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couverture de la revue Le Spectateur

Contes pour les métaphysiciens

Article paru dans Le Spectateur, tome deuxième, n° 10, février 1910.

L. PRAȚ : Contes pour les métaphysiciens. 1 vol. in-8°, 342 p. H. Paulin, 1909.

Leibnitz a plaidé la cause de Dieu, a cru avoir à le justifier des erreurs qu'on a commises sur son compte et des idolâtries dont il a été l'objet (c'est le sens précis du mot Théodicée) ; a fortiori convient-il de chercher une raison à l'existence du monde, de le justifier, s'il se peut, d'être si mal bâti; c'est la tâche héroique qu'a entreprise M. Prat; au lieu de laisser le monde aller comme il veut, ainsi que font les sceptiques, ou de conclure à son anéantissement, de prêcher le « suicide cosmique », il essaie de se réconcilier et de nous réconcilier avec l'univers. Pour cela il lui faut en construire une idée nouvelle, en rebâtir le plan ; c'est tout un système cosmogonique, qu'en raison de son intention on appellera bien une cosmodicée. C'est aussi et par là même un roman philosophique, mais sincère, un roman vécu.
Le titre de ce livre pourra paraître irrévérencieux. Si pourtant la métaphysique n'est qu'un rêve de l'esprit humain, il est permis de la présenter comme telle ou d'en faire des contes. Est-ce le mot conte qui choque? Remplaçons-le par mythe, son équivalent exact. Nous rentrons alors dans la tradition philosophique, nous marchons à la suite de Platon. C'est ce que fait M. Prat avec crânerie et bonheur; son livre y gagne deux fois: en intérêt littéraire et en hardiesse de pensée.

La fantaisie de l'auteur se joue dans un cadre vrai : il se donne pour auditeur, pour inspirateur et pour juge le philosophe Bernard Carol (entendez : Charles Renouvier), qu'il nous présente au terme d'une longue vie, toute de sagesse, de labeur et de science, solitaire et las, revenu de l'expérience des hommes et des illusions de la vie, tournant ses pensées vers la mort prochaine et le mystère de l'au-delà.
Les vieillards ont des visions, des cauchemars : Bernard Carol voit apparaître et surgir devant lui un personnage de rêve, grimaçant et falot, M. Pinguet qui vient tenter le sage, comme le diable a tenté Dieu, et prétend l'éblouir en lui révélant les splendeurs du monde réel (1ère partie : les Réalités). M. Pinguet ne se paie pas de mots; il est réaliste, il comprend les choses; il n'admet qu'une vérité, « la vérité des choses ». Cette vérité est que l'homme est en guerre avec ses semblables, avec les animaux, avec tous les êtres, et que la guerre sera toujours, car elle ne met pas fin aux passions qui l'ont suscitée, elle renaît de ces passions éternellement vivantes et toujours renouvelées. Il n'y a qu'une loi : le triomphe de la force ; mais la force se déplace sans cesse, et pendant que le vainqueur se repose follement sur sa victoire, le vaincu médite sournoisement sa revanche. La guerre, d'autre part, est partout, jusque chez les philosophes qui la nient, et qui se font entre eux une guerre de doctrines, d'influence, de crédit.
