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couverture de la revue Le Spectateur

Concepts et méthodes physiques

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 15, juillet 1910.

A propos d'un article de M. Bouasse
(«SCIENTIA », vol. VII, num. XIV)

Dans son étude sur le développement historique des théories de la physique, M. Bouasse est amené à étudier le fonctionnement même de l'intelligence dans les problèmes qui sont parmi les plus ardus de la science, et apporte par là au champ d'études du Spectateur une précieuse contribution dont nous ne manquerons pas de faire profiter nos lecteurs. Le distingué professeur nous fait assister à l'élaboration des concepts qui, nés dans le laboratoire des physiciens et d'abord enveloppés de la « gangue » des théories touffues, et souvent des longs développements mathématiques, s'épurent peu à peu au feu des objections de contradicteurs parfois plus apparents que réels, et au contact d'expériences successives, pour apparaître finalement dans leur essence, avec la simplicité d'une formule brève, quoique complète, nécessaire et suffisante, et sous un aspect d'une généralité abstraite qui ne trahit plus son origine. Si bien que les opinions sont souvent partagées sur l'antériorité possible du concept à l'ensemble d'expériences qui, selon M. Bouasse, lui a donné naissance.
La question est complexe et il semble que l'on se trouve en face d'un phénomène réversible : sans reprendre ici la vieille question des idées générales, et tout en laissant de côté l'antériorité de la première abstraction ou de la première expérience, il est évident qu'un concept, même né de l'expérience, peut à son tour trouver son application à un autre groupe de faits, qui par réaction pourra lui-même en élargir ou en restreindre la portée.
Mais M. Bouasse pousse l'analyse plus loin : « Arrêtons-nous, dit-il, aux deux problèmes philosophiques : simplicité des lois de la nature, origine des notions dites mathématiques. Prenons un mathématicien génial, ne sachant rien, ayant des siècles devant lui, mais ne possédant aucune notion du monde extérieur et des phénomènes physiques (l'hypothèse, pour chimérique qu'elle paraisse, est souvent réalisée avec une quasi perfection). Donnons-lui comme unique renseignement que la théorie de l'élasticité exprime les relations les plus simples qui puissent exister entre les forces à l'intérieur d'un solide et les changements de forme et de dimension. Arrivera-t-il nécessairement aux équations que nous admettons comme exactes pour les très petites déformations ? Pourra-t-il se passer absolument de l'expérience et obtenir la solution cherchée sur l'unique supposition de la simplicité des lois de la nature? Je ne le crois pas, à moins que nous ne précisions les concepts qu'il doit utiliser, ce qui serait résoudre le problème. J'estime (1) que les lois de la nature sont simples précisément parce que les concepts abstraits, les notions mathématiques qui nous permettent de les exprimer, ont été inventés justement pour cela: théorie qui résout en même temps les deux problèmes de la simplicité des lois et de l'origine des concepts. »
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« Cette théorie explique un phénomène au premier abord assez singulier. C'est tantôt la loi élémentaire, différentielle, qui nous paraît simple, tantôt la loi intégrale. La raison en est que le concept mathématique a été inventé, suivant les cas, pour représenter l'une ou l'autre. En induction électromagnétique, par exemple, la loi intégrale, basée sur la notion de flux, est très simple, le flux lui devant précisément son existence. La loi différentielle, ou plus exactement les lois différentielles équivalentes sont compliquées. »
.............. « On dit quelquefois que la physique aide au développement des mathématiques: c'est exact, mais incomplet. Elle aide surtout au développement des mathématiques en leur fournissant des concepts; plus exactement elle crée les mathématiques qui sont, non pas une science comme les autres, mais l'ensemble des formes abstraites du raisonnement nécessitées par les autres. Bien entendu, une fois le concept fourni par une certaine expérience, il peut s'appliquer à l'interprétation de beaucoup d'autres très différentes. Par exemple, après que l'observation des faits eut fourni l'idée de fonction et en particulier l'idée de proportionnalité qui est la plus simple, on fut tenté de l'appliquer à tous les phénomènes. Cela réussit parfois; cela échoua. »
