique ou l'illégitimité d'une déduction logique particulière, bien loin de nous suivre sur ce terrain déterminé, la plupart des lecteurs, par un tour d'esprit dont la collectivité est plus responsable que l'individu et qui n'est d'ailleurs pas dénué de toute justification, se méprendraient sur notre but et croiraient que nous visons, par une pensée de derrière la tête, le principe de droit qu'ils estiment, à tort ou à raison, solidaire de l'opinion psychologique en cause ou de la conclusion logique. Si nous cherchions à démontrer dans un cas particulier l'illusion ou le paralogisme d'un tory, les tories qui nous liraient nous condamneraient en gros sans s'occuper de l'exactitude de nos prémisses et de la rigueur de nos déductions, et les whigs nous accorderaient une sympathie plus niaise assurément que l'antipathie de leurs adversaires, car au lieu d'une erreur elle en supposerait deux : non seulement elle admettrait pour postulat qu'attaquer une proposition c'est attaquer la doctrine d'un parti, mais encore que les ennemis de nos ennemis sont nos amis, ce qui est d'une algèbre un peu hardie.
Ces choses assez abstraites deviendraient plus claires par des exemples, mais ceux-ci auraient précisément le danger que nous exposons. Il en est toujours comme de cette affaire fameuse où l'on passait insensiblement de la question particulière relative à la culpabilité d'un individu a celle, plus générale, du caractère odieux de l'acte dont il était accusé.

D'ordinaire la confusion entre la valeur des principes politiques et celle des propositions particulières qu'on croit pouvoir y rattacher conspire avec le fait, excellent en soi, de la discipline intérieure de chaque parti pour amenerles limites de telle ou telle opinion spéciale parmi la masse des citoyens à coïncider avec les limites mêmes des partis constitués. Mais tout dernièrement il y a eu en France une exception à cette règle au sujet de la représentation proportionnelle, non seulement les partis d'opposition de droite et de gauche mais le bloc gou- vernemental lui-même ayant fourni des défenseurs à l'idée de cette réforme. Assurément la palinodie qui rendra fameuse dans les annales parlementaires la séance de la Chambre des députés du 8 novembre 1909 a montré qu'il y avait loin de l'indépendance des opinions à celle des votes; mais du moins la répartition dans chaque fraction de la Chambre des tenants de la réforme et des partisans du statu quo nous a-t-elle valu dans la discussion, au lieu de généralités vagues et de minuties insignifiantes, des raisonnements à la fois documentés et serrés. Et, au point de vue logique qui nous intéresse spécialement ici, la campagne en faveur de la R. P. a montré que tout en différant sur les fins générales de la politique on pouvait être d'accord sur la valeur en quelque sorte technique d'un instrument.
Aussi avons-nous été surpris de voir employer par un homme de grand talent et de grande expérience un argument à apparence doctrinaire, en réalité vague et, croyons-nous, insignifiant. C'est à l'étude de cet argument, qui met en lumière quelques-uns des points que nous estimons les plus importants de la logique de l'action, que nous nous bornerons dans ces notes.

Dans le Journal du 11 novembre 1909 M. Gabriel Hanotaux publiait un article contre la R. P. Cet article commençait par une plaisanterie facile sur la complication du système. « En ce moment, écrit-il, je crois que tout le monde est comme moi: on voit quelque chose, mais je crois qu'on ne distingue pas bien. » Plaisanterie facile, disons-nous pour ne pas dire autre chose, car ce serait faire injure au meilleur ministre peut-être que la troisième République ait vu au quai d'Orsay que de le croire quand il prétend que, capable de peser par exemple les avantages économiques de tel traité commercial compliqué, il ne l'est pas de faire le petit effort mental nécessaire à l'intelligence du système maintes fois exposé de la R. P. En terminant M. Hanotaux insistait sur certaines conséquences politiques fâcheuses du système proposé: affaiblissement de la majorité, d'où incertitude dans l'exercice du pouvoir... Nous laissons la discussion de cette question à de plus experts.