Ce fait universel de la guerre, on le constate, mais on Le conteste. On le voit, car il crève les yeux; mais on ne l'accepte pas, on le juge déraisonnable. On le déclare provisoire; on espère en la justice qui serait la fin de la guerre. On dit : éclairons les hommes, rendons-les raisonnables et ils vivront en paix et heureux. Berquinade, folie! Raisonnables, les hommes le sont pour perfectionner la guerre, pour ourdir des pièges. Ils ne peuvent l'être autrement. La justice dont ils se réclament n'est entre leurs mains qu'une arme de guerre ; elle change de sens suivant les partis. Voyez les intellectuels, ces amis de la justice; souples, habiles, comme ils écrasent les faibles, flattent et courtisent les puissants! Ces civilisés font la guerre à la plume, tandis que les barbares la faisaient au couteau. Mais c'est toujours la guerre. Semper eadem, sed aliter. Les hommes seront toujours des hommes, c'est-à-dire des bêtes de proie. Leurs passions, leurs vices sont nécessaires, sont dans l'ordre des choses. L'anthropophagie est au terme comme à l'origine des sociétés. Les hommes de proie s'appellent aujourd'hui : les conquérants, — les financiers, les agioteurs, - les politiciens, ces fourbes qui amusent le peuple, comme le médecin, le malade, par le leurre des vains espoirs et des promesses fausses. Tous les hommes ont encore un autre rêve : vivre sans rien faire en jouissant du travail des autres, d'une vie élégante et raffinée. La vie de luxe, c'est à quoi aboutit la civilisation, c'est son terme, sa forme la plus haute, son idéal secret. Cette vie suppose des bêtes de somme, des esclaves, esclaves qu'on n'avoue pas, qu'on appelle d'un autre nom, domestiques, garçons, employés, qui eux-mêmes ne s'avouent pas tels, s'intitulent citoyens, en attendant qu'ils se révoltent, se fassent gloire de leur misère et en secouent le joug. Maîtres et esclaves ont au reste les mêmes passions, se ruent au bonheur avec la même fougue insensée, par les mêmes voies injustes. Admirons ce mécanisme simple des passions humaines qui engendre la guerre, et repaissons nos yeux du spectacle grandiose de cette guerre sans fin, qui compose le train des choses et la vie du monde. Ne faisons pas comme ces philosophes qui « éprouvent le besoin de conclure », de juger; ne gâtons pas aux hommes leur bonheur, en les invitant à réfléchir; laissons-les être heureux de la seule façon dont ils puissent l'être, par leurs passions, par leurs vices et selon la loi de la guerre, qui est leur loi. Telles sont « les idées de M. Pinguet ».
Pour cyniques qu'elles soient, elles ne sont pas entièrement fausses; ou plutôt les faits invoqués sont réels, l'erreur est seulement d'ériger ces faits en lois, de prendre la « réalité » pour la « vérité ». Au lieu de poser la réalité comme la raison, il faut faire comparaître la réalité devant la raison. C'est ce qui est répété au philosophe dans une nouvelle vision; c'est ce que lui enseigne Sophia (2° partie : les Vérités). L'homme n'est pas l'animal et c'est pourquoi il ne peut se contenter de la philosophie de M. Pinguet. Les animaux ont raison de faire ce qu'ils font, du point de vue de leur raison à eux, de cette raison inférieure qu'on appelle l'instinct; mais l'homme aurait tort de se conduire en animal, de ne pas suivre sa raison, à lui, et de prendre pour loi la réalité, que sa raison juge et condamne. L'animal ap- prouve ce qui est, juge (ou plutôt jugerait s'il pouvait juger) que ce qui est doit être; l'homme, au contraire, se sent supérieur aux choses, il n'accepte pas sa condition. On dit que son idéal est de s'adapter aux choses; mais c'est une erreur; il ne peut pas atteindre, il ne doit donc pas se proposer ce prétendu idéal. S'adapter aux choses, ce serait modérer ses désirs pour les mieux satisfaire. Mais, quand on ne répugnerait pas à un tel moyen, atteindrait-on la fin visée? L'homme, qui aurait satisfait ses désirs, serait-il heureux ? Non, il reconnaîtrait alors qu'il a poursuivi une ombre vaine. Enfin, si l'homme parvenait jamais à assurer son bonheur, il devrait encore le perdre par la mort. Le bonheur le fuit donc toujours. Nous en concluons que le « rôle de la raison n'est pas de se mettre à la remorque des choses pour s'adapter aux choses, qu'il est de s'imposer aux choses », qu'au lieu de tirer des choses la loi, il faut poser la raison de l'homme comme la loi des choses.