Et plus loin :
« Le lecteur commence à comprendre l'étrange erreur des physiciens qui, après avoir classé les théories en mathématiques et en physiques, les imaginent très différentes les unes des autres. La théorie dite mathématique n'est pas autre chose que le résultat de l'élaboration de théories physiques souvent nombreuses. Ces théories physiques dépouillées de leur gangue, réduites à ce qu'elles ont de commun, apparaissent comme un pur concept mathématique de réalité supérieure par le fait même qu'il est nécessaire et suffisant. Les représentations matérielles qui pour beaucoup de physiciens sont l'essentiel d'une théorie, doivent au contraire en être considérées comme la gangue. irrespectueusement Jappelle ces sortes d'illustrations des images « d'Épinal; comme chacun sait, les vraies images d'Épinal sont chargées d'initier les petits enfants aux formules abstraites de la morale. »
Les passages précédents, comme nous l'annoncions au début, saisissent sur le vif le travail de l'esprit. Leur originalité et leur prix proviennent de ce qu'ils sentent le laboratoire, quoiqu'il nous ait fallu les dépouiller de ce qu'ils contenaient de plus proprement physique. De ces vues nouvelles M. Bouasse tire des conséquences intéressantes au sujet de la forme définitive à donner à la science.
Il insiste sur l'absolue déductivité du raisonnement mathématique, que celui-ci s'exprime ou non en symboles. Cette vérité si simple devrait être constamment présente à tous : nous avons pu cependant, de notre côté, observer qu'elle était parfois obscurcie dans l'esprit de certaines personnes qui oubliaient qu'un calcul ne peut donner que ce qu'on y a mis, c'est-à-dire, sous diverses formes, des relations entre les quantités considérées; mais qu'il n'introduira jamais automatiquement la moindre des influences qui auraient échappé au calculateur en posant le problème.
Inversement, l'auteur conclut qu'un concept mathématique nécessaire et suffisant contient en puissance (puisqu'on peut les en déduire) tous les mémoires, toutes les considérations qui lui ont donné naissance, et que seul il appartient strictement à l'édifice de la science, dont le reste n'est qu'échafaudages. Aussi au fur et à mesure qu'on le peut, faut-il débarrasser de ses « énormes échafaudages » le « tout petit édifice » pour en laisser apparaître la belle architecture dans son ensemble. Faute de quoi le progrès ultérieur finirait par devenir impossible à l'esprit surchargé de faits non tous nécessaires, impuissant à se souvenır constamment de leur subordination réciproque, et détourné par cette multitude de l'examen et de la méditation des grands principes.
Ces notions peuvent avoir leur répercussion sur les méthodes d'enseignement : la science proprement dite doit s'édifier en bâtiment tout d'abord bien cohérent, mais aussi accessible: or si l'on essaie d'exposer les purs concepts à des esprits à qui l'on n'a jamais laissé voir les « échafaudages », l'on se heurtera à une impossibilité complète de leur faire saisir la signification, apercevoir la portée et les limites exactes de ces concepts. La seule solution qui nous permette d'enlever ces malencontreux échafaudages, consisterait (pour continuer la comparaison) à ne pas faire disparaître tout le bois qui a servi à élever notre édifice, mais à en consacrer la meilleure part à construire des escaliers, avant d'enlever, avec les échafaudages, les échelles d'accès.
En d'autres termes, il serait nécessaire de déterminer, en vue de l'enseignement, les étapes importantes de la formation des concepts, afin que l'élève puisse toujours suivre les progrès de l'esprit humain, sans jamais se trouver en face d'une sorte de nouvelle Minerve que l'on fait éclore subitement à ses yeux, armée de toutes pièces. Combien d'étudiants après avoir travaillé longuement une théorie, arrivant à la fin du chapitre, encore étonnés et méfiants, se sont trouvés en face de ces lignes révélatrices : « on pouvait prévoir ce résultat: en effet,...» et se sont écriés : « Pourquoi n'avoir pas commencé par là? »
