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couverture de la revue Le Spectateur

Cause et faute

Article paru dans Le Spectateur, tome quatrième, n° 40, novembre 1912.

La conférence des avocats vient d'examiner le point de droit suivant.

« Un homme entend crier : Au voleur! li voit un individu courir à toutes jambes et s'élance à sa poursuite. Le malfaiteur se retourne et tire sur le courageux citoyen. Celui-ci a un revolver dans sa poche : il le sort fait feu... et tue un monsieur qui était par là à bayer aux devantures. Est-il civilement responsable envers la famille du passant? Non ! a répondu la conférence.
Il semble que la réponse est un peu courte.
Supposez, par exemple, que ce passant est un ouvrier « qui a trois mioches en bas âge et qui gagne 7 ou 8 francs par jour. Comment sa femme fera-t-elle pour nourrir sa marmaille le lendemain de l'accident?
La conférence ne semble pas se l'être demandé.
Serait-ce , par hasard, que le fait de bayer aux devantures lui semble répréhensible? Alors de quel droit ne blâme-t-elle pas notre Code civil qui veut que tout citoyen soit responsable du dommage causé à autrui?
Notre ouvrier aurait pu recevoir un pot de fleurs sur la tête et en mourir! Dommages intérêts. Il n'en est pas moins mort d'avoir reçu la balle égarée.
Il y a les agents de police pour arrêter les malfaiteurs; et si les agents étaient ailleurs ce jour-là, il était préférable de laisser courir le voleur plutôt que de mettre un père de famille au tombeau.
Dès qu'il n'est pas de première force au pistolet, il vaut mieux que l'honnête homme laisse la police faire son métier. Les biens d'autrui n'en seront peut-être pas mieux gardés : ils ne le seront certainement pas plus mal. »

Nous extrayons ces lignes d'un article signé Griff et paru dans Le Progrès de l'Est. Elles nous offrent une belle illustration de la marche d'esprit déjà analysée sous le titre « Jugements après coup » (nº 36). Le citoyen courageux et maladroit a tiré sur un malfaiteur ; il l'a manqué et tué un passant inoffensif, il est coupable; il l'a tué, on le médaille.
Nous retrouvons le même point de départ logique que dans « le cas de M. Jouin ». Une sensation aiguë : la mort du passant inoffensif avec ses conséquences possibles (misère de la famille, ete.). La cause volontaire c'est le tireur maladroit, donc responsabilité. Griff a jugé l'action passivement et non activement.
Au même endroit nous avons montré en quoi résidait le vice du raisonnement. La sensation est un phénomène éminemment personnel, variable et éphémère; elle est seulement tangente au fait; elle ne l'absorbe pas; elle ne saurait servir de base à un raisonnement ou une loi ayant pour objet le fait considéré en entier.
Aussi bien, l'auteur de l'entrefilet ne s'est pas déterminé consciemment par la sensation. Il a fondé explicitement son jugement sur la raison juridique suivante. L'homme a tué; il était libre de tirer; il a agi volontai- rement : il y a donc lieu à application de l'article 1382 du Code civil ainsi conçu : lout fait de lhomme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Griff n'est pas un jurisconsulte — et nous ne pouvons lui en vouloir - sans quoi il aurait vu que la difficulté résidait dans le mot faute. Le citoyen courageux est bien la cause du fait; il n a pas commis de faute. Il n'est pas en faute, parce qu'il n'a pas agi avec la volonté de nuire; il n'y a même pas imprudence de sa part comme c'est le cas pour le propriétaire du pot de fleurs, et c'est seulement la faute qui constitue le délit et engage la responsabilité; on n'a rien à lui reprocher. Il n'y a ici qu'un événement malheureux. Et les avocats ont probablement invoqué, à l'appui de leur thèse, un des articles du Code civil appartenant au même chapitre que l'article 1382 et qui dit à peu près ceci. Lorsque le gérant d'affaires, c'est-à-dire celui qui agit sans mandat dans l'intérêt de quelqu'un, a agi en bon père de famille, il n'est pas responsable des suites de l'affaire qui a mal tourné par une circonstance indépendante de sa volonté.
La disposition d'esprit de Griff est d'ailleurs conforme au sens commun, on confond dans le langage courant « être la cause » et « être la faute » de quelque chose.
Cette attitude a été rendue d'autant plus facile par l'existence d'une loi pénale : en matière criminelle, on tient compte pour la répression du degré d'accomplissement du crime. Mais la base de cette loi n'est pas dans l'existence d'une relation directe entre la culpabilité et le degré de perfection de l'acte. Elle réside seulement dans la présomption légale que le criminel, interrompu dans l'accomplissement du crime par une cause étrangère à sa volonté, aurait aperçu à ce moment même l'horreur de son forfait et se serait arrêté lui-même.
En outre, cette attitude s'explique par cette évidence que le fait a une valeur intrinsèque et brutale, indépendante de sa cause et de l'intention qui la produit: et nous sommes habitués à juger, ayant en vue des résultats et non des intentions. L'habitude ainsi acquise dépasse ses justes limites.
Quelque chose aurait pu toutefois mettre Griff en garde contre lui-même. Si le meurtrier est responsable civilement, il l'est aussi pénalement. Non que nous veuillions dire que l'action criminelle est toujours liée à l'action civile; en matière d'accidents et particulièrement d'accidents du travail, par exemple, elles s'exercent distinctement. Souvent il n'y a pas faute au criminel et cependant il y a responsabilité civile. Mais ici l'une et l'autre action sont nécessairement liées. Si le meurtrier est responsable civilement, c'est qu'il y a faute/cause (puisque Griff confond faute et cause); il est donc coupable d'homicide par imprudence. Cependant Griff n'est pas allé jusque là ; il est illogique.
Il y a des subtilités dans tout ceci, c'est certain, et le public est maladroit dans l'application des lois aux cas qui viennent à sa portée parce que, précisément, ces lois sont fondées non sur des sensations, mais sur des raisonnements, et sont établies en examinant les faits dans leur complexité.
Nous avons ici l'occasion de rappeler ce que nous avons déjà dit précédemment, à savoir que les faits doivent être envisagés comme des choses multiples, impossibles souvent à embrasser d'un seul coup en entier. Par conséquent, un fait peut être à la fois bon et mauvais. Il y a même plusieurs échelles de valeur suivant le temps, le lieu, le milieu, etc. A chaque instant nous pesons ces différentes valeurs que nous appelons des con- séquences et nous choisissons entre elles. Nous avons un proverbe qui exprime cet aspect des faits : A quelque chose malheur est bon.
Il faut donc être prudent dans l'énoncé de nos jugements conduisant à des conclusions de quelque importance. Nous devons être en garde contre les élans de notre sensibilité. A défaut d'une puissance d'abstraction suffisante pour apercevoir les faits dans leur structure interne, dévêtus en quelque sorte, et notre esprit étant sujet aux défaillances et aux illusions, en soutien de cette faculté d'abstraction il sera commode de se servir des précieux arguments a contrario, a fortiori et des genéralisations. Ils nous éviteront beaucoup de jugements téméraires.

H. G.

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