Mais l'argument central de M. Hanotaux était celui qu'il exprimait ainsi :
« Ce que je vois parfaitement et clair comme le jour, c'est que, par votre réforme, si elle passe, vous détruisez, vous pulvérisez, vous anéantissez le seul principe, la seule convention sur lesquels reposent l'ordre politique et l'ordre social, dans notre pays, le principe majoritaire. Dans le contrat social qui nous lie constitutionnellement et traditionnellement, une seule chose restait intacte, à l'heure présente, à savoir qu'il faut s'incliner devantla majorité. En vertu de cet axiome, la République a été adoptée, reconnue, obéie, dès qu'elle fut votée par un groupe, bien hétérogène, certes, mais qui l'emportait, sur le groupe adverse, d'une seule voix. » Notons encore le raisonnement qui de l'absurdité qu'aurait l'application du système proportionnel au vote des assemblées une fois élues croyait pouvoir conclure à celle de cette application à l'élection des représentants :
« Pourquoi en serait-il, dans les assemblées, au moment du vote, autrement que dans le pays, à l'heure du scrutin ? Logiquement, puisque les minorités doivent être représentées, elles doivent l'être constamment et efficacement. Et alors, quand il s'agira de trancher et de dire oui ou non, comment ne tiendrez-vous pas compte des partis qui ne veulent dire ni oui ni non et qui n'ont d'autre objectif que de tout empêcher pour lasser les autres par leur obstruction? » M. Charles Benoist ayant répondu à cette argumenta- tion dans le Matin du 14 novembre, M. Hanotaux répliqua dans le Journal du 25 au cours d'un article intitulé: « C'est le brouillard! », où il passait en revue quelques questions actuelles dont les solutions proposées, - pour reprendre le mot final de son précédent article, - ne lui semblaient pas pouvoir être françaises parce qu'elles n'étaient pas claires (2).
Et il précisait ainsi sa pensée :
« Aux protagonistes de la R. P. J'ai fait une objection capitale: vous affaiblissez le seul et unique principe d'autorité subsistant dans ce pays, le principe majoritaire ; vous tendez à l'anarchie. A cela, M. Ch. Benoist, un peu agacé, répond « que je confonds la délibération et la décision, le contrôle et la direction, la représentation et le gouvernement ». Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Oui ou non, les Chambres et le gouvernement se prononcent-ils à la majorité, qu'il s'agisse de discuter, de contrôler ou d'agir? Oui ou non, le vote à la majorité (en dehors du système de l'hérédité) est-il le seul moyen de départager les intérêts et de trancher pacifiquement les conflits sociaux ? S'il en est ainsi et si, à un degré quelconque, vous acceptez que les minorités puissent tenir en balance la majorité, vous affaiblissez le seul principe autoritaire subsistant : cela est clair comme la lumière du jour. Vous pouvez accepter cette conséquence, mais vous ne pouvez la nier. » Il n'est pas superflu de traduire cette dernière phrase ; l'éminent académicien entend par là : vous pouvez vous résigner à cette conséquence ou même la considérer comme bonne, vous ne sauriez contester qu'elle découle nécessairement du système proposé.
On doit peut-être attribuer la belle assurance de M. Hanotaux à une forme de bluff dialectique très fréquente en politique: nous ne le ferons pas; nous supposerons que l'auteur est convaincu de l'excellence de son argumentation, ou que, s'il a lui-même quelque doute, il la croit du moins suffisante pour convaincre le gros de ses lecteurs, et dans ce cas notre critique s'adressera non plus à lui mais à ces derniers.
De même, si, malgré les déclarations de principe très nettes de M. Hanotaux, il faut entendre le mot: « vous affaiblissez... » comme indiquant que pour lui ce n'est pas la valeur intrinsèque du principe majoritaire, mais son crédit sur l'esprit populaire qui se trouve compromis, alors notre argumentation pourra encore être maintenue, mais au lieu d'y voir des motifs de mettre en doute le raisonnement de M. Hanotaux, on y verra, mutatis mutandis, des raisons de déplorer le manque de poids de l'esprit public. Ainsi, quand nous dirons: M. Hanotaux est de tel avis, on pourra lire si l'on veut: M. Hanotaux estime que le peuple sera de tel avis, ou simplement que le peuple aura telle impression. Nous emploierons le langage logique qui est le plus net, on pourrait employer de même le langage dialectique ou le langage psychologique. L'erreur fondamentale de M. Hanotaux n'est pas pour nous étonner. Voici en quoi elle consiste : le principe majoritaire étant pour lui indiscutable, - et nous l'admettons parfaitement dans cette controverse, - il veut que le système pratique dont il entreprend la critique y satisfasse non seulement dans son ensemble et dans son résultat, mais dans le moindre des fragments en lesquels on peut le découper.