L'exposé des théories physiques suivrait donc à peu pres ce canevas : pour telles et telles raisons telle hypothèse est vraisemblable; faisons-là, examinons ses conséquences et quelles démonstrations on peut lui apporter, etc. Mais on débute généralement par un exposé ex abrupto de l'hypothèse, et la première phase est, ou négligée, ou rejetée à la fin comme une curiosité accessoire, alors qu'elle contient le plus souvent des vues profondes tenant de près à la nature des choses, que les logiciens purs peuvent qualifier dédaigneusement de simples présomptions, mais qui frappent davantage l'esprit qu'une démonstration artificielle. Celle-ci convainc sans satisfaire la curiosité. Et en effet, ces présomptions furent les repères de l'esprit dans sa marche à la découverte, autrement intéressants que la route tracée après coup par la démonstration a posteriori.
Ce développement préliminaire contiendrait bien souvent des représentations matérielles, utilisant des analogies parfois imprécises, sortes d'illustrations que M. Bouasse appelle, comme on l'a vu, « images d'Épinal», et qu'il considère comme la gangue des théories physiques. Il y a lieu en effet de mettre en garde contre la portée objective trop grande qui pourrait être attribuée à ces illustrations. Mais pour le développement de l'esprit, il n' est pas plus facile de s'en passer, que pour notre nourriture, d'éviter d'absorber avec la partie nécessaire des aliments celle qui semble chimiquement inutile. Peut être y a-t-il dans la chimie de l'intelligence des « actions de présence » dont nous nous rendons mal compte.
D'ailleurs, il n'y a pas d'enfant qui n'avoue ou ne dise de lui-même qu'il s'instruit plus aisément à l'aide d'un livre illustré : l'attention visuelle directe vient seconder l'effort plus abstrait que nécessite la compréhension du texte. Même adultes, nous gardons cette tendance. Le théâtre n'est à certains genres littéraires qu'une illustration, vivante au plus haut degré actuellement réalisable, quoique soumise aussi à des exigences d'autant plus multiples. Il suffit de comparer le nombre des spectateurs d'une pièce à succès à celui des lecteurs d'un livre de même fortune, pour être frappé de la facilité incomparablement plus répandue de l'attention visuelle et auditive que de celle de l'attention immédiate de l'esprit. Or c'est le défaut de puissance attentive qui est sans contredit leplus grand obstacle à la compréhension générale des sciences.
Il nous faut donc reconnaître sans faux amour-propre les limites moyennes de notre esprit, et y accommoder la méthode d'enseignement et par suite l'édifice lui-même de la science, en y comprenant les procédés les plus propres à favoriser l'attention, et à offrir à l'intelligence les points de repère les plus frappants. Dans ce but les « images d'Épinal » sont non seulement utiles, mais nécessaires, et si leur pittoresque parfois inattendu a éveillé la curiosité en soutenant l'attention, elles auront fait un disciple d'un ouvrier plus ou moins volontaire.
Il est bien entendu que nous repousserions complètement dans ce but les procédés vulgarisateurs trop répandus, dont les simplifications artificielles sont la source de tant d'idées fausses.
M. Bouasse aborde encore en passant plusieurs graves questions, dont nous retiendrons la suivante : il est des points où le progrès antérieur de l'homme amoindrit le progrès futur possible, témoin le microscope, qui depuis quelque temps semble de moins en moins perfectible. Cette remarque équivaut à constater qu'aucun filon précieux ne peut fournir une mine inépuisable; il arrive un moment où, si l'on veut d'autre minerai, il faut gratter la terre plus loin, l'épuisement d'un gisement n'est d'ailleurs qu'une preuve de la perfection de son exploitation. Même dans les arts il est des acquisitions qui ne sont plus à faire; pour ne parler que du dessin, les lois de la perspective, la mise en place d'un corps humain sont des choses qui ne peuvent plus prêter à innovations considérables. Mais que l'on se rassure : si nous pouvons concevoir que le domaine de nos conquêtes mentales a des limites imposées par celles mêmes de la puissance de notre pensée, nous pouvons aussi nous rendre compte que nous en sommes encore très éloignés, par le fait que l'effort humain donne encore des résultats en grand progrès. D'ailleurs il est très probable que nous ne pourrons jamais prouver l'existence de ces limites, et par la force des choses, il nous sera toujours impossible de les situer.

OLRY COLLET.


(1) Ces italiques sont de nous.

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