Projet ambitieux! Est-il réalisable ? Il est permis d'en douter. Pas un homme n'est heureux et tous voudraient l'être! Pas un homme n'agit selon la raison et tous voudraient être raisonnables! « Quelle est la raison de cette déraison? » D'où vient que le mal est partout, que « la réalité, c'est le mal »? Pour le savoir, raisonne ainsi : De quoi es-tu sûr? D'être libre, c'est-à-dire maître de tes pensées et de tes actes. Résiste donc aux images trompeuses qui s'emparent de ton esprit, l'affolent et le hantent, et n'obéis qu'à ta raison! Beau conseil, mais difficile à suivre ! « La raison a-t-elle le pouvoir d'être raisonnable ? » L'homme qui prend la raison pour règle s'ignore, se cherche, désespère de se trouver, finalement y renonce, se replace alors sous le joug des choses et quitte la vérité qui le fuit pour le bonheur qui l'attire. « La raison ne serait-elle (donc) donnée à l'homme que pour constater ses défaites suc- cessives et l'impuissance où il est d'atteindre à la vie raisonnable! L'histoire de l'humanité à travers les âges est l'histoire de la raison vaincue, humiliée, bafouée par les choses, esclave des choses. L'homme n'a su que rêver la vie raisonnable et il a vécu, il vit la vie de proie. Que peuvent contre ce fait les doctrines des philosophes et des moralistes? » Rien, sauf refuser de l'accepter, de s'y résigner, de le reconnaître, rien que d'y opposer la raison, la raison entendue comme principe de vérité et d'harmonie, la raison qui peut être victorieuse du désordre et créatrice d'un ordre nouveau de réalités, qui serait un ordre de vérité, de beauté, de justice! La raison qui résiste à la réalité, qui oppose « sa vérité à la vérité des choses », s'appelle la nolonté. Mais ce n'est pas assez de nouloir, il faut vouloir; ce n'est pas assez de renoncer au bonheur qu'on place à tort dans les choses et qu'on y cherche vainement; il faut atteindre et réaliser la vérité de la raison ou selon la raison. Pour cela, il faut connaître les « lois » du monde, c'est-à-dire « les qualités constitutives » des choses, non qu'on doive s'abandonner à ces lois et compter que l'harmonie, que le progrès de l'humanité en sortiront naturellement, non pas même qu'on doive s'en servir pour capturer les choses ; mais il s'agit de modifier les choses, de réaliser en elles et par elles l'harmonie, dont elles peuvent être l'occasion et l'instrument, mais que la raison seule conçoit, dont elle est seule le principe et la cause. Ainsi le rôle de la raison n'est pas de subir la loi du monde, mais d'imposer au monde sa loi, de le rationaliser; considérée de ce point de vue, sous sa forme positive, comme créatrice d'ordre, elle s'appelle noergie.
Cette raison, qui doit changer le monde, n'est pas la raison impersonnelle, reflétant l'ordre du monde; c'est la raison humaine, toute individuelle et personnelle. La raison impersonnelle est une idole, vaine et pourtant dangereuse, car elle est un principe d'intolérance et de guerre. Chaque homme n'a que sa raison, mais elle doit lui suffire; il trouve en elle sa loi, sa vérité, et il doit savoir que cette vérité est la sienne, qu'il n'a pas le droit de l'imposer aux autres. Il n'y a pas une vérité, il n'y a que des vérités; « il n'y a pas de science impersonnelle, il n'y a que des savants ». Renonçons donc à la Science, à la Vérité en soi; contentons-nous de suivre la raison, la nôtre, et attachons-nous à notre vérité, à nous.