Les exemples qu'il a donnés d'abord pour montrer la réalité vivante de ce principe majoritaire dans le régime actuel, l'adoption de la forme républicaine par l'Assemblée de 1875 par exemple, sont empruntés aux actes d'un corps élu. Il est bien évident en effet que toute décision serait impossible si l'on n'admettait pas qu'une seule voix peut faire pencher la balance dans un sens déterminé, car s'il est parfois un peu choquant que 101 votes fassent échec à 100, le contraire le serait évidemment davantage ; et on sait d'ailleurs à quelles difficultés inextricables de procédure se heurtent les corps constitués dont les statuts exigent une majorité différente pour certaines décisions plus ou moins nettement définies: la chose n'est guère pratique que dans les cas judiciaires où la distinction entre les conclusions favorables et les conclusions défavorables à l'accusé est assez a objective » pour qu'on ait pu introduire la clause dite de la « minorité de faveur », mais partout ailleurs la question préjudicielle de savoir si l'on est dans un cas où la majorité simple suffit ou si celle des deux tiers par exemple est de rigueur est plus délicate que la question principale qui fait l'objet de la délibération.
Mais nous serons larges, nous concéderons à M. Hanotaux que le principe majoritaire, malgré cette origine en quelque sorte contingente ou du moins ne correspondant qu'à une nécessité pratique, presque de l'ordre d'un pis-aller, a acquis la dignité supérieure d'une norme politique. Il reste encore à se demander de quelle majorité il s'agit. De celle des citoyens vraisemblablement, et, comme ceux-ci ne peuvent pour bien des raisons participer personnellement à la délibération législative, de celle des membres d'une assemblée représentant aussi exactement que possible les citoyens. Nous voici donc arrivés à une question de fait : quel est le meilleur système de votation pour que la physionomie politique de la Chambre reproduise aussi exactement que possible celle du pays, et en particulier pour que la majorité dans la Chambre puisse être tenue comme correspondanten opinion et en importance à la majorité dans le pays? C'est là une question d'expérience et d'arithmétique dont la solution ne semble pas douteuse lorsqu'on a lu les articles de M. Charles Benoist ou le petit précis de M. le sénateur Etienne Flandin (3). Comme l'a très bien dit M. Paul Deschanel, « il est établi que, depuis trente-neuf ans, la Chambre n'est élue que par la minorité des électeurs. Par conséquent, il faut rayer du vocabulaire politique cette expression impropre: « représentation des minorités ». Ce n'est pas seulement le droit des minorités que nous défendons, c'est d'abord et avant tout le droit de la majorité. Et voilà la réponse au récent article de Gabriel Hanotaux ». Or, cette question d'expérience et d'arithmétique, M. Hanotaux, qui reproche à ses adversaires leur goût pour les « raisons absconses » et les « ténèbres des discussions scolastiques » en néglige complètement l'examen : il se contente précisément de ce fameux adverbe « logiquement » si commode pour masquer la défaillance d'une déduction (voir la dernière phrase citée de son article du 11 novembre); — ou encore il recourt à un terme d'apparence logique, en réalité gros de péti- tions de principes: « à un degré quelconque » (voir la citation de l'article du 25 novembre). Une fois de plus le prétendu simplisme du prétendu bon sens apparaît à l'examen comme le plus hardi des apriorismes.
