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couverture de la revue Le Spectateur

Confusion entre certitude et unanimité

Article paru dans Le Spectateur, n° 53, janvier 1914.


Une conversation dans un salon. Le sujet : les toilettes à une récente réunion. Toutes les femmes présentes sont d'accord pour juger très laide la toilette d'une de leurs amies, qui a exagéré les ridicules latents de la mode actuelle. Chacune prend plaisir à développer ce jugement, non pas du tout par malice contre l'amie absente qui est très sympathique, mais pour jouir de l'union intime de goûts avec les amies présentes. On se demande comment Ygrecque a osé ainsi braver le ridicule. Mais une jeune fille, — nous l'appellerons Giette, — change un peu de ton : « Oui la robe d'Ygrecque était affreuse, mais si elle l'a choisie, c'est qu'elle l'a trouvée bien : il a donc dû y avoir dans l'assistance (assez nombreuse) une certaine quantité de personnes qui l'ont trouvée bien aussi. »
Il n'est pas besoin d'avoir une grande habitude de la conversation ordinaire, féminine ou masculine, pour sentir qu'une remarque comme celle de Giette n'est pas du tout courante. Elle n'a pas pour l'esprit un aspect familier. Si on n'y voyait pas une façon de prendre parti pour la toilette litigieuse, — et personne n'y songeait, parce que l'opinion de Giette n'était pas douteuse, — il y avait des chances qu'elle glissât sur l'incompréhension générale. En un mot, c'était une remarque paradoxale, — non pas un de ces paradoxes violents qui fouettent l'attention et appellent la réplique, — mais une de ces observations, en réalité très simples, d'ailleurs très fréquentes et très utiles dans le travail intellectuel appliqué, mais correspondant à une attitude trop différente de celle de l'esprit dans la marche rapide de la conversation pour y être comprises, surtout d'un auditoire un peu nombreux.

Nous voudrions montrer brièvement que cette remarque comportait un enseignement, même pour des sujets moins futiles que le jugement à porter sur un costume, — et cela en raison même de ce caractère paradoxal qui était de nature à lui nuire en tant que fait de conversation.
Bien entendu, dira-t-on, et il n'est pas difficile de voir l'observation judicieuse que recouvre ce prétendu paradoxe. Elle est aussi banale que judicieuse. Il s'agit de la diversité des goûts : des goûts et des couleurs..., ou plus précisément : tous les goûts sont dans la nature, avec l'accent sur tous.
On peut assurément l'entendre ainsi. Mais il resterait à expliquer la rareté dûment constatée et l'étrangeté apparente de l'application de cette remarque, du moins sous la forme en quelque sorte statistique dont s'est servi Giette. Gar Giette n'a pas dit : « C'est peut-être Ygrecque qui a bon goût, et nous mauvais goût » ; ni : « Ne discutons pas des goûts ». Elle a attiré l'attention sur ce qu'Ygrecque n'avait pas dû produire sur l'assistance l'impression unanime de ridicule, qu'impliquait visiblement ,1'attitude des causeuses, — comme l'ont, confirmé quelques-unes à la réflexion.

Retenons ce mot unanime. C'est autour de lui que se produit la confusion très naturelle, très « catadoxale », dont le heurt avec la remarque de Giette donne à celle-ci son caractère paradoxal.
Le jugement porté par les causeuses sur la toilette d'Y grecque leur apparaissait très nettement comme certain. Ce point n'est pas à discuter. Un esthéticien pourra démontrer(?) qu'elles se trompaient. Mais cela importe peu. Le fait est que pour elles ce jugement avait tous les caractères de la certitude.
Or un caractère très net de la certitude, c'est ce qu'on pourrait appeler la plénitude, l'exclusion de ce qui n'est pas elle, l'exclusion du doute. Dans la petite société, — petite, mais si importante, — que constitue pour chacun de nous l'assemblée de nos idées, qui dit certitude dit accord, harmonie, unanimité. Aussi avons-nous tendance à conclure, sur un sujet donné, de cet accord, de cette harmonie, de cette unanimité, de cette absence de toute discordance, aune situation tout à fait analogue dans la société, non plus des idées, mais des humains. De là formule : Il n'y a pas de doute, nous passons, sans même y songer, à la formule : Il n'y a pas de discussion possible.
Et évidemment ce passage serait parfaitement valable s'il était prouvé qu' « il n'y a pas de doute possible ». Mais c'est là une hypothèse de logicien qui n'a rien à voir avec la réalité couranle. Nous passons notre vie de chaque jour à utiliser des certitudes non démontrées. C'est une nécessité absolue de la pratique. Nous avons donc bien raison de le faire. Mais si nous traitons ces certitudes-là comme des certitudes logiques, parfaites, nous commettons des erreurs, non pas seulement logiques; mais pratiques.
Avant de signaler une ou deux de ces erreurs pratiques, remarquons que le glissement, décrit plus haut, de l'absence de doute individuel à l'absence de discussion sociale possible est le fondement de nombreuses intolérances plus ou moins inconscientes et de nombreuses incompréhensions, en l'absence même de violentes et profondes oppositions.

Nous avons parlé d'erreurs pratiques. Supposons un groupe d'hommes politiques ou d'écrivains qui discutent la forme définitive d'un texte rédigé en projet par l'un d'eux. On arrête celui-ci sur une phrase. Cette phrase est discutée. On montre les interprétations dangereuses qu'elle comporte. Une discussion s'engage...
Admettons que ce soit le rédacteur du projet qui ait gain de cause ou qu'un de ses collègues fasse au contraire adopter une formule de son cru.
Il semble que tout soit dit. Ayant abouti à une certitude, on a l'impression d'avoir abouti à une unanimité, non pas seulement à celle des présents, qui n'est peut-être qu'un cas d'équilibre instable, mais à celle du public tout entier auquel on s'adresse. On oublie que la discussion même, d'où a, si l'on veut, jailli la lumière, a dû son origine à ce que, dans le milieu restreint du comité, la phrase a éveillé des impressions diverses, et qu'il pourra en être de même dans le grand public.
— Non, l'erreur n'est pas si grossière. On ne donne, pas l'excellence de la rédaction définitive comme certaine, mais seulement comme probable...
... Je le veux bien, quoique cette restriction soit sans doute plus rare qu'on ne croit. Mais n'en conclut-on pas trop facilement, par glissement insconscient, que, cette rédaction étant seule retenue, l'interprétation qu'on lui souhaite se produira seule, ou tout au moins que l'interprétation démontrée la plus naturelle sera, dans le public,la plus fréquente ? Et n'oublie-t-on pas aussi de se demander si l'interprétation fâcheuse, démontrée avec raison moins probable, ne peut pas avoir des inconvénients dont la gravité se fera sentir en dépit de leur rareté ?

En un mot, ne transporte-t-on pas la simplicité algébrique de la série logique

doute complet... probabilité... certitude

à la complexité autrement embrouillée des choses pratiques et sociales ?

Certes la nature de cette complexité est précisément d'exclure la possibilité de formulera son sujet des règles précises. Mais ce que nous avons appelé « la remarque de Giette » nous avertit au moins de ne pas nous en tenir au schéma logique trop simplifié et de lui substituer, c'est encore trop dire, d'essayer le schéma statistique plus souple et mieux adaptable à la réalité. Au lieu de voir comme seul aboutissement possible de la lutte le triomphe d'une idée parmi ses rivales, nous apercevrons, au moins à titre d'hypothèse, le partage parmi celles-ci delà masse des esprits individuels. Et, le cas échéant, cette hypothèse pourra être la plus féconde et la plus sûre pour l'action pratique.

R. M. G.

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