Tel est le langage de la Sagesse. Ce langage est noble, persuasif, mais... décevant. La Sagesse recommande la recherche de la vérité, indique la méthode pour l'atteindre, mais ne la découvre pas. Ellenous conduit au semi du temple, elle ne nous y fait pas entrer. C'est que la vérité est un mystère ou a le mystère pour principe. On peut essayer d'échapper au mystère, de tromper la raison, de l'amuser, de l'abuser; par leurs jeux, par leurs travaux, par leur science, les hommes ne font guère autre chose. Mais le philosophe ne peut ni ne doit se manquer ainsi à lui-même et trahir la vérité. Il doit suivre la raison jusqu'au bout, entrer résolument dans la voie du mystère (3° partie : les Mystères).
Tous les problèmes se tiennent. La solution de l'un donnerait celle de tous les autres. Abordons d'emblée le problème le plus redoutable, le plus tragique, celui du mal. D'où vient le mal? Du mauvais usage de la liberté, qui lui-même procède de l'ignorance. L'homme se jette sur les premières images qui lui présentent le bonheur, il suit les désirs aveugles de son cœur, au lieu de prendre pour règle sa raison. Voilà le mal. Mais, si la liberté en est la cause, elle est aussi la condition du bien, et c'est pourquoi Dieu a créé et a dû créer homme libre. La liberté, d'autre part, ne pouvait pas ne pas produire le mal, parce que l'homme n'avait qu'un moyen de se prouver sa liberté, c'était de désobéir à Dieu, d'être déraisonnable. Mais la liberté n'est point liée au mal; elle peut au contraire réparer le mal qu'elle a causé et devenir le principe du bien.
Ainsi le problème du mal, pour l'homme, se résout d'une façon relativement aisée. Mais on ne peut le restreindre à l'homme; il faut le généraliser. Le mal existe en dehors de l'homme, dans l'animalité. L'animal est misérable et cruel; il souffre et fait souffrir. Or il n'est point libre; il n'a point désobéi à Dieu, il n'a pas mangé de foin défendu. D'où vient donc sa souffrance, à lui? C'est « le mystère de l'animalité ». Deux doctrines ont voulu et ont cru pénétrer ce mystère: la métempsychose et le transformisme, l'une, qui présente l'animal comme un déchet d'humanité, l'autre, qui le regarde comme un candidat à l'humanité. La première calomnie l'animal : l'animal est cruel, mais innocent: d'autre part, il souffre, mais n'est point malheureux, car il ne réfléchit point sa souffrance. Il diffère donc de l'homme; il n'est point un homme dégradé, avili. Il a sa valeur propre, sa poésie et sa beauté. La seconde théorie présente la nature comme une force aveugle qui suivrait une loi de raison et de progrès et créerait des êtres de plus en plus forts, de plus en plus beaux : ainsi la guerre ferait œuvre de civilisation, le désordre serait créateur d'ordre, la mort serait la condition de la vie. Théorie d'une logique monstrueuse, qui défie la raison !
Il faut, pour expliquer le mal, recourir à une hypothèse plus hardie, si hardie que l'auteur hésite à la proposer et ne la propose pas sans proclamer le courage, l'audace métaphysique, la vertu du philosophe. Cette hypothèse est celle de Dieu créateur et de l'homme démiurge. Dieu a créé la vie, les germes et les semences; l'homme a créé les espèces, les animaux, leur a donné ses vices, en a fait des instruments de guerre, des bêtes de proie. « Ce n'est pas la nature qui a fait l'homme; c'est l'homme qui a fait la nature. » Il l'a faite à son image, désharmonique et méchante. L'animal, tout ce qui vit, participe à l'intelligence, à l'activité, partant à la méchanceté de l'homme ; c'est pourquoi il a, comme l'homme, mérité de souffrir.
Mais l'homme, qui a perdu le monde, peut le sauver. La raison, dont l'homme s'est écarté, subsiste pourtant en lui, jusque dans sa vie déraisonnable. Le génie de l'homme est admirable dans la guerre; ses vertus aussi sont admirables, quoique issues de la guerre et applicables seulement à la vie de guerre (la charité, le dévouement). Quelle n'est pas la grandeur de la raison, appliquée aux choses : science, industrie, amélioration de la condition humaine sur la terre, art! Si l'homme force notre admiration par le moyen qu'il emploie ou l'art qu'il déploie, alors qu'il ignore sa vraie fin, combien avec plus de raison il la ravirait, s'il venait à mettre ses facultés au service de la vérité ! Enchantons-nous donc de ce rêve le plus beau, le plus métaphysique qui soit : l'homme refaisant le monde par la raison !