A un degré quelconque ! assurément il serait à souhaiter que les conditions de l'action, règles mathématiques de combinaison, contingences psychologiques et politiques, fussent telles qu'il pût suffire pour juger de la valeur de tel système ou de telle entreprise d'appliquer à une quelconque des démarches qui les composent le principe qu'on prend pour base de ses appréciations, et qu'on pût imiter l'expert chimiste qui, devant analyser une substance homogène, en extrait une petite portion commode à manier et la fait passer d'éprouvette en éprouvette. Homogène ! c'est précisément ce que ne sont pas en général les systèmes de l'action réelle. M. Hanotaux, dans sa propre politique ou dans celle du cardinal de Richelieu, trouverait assurément plus d'exemples que n'a eu l'occasion d'en rencontrer un simple observateur qui n'a été ni diplomate, ni historien, exemples qui tous montreraient que c'est plutôt le contraire qui est la règle. Il nous excusera d'emprunter non pas à la grande politique mais à une question de droit administratif un exemple peu important en lui-même, mais qui, psychologiquement, nous semble assez probant. On sait que, pour obtenir le droit de faire passer un caniveau sous une voie dépendant de l'administration des Ponts et Chaussées, il faut payer une certaine somme, peu élevée dans les communes rurales et croissant jusqu'à devenir assez forte dans les grandes villes. Le principe de cette redevance est assurément légitime puisque la construction en question est en quelque mesure un empiètement sur le domaine public; celui de la progression de sa quotité l'est également pour plus d'une raison. Or nous avons été incapable de faire comprendre à un propriétaire foncier, mécontent d'avoir à payer une telle redevance, qu'il n'y avait pas contradiction entre la perception de ce droit par l'Etat et la prétention qu'émettait le gouvernement d'alors (celui de M. Méline, il y a un peu plus de dix ans) de protéger par-dessus tout l'agriculture. Sans doute sur ce sujet M. Hanotaux n'aurait pas commis l'erreur de notre ami, il aurait vu que quelque importance qu'on attache à une certaine considération on ne peut en toute occasion perdre de vue toutes les autres; mais en somme son erreur correspond bien à la même conception rectiligne des choses de la réalité sociale.
Le gouvernement protégeait l'agriculture: il fallait donc supprimer tous les impôts, tous les droits pesant plus ou moins directement sur elle sans se préoccuper des conséquences qui en pouvaient résulter et dont quelques-unes lui seraient sans doute infiniment préjudiciables à elle-même. Par un même enchaînement, pour ne pas aller en apparence contre le principe majoritaire il faudrait adopter un système électoral dont on ne pourrait attendre que grâce au hasard le choix d'une assemblée où la majorité correspondrait à celle du pays.
Rappelons, dans le même ordre d'idées que nous signalions dans notre article sur les conceptions vulgaires de la cause, l'illusion pareille de ceux de ces pacifistes qui assimilent aux partisans de la guerre pour la guerre, comme le maréchal de Moltke, ou du moins à ceux qui la considèrent comme à jamais inévitable, les esprits pondérés qui se contentent de rappeler cette vérité de fait qu'une nation qui commencerait à désarmer seule parmi toutes s'exposerait précisément à attirer sur elle les désastres d'une guerre malheureuse. Les économistes croient de même que les lois somptuaires vont en fait contre leur but, et, sans chercher plus d'exemples, il nous faut conclure qu'on ne peut pas dire à première vue et sur l'examen d'un détail quelconque qu'un système pratique réalise une idée, est conforme à une opinion. On ne le pourrait que si l'idée, l'intention était à même de suivre sa voie sans s'inquiéter d'aucune réalité latérale, et si toute action n'avait pas sans cesse à tenir compte de cette cause oppositionnelle que M. Jean Florence a si subtilement analysée dans le dernier numéro du Spectateur. Non moins que par sa direction initiale et l'impulsion de son débit le cours d'un fleuve est déterminé par la structure géologique de ses rives.

Concluons donc, au sujet des raisonnements politiques, qu'il faut non pas assurément se méfier des principes en tant que principes, mais se tenir en garde contre les tendances déductives qui nous poussent grâce au subterfuge d'un « logiquement », d'un « à quelque degré », etc., à appliquer ces principes à des points de détail où se pose bien une question de fait : rapport de cause à effet, adaptation de moyen à fin, mais non pas une question de valeur : légitimité d'un résultat, appréciation d'une fin.
