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couverture de la revue Le Spectateur

Bulletin de logique du langage

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 11, mars 1910.

DE L'APPEL AUX FAITS DANS LES DISCUSSIONS SOCIALES

Ce peut être un bon moyen de sauvegarder une opinion que de refuser à la critique le droit d'en essayer l'examen rationnel. Se demander jusqu'à quel point sont défendables les convictions qui sont, chez un individu donné, le plus profondes et le plus tenaces, et s'il est raisonnable de condamner en bloc toutes les opinions adverses, c'est assurément ce que ne fait pas la majorité des gens. En général on affirme ou on nie, on ne se pose pas de questions; ce fait s'explique d'ailleurs suffisamment tant par une paresse d'esprit naturelle que par les nécessités de l'action. Et si, d'elles-mêmes, des questions se présentent, si des difficultés apparaissent, même alors, celui qui a peur de voir ses habitudes d'esprit bouleversées n'abordera pas de front la difficulté, mais tout au contraire et malgré que les apparences soient contre lui, il ne voudra pas admettre qu'il y ait véritablement un problème qui se pose. Ainsi une objection survenant, on n'en tentera pas l'examen; par peur de voir trop clair, on fera simplement un acte de foi aveugle en ce qu'on a coutume de tenir pour la vérité : on ne veut pas discuter avec soi-même. Mais ce qui est plus malaisé — et plus important aussi — c'est de n'avoir pas à discuter avec les autres, le moyen le plus sûr de n'être pas battu étant non d'organiser une défense mais de refuser le combat. C'est qu'en effet, dès là que l'on raisonne, dès là que l'on tente de justifier une conception, on donne prise à la critique par mille endroits : ce sera une méprise sur l'exacte signification des termes employés, ou bien une faute de logique dans le raisonnement, ou encore un argument dont l'adversaire se refusera à admettre la valeur probante, etc., etc. Il faut un grand savoir-faire dialectique pour trouver réponse à tout. La position est singulièrement plus forte de celui qui se contente d'affirmer, sans bâtir un échafaudage logique qui lui permettrait d'étayer ses affirmations. C'est ce qui explique que d'aucuns, sans détour et d'une façon parfois un peu candide, refusent toute discussion. Si l'on s'effarouche à l'énoncé d'une proposition qu'ils émettent, n'essayant pas de lui donner une base rationnelle, ils se contentent d'affirmer que c'est là leur idée et que rien ne les en fera démordre. Procéder de la sorte, c'est, à vrai dire, s'avouer vaincu, c'est, en tout cas, montrer un évident parti pris. Aussi un plus habile ne se laissera pas acculerà cette extrémité et ne procurera pas à son adversaire un triomphe aussi facile. Pourtant il est si commode de lui fermer la bouche avant toute discussion, de lui dire, avant même qu'il ait parlé, qu'on n'admettra pas les raisons qu'il formulera, si spécieuses, si rigoureusement déduites qu'elles soient, cela est si tentant que même un habile désirera se donner cette attitude du monsieur qui ne veut pas discuter, qui ne veut rien entendre ou, comme l'on dit, qui ne veut rien savoir. L'efficacité du procédé étant indiscutable, il s'agit seulement de faire croire à sa légitimité; autrement dit, il s'agit, en refusant la discussion, d'invoquer un motif tel que l'interlocuteur n'ait qu'à s'incliner, sans mot dire. C'est en réalité ce que l'on fait lorsque, pour mettre fin à une discussion sur des questions politiques ou sociales, on en appelle aux faits. A l'exposé rigoureux d'un système moral ou politique qu'on n'admet pas, qu'on ne veut pas admettre, on répond à peu près ceci : « Ce sont là des questions qui ne relèvent pas de la spéculation pure, qui ne peuvent par conséquent se résoudre dans l'abstraction au nom de principes universels et absolus; elles n'ont rien à voir avec les exigences déductrices de notre entendement puisqu'elles résultent uniquement de données de fait, qu'il convient avant tout d'observer. Les arguties de la raison raisonnante ne peuvent rien contre un fait une bonne fois reconnu et proclamé. Beaux raisonnements, sans doute, mais les faits sont là et les faits sont les faits. » Quelle signification donner à cette vérité de La Pa- lice ? La formule est assez claire, si l'on se souvient qu'elle n'est employée que comme moyen d'éviter une discussion dont on ne veut à aucun prix. Voici comme on peut la traduire : le fait, par son essence, est quelque chose de donné du dehors, indépendant de nous, il est, et ce n'est pas nous qui l'avons créé, notre action et notre pensée n'ont aucune part à sa formation. Nous le constatons, nous ne le faisons pas. Dès lors la raison ne peut rien contre lui, puisqu'il est l'irrationnel même. Tel est le postulat sous-entendu chaque fois qu'on invoque les faits pour imposer silence à un interlocuteur ou pour empêcher une discussion de s'élever. Dans nombre de cas, cet appel aux