Il aurait d'abord à apprendre et à pratiquer l'amour vrai. L'amour est une forme de la guerre; il est une conquête, il vise la possession de l'être aimé. Mais il est aussi dévouement, don de soi-même. Interprétons la fable d'Eros et de Psyché. Psyché perd son amant pour avoir voulu le connaitre. Psyché, c'est l'âme humaine; elle est libre et se perd par l'usage qu'elle fait de sa liberté. Elle veut connaître son amant pour le conquérir; elle le perd ainsi, mais, en le perdant, elle s'est rendue libre, elle n'est plus la chose, la serve d'Eros. La liberté a fait le malheur de Psyché. Peut-elle lui rendre le bien qu'elle lui a ôté? Psyché peut-elle redevenir l'amante heureuse d'autrefois, heureuse par l'amour qu'elle éprouve et inspire, mais par un amour qui serait désormais sa conquête? Cela semble impossible, et pourtant c'est là le vœu de l'amour, son idéal, ce qui fait sa grandeur.
Considérons l'amour d'un autre point de vue. Il est un don réciproque. Aimer, c'est se donner ; mais les amants sont deux, ils ne peuvent faire qu'un, ils ne peuvent se donner complètement ; alors ils essaient de se voler, de se prendre. Voilà la guerre dans l'amour, et, à sa suite, la désillusion fatale. Vouloir conquérir l'amour par la violence, c'est là la faute de l'amour. faute cruellement expiée par la fin de l'amour. Cette faute a son principe dans l'égoïsme. L'égoïsme est ce qui tue l'amour, ce qui rend violent, injuste, ce qui fait que l'amour devient une occasion, une source de souffrance. Et cependant l'amour, même chez les indignes, reste la grande espérance de joie et de bonheur. Cette espérance ne sera point déçue, si l'amour cesse d'être égoïste, cesse d'être une « conquête violente » et devient un a don gracieux ». Que Psyché rallume sa petite lampe pour chercher cet amour-là !
Mais hélas! à quoi bon, si la mort doit mettre fin au bonheur que l'amour a fondé ? Nous voici en présence d'un nouveau mystère: « le mystère de la mort ». La mort effraie tous les hommes et cependant, en un sens, personne ne croit à la mort. Les matérialistes ont beau dire : la mort est un fait d'expérience, l'anéantissement simple et brutal. Ce fait, qu'importe qu'on le constate si on ne peut le comprendre et si par surcroît notre sentiment, notre instinct y répugne? Si la mort était la néant, elle ne nous effraierait pas. Mais, en réalité, rien de ce qui est ne peut être anéanti. La mort est une désagrégation, mais les germes survivent a cette désagrégation et reprennent une vie latente, obscure. L'immortalité, si difficile à concevoir quand on la réclame comme le privilège des êtres raisonnables, paraît naturelle et l'est en effet, quand on la présente comme le caractère de tous les êtres vivants, animaux et plantes. Et il est naturel que, dans cette hypothèse, la mort nous effraie, car la vie de l'au-delà, c'est l'inconnu.