Comme dans de précédentes études, c'est donc à une formule de méfiance, à une conclusion négative que nous aboutissons; à ceux qui nous demanderaient des conseils positifs pour le raisonnement politique nous ne craindrions pas le ridicule d'avouer notre incompétence. Le médecin à qui l'industriel fait visiter une usine en lui demandant si l'usage de telle machine peut être impunément permis à tout ouvrier pourra bien émettre des critiques d'ordre médical, mais se récusera très légitimement s'il s'agit de proposer une machine qui, sortant de ses mains inexpertes, risquerait fort de manquer son but. Construisez une nouvelle machine, demanderait-il à l'ingénieur, ou du moins montrez-m'en les plans et je tâcherai de vous dire si les mouvements que son emploi exige du manœuvre présentent les mêmes inconvénients. Nous nous efforçons d'agir de même: nous essayons de montrer que certains raisonnements politiques ou judiciaires sont de faux mouvements de l'esprit humain; aux spécialistes, s'ils veulent bien attacher quelque importance à ces critiques, d'en présenter d'autres : ce que nous leur disons, c'est que la partie proprement déductive, ce qu'ils croient légitime d'escamoter par le mot « logiquement », ne nous semble pas recevable.

RENÉ MARTIN-GUELLIOT.

APPENDICE. — Quant aux moralistes qui nous accuseraient de tenter la réhabilitation de la maxime opportuniste : « La fin justifie les moyens», nous leur répondrions que la question est plus délicate qu'elle ne le parait, et que, s'il est évident qu'on ne peut voler un de ses amis pour en secourir un autre, il n'est pas moins vrai que si un moyen est strictement moyen, s'il n'est susceptible en lui-même d'aucune qualification morale, c'est bien la fin à laquelle il contribue qui lui confère sa valeur, ou plutôt ce n'est que par une illusion qu'on distingue dans ce tout « successif » qu'est une entreprise ce qu'il ne viendrait à l'idée de personne de distinguer dans un tout « simultané ». Nous n'entendons d'ailleurs nullement subordonner le jugement de valeur au jugement de fait, mais nous croyons utile, en politique comme en morale, pour sauvegarder la dignité même du jugement de valeur, d'en différer l'exercice jusqu'à ce que le terrain ait été déblayé de tous les problèmes d'ordre logique, psychologique et matériel dont la solution irréfléchie peut fausser cet exercice. C'est ainsi que, pour terminer par un sujet moins sévère, en matière esthétique où l'autonomie du jugement de valeur s'exprime par le proverbe : « Des goûts et des couleurs on ne discute pas », ce n'est nullement manquer à cette autonomie que de rappeler au visiteur d'un musée que son jugement serait faussé s'il n'observait pas certaines précautions optiques, si, comme le font les enfants, il se collait le nez sur une toile pour mieux la voir ; ce ne l'est pas davantage que de noter, en ce qui concerne les inventions nouvelles, qu'il faut se méfier des différences de « perspective dans le temps », qui rendent si difficile, à moins d'un certain effort psychologique, de juger par exemple d'un même point de vue les équipages, les automobiles et les aéroplanes, et de faire la part, dans une impression complexe, de ce qui est vraiment laideur destinée à rester laideur et de ce qui est seulement bizarrerie plus ou moins choquante imputable à la nouveauté.

R. M.-G.


(1) Nous songeons en employant cette expression à l'allemand Gedankengang, ou, en y ajoutant l'idée d'une certaine cohérence logique, à l'anglais train of thought.
(2) Personne n'attache plus de prix que les rédacteurs de cette revue à la clarté française; mais ils croient être d'accord avec les représentants les plus autorisés de l'esprit français en appelant clair non pas nécessairement ce que le lecteur le moins attentif croit comprendre sans se sentir jamais arrêté par la moindre difficulté, mais bien ce qui apparait au lecteur réfléchi comme susceptible d'un sens à la fois plein et déterminé : a) plein, c'està-dire utilisable en vue d'une réalisation pratique par le raisonne- ment ou par l'action; b) déterminé, c'est-à-dire à l'abri de l'équi- voque et de l'imprécision. Il en est à cet égard de l'intelligence comme de la mémoire : il est assurément plus facile de retenir l'adresse « boulevard Raspail » que l'adresse « 99, boulevard raspail », mais si l'on doit se rendre chez une personne qui habite votre maison, le second renseignement est le plus précieux, pour ne pas dire le seul utilisable. Personne n'a garde de confondre les deux points de vue en ce qui concerne la mémoire : presque tout le monde au contraire commet cette confusion en ce qui concerne l'intelligence.
(3) La Représentation proportionnelle, Paris, Le Soudier, 1910, 50 centimes.

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