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couverture de la revue Le Spectateur

Commentaire d'une lettre

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 4, juillet 1909.

En réponse à l'envoi de numéros spécimens du Spectateur, nous avons regu d'une personnalité scientifique de Paris, qui porte un nom justement honoré dans l'histoire de la philosophie française au siècle dernier, une lettre, d'ailleurs très bienveillante, dont nous croyons que le passage suivant mérite un commentaire.
« Ma nature, mon esprit sont rebelles à toutes ces questions élevées de Philosophie.
Je suis un ignorant de toutes ces questions; et je ne les ai jamais étudiées; je les laisse de côté. »

La première de ces phrases pouvant être entendue comme l'expression d'une répugnance pour un ordre d'études déterminé, nous nous garderons bien, pour ne pas désobéir au proverbe qui interdit de discuter des goûts, de nous demander, comme nous serions tentés de le faire, si cette répugnance ne vient pas d'une méconnaissance, d'ailleurs très fréquente, du vrai caractère des questions philosophiques en général et de celles que traite cette Revue en particulier.

L'examen de la seconde phrase est moins délicat. Disons tout de suite que nous estimons impossible qu'un homme vivant à une époque de civilisation avancée, surtout s'il appartient à un milieu instruit et s'il se trouve appelé par sa profession à fréquenter des esprits de culture très variée, ne soit pas plus ou moins consciemment en possession de données analogues à celles que nous essavons de présenter et de coordonner dans cette Revue.

Une preuve qui semblerait concluante en faveur de notre affirmation, mais dont il faut se garder d'exagerer la portée, réside d'abord dans le fait bien simple que tout homme pense, et pense non pas au hasard, mais en principe le mieux qu'il peut, ou du moins de façon à satisfaire aux exigences de la pratique et aussi a pouvoir converser avec les autres hommes, c'est-à-dire qu'il se conforme à certaines règles de la pensée. Le médecin peut ignorer la mécanique et l'ingénieur la médecine, le boulanger la menuiserie et le menuisier l'art de faire le pain. Mais tous, médecin et ingénieur, boulanger et menuisier, ont sans cesse à enchaîner des idées selon certaines règles soit pour chercher le meilleur moyen à employer en vue d'un but déterminé, soit pour découvrir la cause d'un accident. On ne doit pas, avons-nous dit, exagérer la portée de cet argument : en effet une psychologie attentive, contredisant en cela l'ancienne psychologie métaphysique et, - chose plus singulière, - l'opinion du sens commun, a démontré définitivement que la condition ordinaire de ce fonctionnement intellectuel est l'inconscience. Il ne faut donc pas s'étonner davantage de l'ignorance où l'on est de ce mécanisme que de l'ignorance où sont presque tous ceux qui ne sont pas physiologistes des phénomènes de la digestion, en se souvenant à vrai dire qu'au point de vue de la dose de conscience qui s'y attache le fonctionnement intellectuel semblerait devoir s'assimiler plutôt à la respiration ou même à la marche ou à l'exercice de la bicyclette.

La comparaison de ce dernier sport nous permet d'ailleurs d'avancer dans notre démonstration. Si en effet le bicyliste expérimenté n'a plus conscience des mouvements de ses jambes et de ses bras, il lui faut, lorsqu'il veut enseigner son art à un commencant ou en parler à un profane, s'efforcer d'en reprendre conscience dans une certaine mesure.

