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couverture de la revue Le Spectateur

Bulletin de logique sociale

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 8, décembre 1909.

La valeur d'un raisonnement, au point de vue logique, dépend de certaines règles de forme strictes et bien déterminées, qui président à sa construction, et toute doctrine doit pouvoir se traduire en de bons syllogismes pour être logiquement valable. D'autre part, on dit en parlant d'un orateur ou d'un écrivain : « il a fait un bon exposé de la question, voilà une opinion bien présentée », et l'on n'entend pas par là que les idées par lui émises l'aient été avec une logique impeccable, mais que l'argumentation a toutes les qualités nécessaires pour être facilement comprise et pour emporter l'adhésion de l'auditeur ou du lecteur. En un mot, dans la façon dont une thèse est développée, on doit distinguer: d'une part le fait qu'elle se soumet à certaines règles de forme, et c'est ce qui lui donne de la valeur logique, et d'autre part le fait qu'elle a du succès auprès des esprits auxquels elle est présentée, et c'est ce qui constitue sa valeur sociale.
Il y a donc bien distinction entre le logique et le social: ce n'est pas à dire d'ailleurs qu'il y ait opposition. On peut en effet se demander ce que serait le logique sans le social. A prendre le cas d'un homme complètement isolé, il est certain que la question de la valeur sociale de la pensée ne se poserait pas, mais de plus il paraît bien que même la question de la valeur logique n'aurait pas grand sens. Peut-on bien en effet concevoir l'existence d'une pensée isolée et qui ne s'énoncerait pas ?
Quoi qu'il en soit, en fait, le développementde la pensée individuelle est si bien conditionné par le milieu social que c'est surtout en l'opposant que nous posons notre propre pensée et que c'est en la formulant dans un exposé ou dans une discussion devant un public que nous en prenons nettement conscience. L'existence du logique est dans une étroite dépendance de l'existence du social.
Aussi, loin d'être séparées, ces notions doivent être réunies. Sans doute, celui que l'on peut appeler - par opposition au logicien — l'homme social, c'est-à-dire, en vérité, tout homme en tant qu'il a des rapports avec les autres hommes, n'a en vue que d'arriver à ses fins : faire acquitter ses clients, se faire élire député, obtenir le crédit d'un créancier, attirer la clientèle, mais encore lui faut-il, pour aboutir, faire naître une conviction chez autrui et pour cela employer des arguments, fournir des explications, donner des raisons. Ces propositions, le logicien pourra en étudier la valeur en examinant si elles satisfont aux règles de la logique formelle, mais il pourra aussi, bien que le problème soit plus complexe, les étudier dans les rapports qu'elles soutiennent avec le milieu dans lequel elles ont été présentées et par exemple examiner comment l'état d'esprit d'un individu a réagi sur l'énoncé de la pensée de son interlocuteur.
Car même s'il est vrai que nous ne pensons qu'en vue de l'action, nous sommes dans la nécessité de ne pas nous affranchir des lois qui régissent la pensée, et parfois même, quand nous essayons de convaincre les autres, nous devons nous donner l'air de penser pour penser en faisant semblant de nous désintéresser des conclusions auxquelles nous voulons aboutir. C'est ainsi que, pour se faire admettre, il faut épouser les exigences logiques de ceux à qui l'on s'adresse soit en choisissant des arguments estimés bons pour l'auditoire, alors même que celui qui les propose en connaît l'insuffisante valeur démonstrative, soit en se plaçant provisoirement au point de vue de celui que l'on désire convaincre pour l'amener à changer sa manière de voir. Le social n'est donc pas le domaine de l'illogique. Sans doute, un sophisme pourra être bien accueilli parce qu'il flatte les sentiments de l'auditoire, pourtant il devra se donner les apparences du logique sous peine de se heurter à une répugnance de l'intelligence qui ne peut s'accommoder de l'invraisemblable ni admettre ce qui lui paraît manifestement contradictoire. Ce besoin de la pensée est aussi pressant que les raisons du cœur qu'on serait tenté de lui opposer. La vérité, c'est que la pensée pour s'exercer est soumise à certaines conditions logiques et à certaines conditions sociales qui soutiennent les unes avec les autres certains rapports qu'il s'agit précisément de déterminer et de formuler. Ce qui est vrai aussi, c'est que le logique est si intimement lié au social que souvent il ne peut se définir que par lui : la pensée ne s'assurant de l'accord avec elle-même que par son accord avec la pensée des autres. Il serait absurde de mesurer la valeur logique à la valeur sociale, mais il ne le serait pas moins de croire que le social ne satisfait à aucune condition logique : de même on ne saurait préjuger des qualités d'une langue comme moyen d'expression de la pensée d'après le nombre des sujets qui la parlent, mais il est évident que les mots vraiment usités d'une langue vraiment parlée ont nécessairement quelque contenu significatif cohérent. En un sens le logique et le social sont deux espèces du communicable.
Lorsqu'on parle de logique sociale, il ne s'agit done pas de considérer les faits sociaux à la façon dont le logicien considère les jugements, ce qui d'ailleurs serait seulement laire choix d'une méthode pour l'étude de la réalité sociale, mais il s'agit, de chercher l'équivalent logique des phénomènes sociaux, ce qui constitue une véritable science ayant un objet bien net: l'étude des lois de la pensée telle qu'elle apparaît dans la vie des individus et des groupements sociaux. A la vérité c'est à cette étude que le Spectateur est tout entier consacré. Ce bulletin ne sera donc fait ni pour un objet spécial ni avec une méthode particulière,il portera seulement sur une matière déterminée: les idées sociales, les faits sociaux et les ouvrages ou documents ayant trait à ces faits et à ces idées.

Marcel PAREAU.

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