Caractère statistique des lois scientifiques et la pensée commune
Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.
VARIÉTÉS SCIENTIFIQUES
Pas plus dans cette rubrique que dans les autres, le Spectateur n'entend se substituer si peu que ce soit aux revues scientifiques et donner des renseignements sur les méthodes ou les résultats de la science moderne. Il veut seulement à l'occasion chercher dans ce domaine quelque enseignement applicable à la pensée commune et quotidienne.
C'est à ce titre qu'il cite la réponse faite par un mathématicien éminent, M. Emile Borel, à l'enquête du Temps sur « la future révolution scientifique ». Ceux mêmes des lecteurs à qui échapperait le sens exact de quelques expressions techniques verront de quoi il s'agit, d'une « révolution » dans la façon de concevoir les lois naturelles. Au lieu de principes mécaniques abstraits dont on observerait les conséquencesdansles phénomènes concrets, il s'agit maintenant de constatations statistiques qui ne doivent leur rigueur qu'autres grand nombre d'éléments ou de cas soumis à l'expérience. Et, qu'on le note bien, cette révolution n'est pas l'effet d'un changement de point de vue philosophique ; c'est la traduction exacte d'un changement de méthode imposé par les choses elles-mêmes au savant; c'est en fait que les phénomènes de radioactivité et d'autres ont exigé pour être étudiés l'emploi de méthodes statistiques.
Mais en quoi cette « révolution », si intéressante assurément pour la pensée scientifique et philosophique, concerne-t-elle la pensée commune et quotidienne ?
Voici comment.La méthode des sciences étant la seule méthode solidement établie, ceux qui comme nous cherchent à mettre un peu d'ordre dans lapensée non scientifique sont nécessairement amenés à se reporter souvent, pour des comparaisons et des extensions, à la méthode scientifique. On leur oppose alors une objection de principe, une fin de non-recevoir,en leur disant qu'il y a une différence de nature essentielle entre la méthode scientifique qui part de principes solides et la méthode de la vie ordinaire nécessairement empirique et soumise à tous les hasards.
S'il est vrai, au contraire, comme le dit M. Borel et comme l'avait déjà fait remarquer Henri Poincaré, que les méthodes scientifiques de l'avenir, et celles mêmes du passé immédiat, se présentent comme ayant elles aussi à compter avec le hasard (quoique bien entendu pour se servir de lui grâce à la loi des grands nombres et au calcul des; probabilités), On comprend que les analogies entre ces méthodes et celles de la vie quotidienne deviendront singulièrement plus faciles à établir. C'est ce que marque bien l'opposition des termes que nous soulignons dans cette phrase de M. Borel : « Là valeur dogmatique d'une loi telle que l'attraction newtonienne fera place à la constatation pratique de l'invraisemblance d'un hasard miraculeux.» Dogmatique, loi, les mots du passé, ce sont des termes absolus ; pratique, invraisemblance, les mots de l'avenir, ce sont des termes relatifs et aussi bien plus humains,— on pourrait dire, en donnant au mot la nuance d'impression qu'il évoque chez le plus grand nombre : bien moins scientifiques.
Ajoutons, pour éviter des malentendus et des exagérations analogues à ceux qui se sont produits à la suite de considérations d'Henri Poincaré sur le caractère de commodité plutôt que de vérité des propositions scientifiques, que les lois issues dés méthodes dont parle M. Borel n'en ont pas moins une généralité et une rigueur bien supérieures à celles des vérités empiriques dont nous faisons usage dans la vie quotidienne. Le calcul des probabilités est fondé sur le fait du hasard, mais on peut dire qu'il a précisément pour but d'éliminer lé hasard.
Malgré cela, encore une fois, si la différence de degré entre la certitude scientifique et la certitude pratique ou certitude de bon sens reste très grande, la différence de nature est considérablement atténuée.
Voici le textede la réponse de M. Emile Borel, publiée dans le Temps du 17 février dernier ;
« La révolution scientifique ? Elle est en train de s'accomplir ; pour la voir, il suffit, de ne pas fermer les yeux."
La science a été dominée pendant deux siècles par la loi de Newton ; on a cherche à « expliquer » l'univers pas des lois simples, analogues à l'attraction universelle. Malgré le génie et les efforts des Lagrange, des Laplace, des Coulomb, des Fresnel, des Gauss, des Cauchy, les théories mécaniques n'ont pu atteindre leur but; nous savons maintenant, grâce surtout aux phénomènes de radioactivité, que l'explication mécanique est insuffisante et doit céder le pas à l'explication statistique. Si un atome de radium explose plutôt que l'atome voisin, c'est en vertu d'un hasard interne dont nous connaissons les lois, mais sur lequel tous nos moyens d'action sont restés impuissants.
Les lois scientifiques les plus immuables sont donc basées sur le hasard, tel est le point de départ de la science du vingtième siècle ; expliquer les phénomènes, ce sera les ramener à des actions élémentaires extrêmement nombreuses, régies par des lois statistiques; c'est ainsi que la pression des gaz est due aux chocs innombrables des molécules. Le problème le plus captivant peut-être et le plus actuel, c'est l'explication statistique de l'attraction universelle. On atténuerai! ainsi, le caractère mystérieux de cette loi de Newton, si belle dans sa simplicité, mais, il faut bien le dire, si absurde dans son énoncé classique,où les actions sont supposées transmises instantanément aux plus grandes distances, sans aucun intermédiaire.
Quand les méthodes statistiques auront pris toute la place qui leur revient en mécanique et en physique, on pourra les appliquer avec fruit aux problèmes biologiques et sociologiques. On l'a déjà tenté ; mais en renversant l'ordre naturel des sciences, on aggrave les difficultés ; on a cependant reconnu que les mystères de l'hérédité ne pourront être élucidés que par des méthodes statistiques ; il y a là un champ encore presque inexploré où l'on peut espérer de magnifiques trouvailles.
Cette transformation de la science influera sur notre conception de la connaissance. La valeur dogmatique d'une loi telle que l'attraction newtonienne fera place à la constatation pratique de l'invraisemblance d'un hasard miraculeux. On nous raconte qu'une armée de singes a pillé un dépôt de machines à écrire et, en tapant au hasard sur les touches, a reconstitué la Bibliothèque nationale. Pouvons-nous affirmer que ce miracle des singes dactylographes est logiquement impossible ? Assurément non, et cependant nous n'y croyons pas. Telle est la forme que prend le dogme scientifique de la nécessité des lois ; ce n'est pas ici le lieu de dégager les conséquences philosophiques de cette substitution de la certitude statistique à la certitude logique. »