Il en est exactement de même pour le mécanisme intellectuel. Puisque notre éminent correspondant appartient à la profession médicale, étudions le cas du médecin qui est précisément l'un des plus instructifs qu'on puisse choisir. Croit-on qu'en présence d'un seul et même cas clinique, le médecin s'exprime de même façon suivant qu'il s'adresse au confrère avec lequel il discute quelque conclusion délicate, à l'interne auquel il cherche à communiquer une expérience semblable à la sienne, à l'infirmière à laquelle il demande seulement une coopération pratique et tout au plus susceptible d'aviser dans quelque circonstance imprévue, à la garde-malade dont il n'attend que des services nettement déterminés à l'avance, au malade ou au curieux profane, mais d'esprit cultivé, pour lequel il peut tenter une intelligente vulgarisation, enfin au malade peu instruit avec lequel il doit se contenter d'une explication grossière? Et même parmi plusieurs confrères, plusieurs aides, plusieurs clients, ne tiendra-l-il pas compte, s'il les connaît à l'avance, non seulement de leur degré d'intelligence, mais de leur tournure d'esprit, de leurs habitudes et de leurs tendances intellectuelles, s'il ne les connaît pas, de ce qu'il peut présumer à ce sujet. Autrement dit, de même que médicalement il applique à ce qu'il sait ou présume (grâce à son expérience médicale) de la nature du patient et de celle du mal les données de la science physiologique et pathologique, de même ici il applique à ce qu'il sait ou présume (grâce à son expérience psychologique) de l'intelligence de son interlocuteur certaines données dont l'ensemble constitue précisément la psychologie de l'intelligence. Sans doute il est possible que le médecin n'ait pas des données qu'il utilise ainsi une connaissance immédiatement exprimable en mots; mais il est bien certain que ces données ont dans son esprit une existence que n'y possèdent pas par exemple, s'il ignore la mécanique, le théorème des aires et les formules des moments d'inertie ; et il faut entendre par cette existence non pas quelque chose de confus ou de métaphysique, mais la possibilité pour ce médecin d'exprimer ces données après un certain travail de réflexion, celle aussi pour un psychologue logicien de les déduire de l'observation comparée des procédés de discussion ou d'explication signalés plus haut.

Ce qui vient d'être dit pour la médecine s'appliquerait à tout métier même manuel, mais surtout évidemment aux professions libérales. Un sportsman, à la fois juriste et homme de lettres habitué à l'observation psychologique, analysait dernièrement devant nous avec finesse l'embarras du magistrat chargé de l'instruction relative à un accident d'automobile, c'est-à-dire à quelque chose de très rapide et d'un peu technique : ce magistrat, se trouvant en présence des dépositions embrouillées et parfois contradictoires des agents de police et des témoins, doit en effet donner aux expressions qui y figurent non pas le sens dans lequel lui-même les emploierait, mais celui qu'y donnent les déposants ou plutôt celui qu'on peut présumer qu'ils y donnent en tenant compte non pas de leur mentalité, qu'on ignore, mais de données assez vagues sur la mentalité et les connaissances d'un agent de police en général, de l'habitant de tel quartier populaire d'une grande ville, etc.

Dans cet exemple du juge d'instruction, on voit déjà apparaître une sorte de méthode critique, qui est plus qu'une connaissance en action, plus qu'une working knowledge, qui, ayant à travailler sur des mots, est plus près de s'exprimer elle-même par des mots. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire pour trouver une telle expression de s'adresser à des professions privilégiées: la conversation quotidienne en fournit autant d'exemples qu'on en veut. Sans doute beaucoup de personnes, même très cultivées, sont dans le cas de notre distingué correspondant et, lorsque ces questions leur sont présentées sous forme didactique, se récusent en disant qu'elles y sont rebelles, qu'élles les laissent de côté. Nous croyons que le plus souvent cela n'est pas aussi exact qu'elles le pensent et que, comme M. Jourdain pour la prose, elles font de la psychologie sans le savoir.

Que penserait-on d'une personne qui dirait ne se connaître ni s'intéresser à l'industrie automobile, et qui s'indignerait, avec essai de preuves à l'appui, si quelqu'un émettait devant elles l'opinion de la supériorité technique de l'une ou l'autre des marques Panhard ou de Dion, ou encore de tel mode d'échappement ou de telle disposition du carburateur?