Mais, dira-t-on, si la mort est un objet d'effroi, d'où vient que quelques hommes vont au-devant de la mort? Quelle est la portée, quel est le sens philosophique du suicide ? Interrogeons, pour le savoir, la conscience de celui qui se tue. Que veut-il? Ne plus vivre? Non, cela est impossible, on ne veut pas le néant; il veut vivre autrement, il ne veut pas cesser de vivre; il veut en finir avec sa vie, non avec la vie; il veut ne plus souffrir. Au reste il ne réfléchit pas ou ne veut pas réfléchir, car il saurait que, si on ne meurt que pour renaître, on ne renaît que pour souffrir et qu'ainsi le suicide n'avance à rien. Le suicide est donc fou de la part de l'homme qui ne veut qu'être heureux. Il ne serait pas plus sage, supposé l'acte du juste qui se sent impuissant dans un monde d'injustice et se retire d'un tel monde; il serait alors immoral autant qu'absurde, car il reviendrait à afirmer que l'idéal de justice où toutes les raisons doivent tendre est irréalisable. De toutes façons le suicide ne prouve rien que la déraison de celui qui se tue, puisque celui-ci « exerce son libre arbitre avecl intention », déjà absurde en soi, mais de plus sans le pouvoir, « de le supprimer ».
La question revient toujours : Qu'est-ce que la mort? Elle n'est pas ce que nous croyons, le contraire de la vie, mais une autre forme de vie. Elle est la vie imparfaite, obscure du germe remis en liberté et prêt à renaître, c'est-à-dire à entrer dans une vie nouvelle. Ce n'est pas la mort, mais la naissance, qui devrait confondre notre esprit. Naître, c'est renaître; ce n'est pas venir à la vie, mais y rentrer sous une autre forme. Dira-t-on que celui qui est censé naître et en réalité renaît ne se souvient pas de ses vies antérieures ? Sans doute ! mais c'est que, transporté dans un nouveau milieu, ses conditions de vie étant changées, il ne se reconnaît plus. Cependant sur lui pèse ce passé qu'il ignore, passé de fautes, d'injustice et de mal, dont il se sent chargé, dont il ne peut rejeter la responsabilité, car ce passé, c'est lui, ou plutôt c'est son œuvre, c'est lui qui l'a tissé et le continue dans le présent. Ainsi l'homme ne meurt pas, il continue d'être, il veut être de plus en plus, il aspire à mieux être; il laisse seulement derrière lui son passé, il l'oublie, et il doit l'oublier et le renier pour tonder l'avenir. Quel avenir? Un avenir semblable au passé? Non, il serait trop absurde de vivre toujours pour continuer une vie de guerre et de souffrance. La vie ne peut être donnée que pour atteindre des formes toujours plus hautes, que pour se développer selon la raison. C'estlà l'avenir qui est ouvert, qui est assuré à tous et à chacun. Car il ne s'agit pas de réaliser un progrès impersonnel. Le seul progrès désirable, le seul raisonnable, le seul dès lors qu'on doive supposer est celui de la même vie individuelle se poursuivant à travers des existences successives. Chacun est à même de faire et de se faire, de réaliser tout ce que sa raison conçoit, de transformer le monde, d'organiser les choses, de se transformer lui- meme, de se rendre raisonnable et sage, et ila pour cette œuvre, qui se poursuit toujours sans s'achever jamais, l'éternité devant lui !
Ainsi conclut ce livre. Il s'ouvrait sur une vision amère et désespérée de la misère du monde; il se ferme sur un rêve consolant et une grande espérance. On ne veut point le juger. On dira seulement que cette analyse lui fait tort. Elle en reproduit l'argumentation, elle en laisse voir peut-être la subtilité; elle n'en rend point la vigueur dialectique, la verve entraînante, la fantaisie ou l'humour, l'imagination brillante et colorée. L'âme de ce livre, ce qui fait sa physionomie et sa vie, l'intérêt du dialogue, la grâce poétique des contes, n'a pu trouver place ici. On n'a voulu que dégager, résumer les thèses et montrer que M. Prat mérite d'être lu par les philosophes pour sa doctrine originale, profonde, aventureuse et hardie. Mais il mériterait d'être lu encore par les profanes, indifférents à la doctrine, seulement sensibles au talent littéraire et au charme d'une pensée personnelle et vivante, qui répand sa flamme et communique sa conviction.

L. DUGAS.

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