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couverture de la revue Le Spectateur

Bulletin de logique du langage

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 1, avril 1909.

Avant que de commencer ce bulletin périodique, il sied d'en expliquer et d'en justifier le titre qui ne trouve pas sa seule raison d'être dans l'analogie qu'il présente avec celui des autres bulletins annoncés.
Les linguistes ont protesté depuis longtemps déjà contre l'intrusion de la logique dans la science du langage, et maudit vigoureusement la mémoire des grammairiens encyclopédistes et idéologues. Parmi ces nombreuses protestations il faut distinguer celles qui vont contre l'assimilation de la logique et de la linguistique, et celles qui vont contre l'assimilation de la logique et du langage.
Dans le premier cas les linguistes ont eu raison de déterminer les caractères de la linguistique qui, bien qu'impliquant nécessairement un certain a priori, est une science naturelle, une science d'expérience et d'observation, et non point une science purement logique dont la déduction de certains principes permanents pourrait épuiser le contenu.
Mais ils ont aussi protesté (et ceci nous intéresse spécialement ici) contre l'assimilation du langage et de la logique. Le langage pour eux n'est point une logique et ceci pour deux raisons : la première, c'est qu'il n'a point pour but ni pour rôle unique l'expression de la pensée; et la seconde, c'est que lorqu'il exprime la pensée, il exprime normalement l'erreur comme la vérité, l'absurde comme le correct et ne saurait être contenu dans les cadres de la logique.

A. Ce fut assurément le tort de beaucoup de philosophes et de grammairiens étudiant le rôle du langage dans la pensée, de prendre ce rôle pour le but même du langage; et de sembler croire que toutes ses formes, toutes ses tournures avaient été données à l'homme ou inventées par lui pour l'usage exprès de la pensée. « En s'obstinant à réserver le langage à la manifestation de la pensée, écrit Paul Peeters, on rétrécit son objet en réalité beaucoup plus étendu et du même coup on rend inexplicable tout ce qui dans le langage dépasse ce but trop resserré. Mille particularités de sa structure et de son fonctionnement sont alors condamnées à demeurer lettre close ou à recevoir des explications de haute fantaisie. » (1) Tout cela est fort juste et nous avertit de ne point confondre le rôle du langage avec sa finalité. Mais de ce qu'une forme quelconque n'a point été inventée pour un usage, il ne s'ensuit pas qu'elle n'en soit susceptible et qu'il ne soit légitime d'examiner comme elle le remplit. Beaucoup de formes du langage sont assurément inconscientes chez ceux qui les emploient et la constatation de cette inconscience peut amener à croire qu'elles sont incapables de participer au fonctionnement de l'intelligence. Mais cette croyance apparaîtra comme erronée si l'on songe que le fonctionnement de l'intelligence est lui-même généralement inconscient.
B. Même lorsqu'il exprime la pensée le langage n'a point la correction de la logique et déborde ses cadres. Cette seconde et double objection a été faite maintes fois et nous la retrouvons chez un des représentants les plus universellement connus de la linguistique. M. Michel Bréal écrit : « La logique proprement dite défend de réunir en un jugement des termes contradictoires comme de dire d'un carré qu'il est long : or le langage n'y répugne en aucune façon. Il permet même, si l'on veut, de dire d'un cercle qu'il est carré..... on a souvent essayé de trouver sous les règles de la grammaire une sorte d'armature logique; mais le langage est à la fois trop riche et pas assez rectiligne pour se prêter à cette démonstration. Il déborde de la logique de tous côtés. » (2)
Nous pourrions répondre à cette double objection en critiquant le sens que M. M. Bréal donne au mot la logique et en faisant remarquer que cette objection est fondée sur une confusion entre « la logique » et le « caractère logique d'une pensée. » Si le langage peut exprimer l'absurde, il en est de même de la logique qui peut elle aussi exprimer normalement l'absurde ou le correct et se trouve en réalité indifférente au logique ou à l'illogique. Et le langage qu'il soit logique ou illogique a nettementles caractères d'une logique en ce sens qu'il offre à la pensée un moyen d'expression formel et normatif.
Quant à la seconde objection de M. Bréal que le langage déborde la logique (3), elle serait fort juste adressée à une tentative d'assimilation du langage à la logique scolaire (4). Mais cette logique scolaire n'est point la logique réelle. Elle a été découpée artificiellement et souvent maladroitement dansl'immense masse des jugements et des raisonnements et diffère autant de la logique réelle que l'ancienne grammaire générale pouvait différer d'une langue véritable. Cette logique réelle dont on doit chercher les rapports avec le langage n'est point plus rigide ni plus resserrée que lui, mais le passe au contraire en souplesse et en extension et c'est elle qui le déborde de toutes parts. Les objections des linguistes aux logiciens ont été utiles à la logique comme à la linguistique. en délimitant les relations de ces deux disciplines et en montrant les différences qui les caractérisaient dans leur méthode comme dans leur but. Le logicien doit apprendre du linguiste à ne point poser les questions d'origine du langage, comme à ne point introduire dans son étude un esprit finaliste déplacé. Il doit en apprendre encore quelles sont les conditions sociales ou psycho-physiologiques du langage et quelle importance peut prendre l'évolution historique dans l'élaboration de sa structure. Mais aussi il lui est permis de ne l'envisager qu'en tant qu'il participe ou peut participer au fonctionnement de l'intelligence et de le tenir tout entier pour susceptible de cette participation, puisque ce crédit logique qu'il fait au langage lui permet d'éclaircir les problèmes complexes du jugement et du raisonnement.
Mais si le logicien peut légitimement isoler un des rôles du langage, il doit étudier ce même rôle non seulement dans le langage articulé dont la détermination des successions régulières fait l'objet propre de la linguistique, mais encore dans tout système de signe quel que soit le sens sur lequel il est fondé, pourvu toutefois qu'il soit ou ait été socialement usité. L'usage pratique d'une langue ou d'un système de signes quelconque étant la seule marque de sa valeur théorique.
C'est dans cet esprit que nous examinerons périodiquement les livres traitant du langage ou des signes. Les notes ci-dessus n'ont eu pour but que de déterminer les tendances de ce bulletin et d'indiquer l'aspect sous lequel il sera rédigé. Le développement qu'il nous a paru nécessaire de leur donner nous a empêché de parler des livres que nous avons déjà reçus de MM. Van Ginneken, Dauzat, Van Gennep.

VINCENT MUSELLI.


  1. Paul Peters, Langage et pensée, cité par van Ginneken, Principes de linguistique psychologique.
  2. Michel Bréal, Essai de sémantique, chap. xxiv.
  3. Il faut reconnaître que lorsque M. M. Bréal parle de la logique il ajoute « telle qu'on l'entend généralement ».
  4. Nous disons scolaire et non scolastique comme on l'a dit quelquefois, car il pourrait se faire qu'en essayant de retremper la logique dans le véel nous soyons justement dans la tradition scolastique.

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