Or il nous a été possible de constater, non pas une fois, mais mille, un cas exactement analogue à celui-là en ce qui concerne les questions psychologiques et en particulier la psychologie intellectuelle. Tout d'abord, ce qui semblerait absurde s'il s'agissait d'une technique comme l'automobilisme, une personne, immédiatement après avoir proclamé son incompétence, émet une opinion très arrêtée, et non pas seulement pratique, mais revêtant clairement dans son esprit la valeur d'une généralisation, sur des questions rescortissant directement, qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou non, à la psychologie ou à la logique : sur le degré d'intelligence, la tournure d'esprit ou les capacités d'une personne. sur le succès probable d'un livre ou d'une nouvelle revue, sur les déductions avancées par un magistrat ou proposées par la presse au sujet d'un drame passionnant ou d'un litige embrouillé, sur les procédés dont use un parent ou un ami dans l'éducation ou l'instruction de ses enfants, sur telle question de langue, soit au point de vue d'une nuance grammaticale, soit au point de vue plus sérieux de l'interprétation d'un renseignement ou d'un ordre transmis avec ambiguïté, etc., etc., etc.

Puis, bien souvent, les personnes, plus « modestes », encore que les précédentes, qui n'osent même pas émettre une opinion sur ces questions, ne se font pas faute, analogues à ces prétendus profanes d'automobilisme que nous imaginions plus haut, de protester violemment lorsqu'on exprime devant elles une opinion précise sur ces mêmes sujets. Ne semble-t-il pas évident, sinon qu'elles s'y intéressent, car il est toujours dangereux de conclure à un état d'âme sur de simples données extérieures, du moins que, au sens le plus froidement intellectuel du mot, elles n'y sont pas indifférentes, que, dans leur esprit, le fléau de la balance penche, si peu que ce soit, du côté opposé à l'opinion contre laquelle elles protestent?

Au surplus, nous prenons là une peine inutile. Tout esprit, tant soit peu observateur, doit reconnaître que le fond le plus commun de la conversation courante, à côté des questions professionnelles, de la pratique matérielle et des sports, fréquemment d'ailleurs en liaison intime avec ces sujets et leur donnant la part la plus vivante de leur intérêt, ce sont les questions humaines, c'est la psychologie, souvent celle du caractère et des goûts, mais souvent aussi celle de l'intelligence qui ne peut guère s'en séparer dans la pratique.

Si donc les travaux du Spectateur ne donnent pas l'impression de quelque chose de quotidien, de toujours présent et agissant, sinon par leurs méthodes, du moins par leur objet et leur possibilité d'application, leurs auteurs ne doivent pas hésiter à plaider coupables, ou du moins ils feront retomber la faute sur les difficultés inhérentes à leur tâche en raison de sa nature et peut-être de sa nouveauté.

Ils ne se proposent en effet que de mettre en ordre les enchaînements d'idées qui se présentent dans la pratique la plus commune. Is ne le font pas seulement en vue de l'intérêt théorique que peut avoir pour eux-mémes une telle coordination; ils le font aussi parce qu'ils estiment nécessaire de donner à cette grammaire des idées, dont on pressent surtout l'existence lorsqu'on s'aperçoit qu'elle est violée, la forme qu'a prise depuis longtemps la grammaire des mots, forme qui permet, dans un cas embrouillé, de se reporter à une règle énoncée avec précision ou à un précedent soigneusement enregistré.

S'ils savaient que dans une pareille circonstance, le cas ne se fût-il produit qu'une fois, un malentendu a été dissipé parce qu'on a pu montrer qu'il était dû à l'emploi de cet « argument des extrêmes › dont M. V. Muselli a montré le mécanisme logique et la séduction, ou à ces préjugés logiques entourant la notion de cause dont M. R. Martin-Guelliot a analysé la nature et les conséquences, ou enfin à l'extension, non pas arbitraire, mais quelquefois équivoque, de l'idée de vérité, que Mlle J. Renauld décrit dans le présent fascicule, — s'ils savaient cela, les rédacteurs du Spectateur estimeraient, non pas le moins du monde qu'ils ont traité, comme le dit la lettre qui nous a suggéré ce long commentaire, des questions « élevées », mais bien qu'ils ont fait un travail ayant, à côté d'un intérêt spéculatif qu'on est libre d'apprécier ou non, son utilité sociale, modeste, mais indéniable.

LA RÉDACTION.

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