faits aboutit précisément à démolir de savantes argumentations, mais cela ne suffit pas à démontrer la valeur du postulat sur lequel il repose. Ce postulat n'est autre que l'opposition du fait et de l'idée. Que vaut cette opposition? Dans quelle mesure doit-elle être admise? Telle est la question préalable qu'il importe surtout de résoudre. Pour y répondre, nous pourrions utilement nous servir d'un récent ouvrage de M. Parodi, où nous puiserons de suggestives citations (1). Notons d'abord avec cet auteur qu'invoquer un fait, c'est déjà interpréter et choisir parmi les données de l'histoire et que ce choix inconscient peut-être, inavoué en tout cas, ne peut se faire qu'à la lumière d'une théorie sous-entendue, d'un idéal qu'on ne formule pas (2). Le discernement des faits c'est-à-dire des données sensibles caractéristiques, significatives, utilisables dans la discussion est bien l'œuvre de la raison. Mais bien mieux, le fait lui-même est aussi pour une grande part quelque chose de rationnel, le produit d'une élaboration faite par l'intelligence, ce n'est pas un donné brut et totalement étranger à l'esprit qui le constate. Si la raison peut se l'assimiler et le comprendre, c'est qu'en réalité, elle l'a fait à sa ressemblance. Que signifie dès lors cet abîme que l'on veut voir entre le donné et le pensé, entre ce qui est constaté et ce qui est conçu comme devant être? Surtout si l'on remarque que « tout acte volontaire et réfléchi est nécessairement une manière de combinaison et de conciliation entre le fait et l'idée entre un idéal juridique, social ou moral et les résistances plus ou moins lourdes des réalités données» (p. 292). Et la conciliation qui s'opère ainsi en pratique et par la force des choses dans ces compromis de tous les instants ne se présente pas comme un inexplicable mystère puisque, à tout prendre, une idée qui s'énonce devient un fait et qu'un fait n'est utilisable dans la discussion que grâce à la représentation, à l'idée qu'il suggère. C'est ce que dit en fort bons termes M. Parodi: « les doctrines et les principes sont à leur façon des faits sociaux, des forces concrètes et agissantes. Suscitée ou inspirée par le fait brut, l'idée réagit sur lui et aussitôt devient un fait à son tour avec des exigences ou des tendances propres » (p. 292) et réciproquement « dans l'humanité, telle même que l'histoire ou la science empirique peuvent la connaître, ce que la méthode la plus positive constate, ce n'est pas le fait pur et simple, mais bien l'idée du fait... Le fait humain, c'est l'idée » (p. 22). La raison jouant un si grand rôle aussi bien dans la recherche et dans la constatation que dans l'appréciation des faits, aussi bien dans l'interprétation qu'elle en donne, que dans l'usage qu'elle en tire, il n'y a rien que de normal à ce qu'on retrouve quelque chose d'elle en eux. Mais alors le fait ne peut être par lui-même tenu pour une fin de non-recevoir valable à l'encontre des raisons logiques, et il ne suffit pas de l'énoncer pour clore une discussion. Une certaine dose de rationalité étant renfermée en lui, opposer le fait à l'idée c'est encore opposer raison à raison. Le fait est un argument, l'appel au fait est l'exposé de cet argument et est, comme tel, sujet à critique. Loin de suffire à écarter la discussion, le fait est lui-même matière à discuter. Son importance pratique dans les controverses tient précisément à ce qu'il est, à la manière de l'idée, une force agissant dans un sens défini; si un fait invoqué a cette efficacité de réduire à néant une argumentation, ce n'est pas en tant qu'il est un fait, mais en tant qu'il est une raison, si un fait, peut être présenté comme une objection à un système d'idées donné, c'est qu'il est représentatif d'un système opposé et l'appel au témoignage du fait n'est que l'exposé succinet et, pour ainsi dire, concentré de ce système. Sans nier l'efficacité, non plus d'ailleurs que la légitimité de l'appelaux faits, ce qui serait puéril, il importe de ne pas oublier que le fait est, en quelque chose, rationnel. Ce n'est pas d'ailleurs le rabaisser, c'est seulement le dépouiller du caractère sacré dont inconsciemment on a coutume de revêtir tout ce qui (dogmes, sentiments, faits) paraît être par nature étranger à la raison, c'est en outre justifier son emploi dans la discussion, cette utilisation du fait, comme d'un argument logique, étant inconcevable, s'il était un donné brut réfractaire à la logique; inversement, c'est démontrer qu'on abuse du donné quand on prétend se garantir contre toute polémique en en appelant uniquement aux faits, et cela même dans les discussions portant sur des questions d'ordre pratique.

MARCEL PAREAU.


(1) Traditionalisme et Démocratie. Armand Colin, Paris, 1909. (2) Il est question ici tout particulièrement des faits historiques et sociaux spécialement invoqués en matière de morale et de politique.

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