Bulletin de logique du langage
DE QUELQUES PROBLÈMES DE LINGUISTIQUE ET DE LOGIQUE SOULEVÉS PAR LES ESSAIS DE LANGUE INTERNATIONALE (L. 1.)
Il n'entre point dans notre plan de refaire ici l'historique des efforts accomplis pour la création et l'adoption d'une langue internationale, ni de reprendre par le menu les arguments qu'ont pu former tour à tour les partisans et les adversaires d'une pareille tentative (1).
Ces efforts durent depuis des siècles, et, si à notre époque ils n'apparaissent point nécessairement plus proches du succès, ils se manifestent avec plus d'intensité encore que par le passé. Quelque opinion que l'on ait sur leurs chances de réussite et sur leur opportunité (2), il est permis de les considérer d'un œil désintéressé et de n'examiner que les problèmes de linguistique et de logique qu'ils ont nécessairement soulevés.
Si l'on est favorable aux tentatives de langue internationale, il sera peut-être possible, encore qu'assez difficile, de dépouiller, momentanément du moins, en vue d'une connaissance désintéressée les illusions et les préjugés nécessaires à l'action. Et si, soit par raison, soit par intuition, l'on y est hostile, il sera possible aussi de considérer ces tentatives comme un fait méritant une explication. Qu'on les tienne pour absurdes ou funestes, elles pourront cependant nous intéresser au même titre auquel une maladie intéresse le médecin qui lui-même la combat.
Cette analogie lèvera les scrupules de ceux qui se refuseraient à trouver un intérêt à la langue internationale parce qu'ils lui sont adverses, et elle leur montrera qu'il est légitime de tirer profit de tout, et même de ce qui nous apparaît comme un mal : la théologie ne nous apprend-elle point qu'il est d'heureuses fautes, et le sens populaire, d'accord avec elle, qu'à quelque chose malheur est bon ?
LA VOLONTÉ HUMAINE ET LE DÉTERMINISME LINGUISTIQUE (3). — Les essais pour l'édification d'une langue internationale impliquent chez ceux qui les tentent la croyance que l'homme peut à son gré modifier le langage. D'un autre côté les progrès de la linguistique nous ont montré dans la succession des langues des régularités permanentes que tout nous permet d'appeler des lois, de telle sorte que le langage a pu apparaître comme soumis au même déterminisme que les autres phénomènes de la nature.
Ces deux conceptions d'apparence antinomique fournissant le fonds commun des débats qui se livrèrent à propos de la langue internationale ont donné lieu aux raisonnements les plus extraordinaires et ce ne serait point d'un mince intérêt que d'examiner les sophismes et les cercles dans lesquels ceux qui ont discuté là-dessus se sont maladroitement embarrassés. Durant longtemps — et cela certes est singulier — il a paru nécessaire d'opter pour l'une ou l'autre de ces deux conceptions et qu'il était contradictoire de les avoir simultanément.
Ou la volonté humaine pouvait avoir une action sur le développement et la structure du langage, et alors il était impossible qu'il y eut des lois linguistiques. Ou il y avait des lois linguistiques et alors la volonté humaine ne pouvait avoir aucun rôle dans le langage et toute tentative pour l'établissement d'une langue internationale était par là même condamnée.
Les défenseurs de la première thèse opposaient sans cesse à ceux de la seconde des faits irrécusables de déformations linguistiques volontaires et, forts de leur constatation, affectaient un scepticisme joyeux lorsqu'ils entendaient parler de lois linguistiques. Réciproquement ceux qui croyaient à l'existence de ces lois, persuadés que les phénomènes de déformation volontaire du langage seraient la preuve de son indéterminisme, prenaient le parti le plus simple, mais le moins habile, qui était de les nier.
Cependant ces deux conceptions n'ont rien de contradictoire et l'on peut même soutenir qu'elles sont le complément l'une de l'autre.
En effet l'existence de déformations volontaires du langage ne saurait logiquementimpliquer qu'il ne puisse y avoir de lois linguistiques, car si ces déformations se produisent, il ne peut en être ainsi que conformément à ces lois mêmes. M. Vendryes défendant le déterminisme linguistique écrit très justement : « Les faits de déformation volontaire ne compromettent pas plus le principe de l'évolution phonétique que les mutilations voulues de certaines peuplades océaniennes ne compromettent le principe de l'évolution physiologique. » (4) Tout cela est fort exact. Mais si les déformations volontaires du langage ne prouvent rien contre le déterminisme linguistique, par contre l'existence de ce même déterminisme, une fois constatée, ne saurait rien prouver contre la possibilité des déformations volontaires du langage. Les deux conceptions dont nous parlons ne sont donc point contradictoires et l'on peut même soutenir qu'elles sont le complément l'une de l'autre. En effet lorsqu'on affirme la possibilité du rôle de la volonté humaine dans le langage, on peut par là postuler soit l'indéterminisme, soit le déterminisme linguistique. Généralement c'est la première hypothèse que l'on s'imagine postuler. Il semble en effet normal que du fait même que l'on peut déformer le langage et le modifier, c'est qu'il n'est point soumis à des lois. Cependant si l'on analyse l'idée d'action de la volonté sur le langage on apercevra qu'il est presque impossible que cette action puisse s'exercer sur une matière entièrement indéterminée et que si elle pouvait s'y exercer, son rôle serait fugitif et ses établissements sans aucune garantie de solidité. Plus on pousserait cette analyse et mieux on se rendrait compte que c'est justement s'il y a des lois linguistiques que la volonté humaine peut s'exercer sur le langage et que cette action doit être proportionnelle à l'exactitude de ces lois comme à l'intuition ou à la connaissance que l'on en peut posséder ou acquérir.
Ainsi donc, et contrairement aux apparences, ce n'est point l'indéterminisme, mais bien le déterminisme linguistique qui est postulé par l'affirmation de la possibilité du rôle de la volonté dans le langage.
L'INTERNATIONALITÉ LINGUISTIQUE. — Aussi est-ce bien dans la connaissance des lois linguistiques que les partisans actuels d'une L. I. espèrent trouver le moyen de réaliser leurs projets. Contrairement à ce que faisaient leurs ancêtres ils ne prétendent point inventer cette langue internationale qu'ils nous proposent, mais bien la chercher là où ils sont persuadés qu'elle se trouve, l'isoler, et la perfectionner par la suite. Si la langue internationale est possible, c'est que l'internationalité linguistique existe déjà, et comme fait, et comme tendance. Une langue internationale est déjà en partie constituée à travers les langues nationales ; et de plus il est dans l'évolution linguistique naturelle que ces langues nationales soient un jour absorbées par cette langue internationale.
« On parvint à cette conception, écrit M. Couturat, que la langue universelle n'a pas à être inventée, qu'elle existe déjà en puissance dans les langues européennes par le fait même qu'elles ont une origine commune et qu'elles reflètent la même science et la même civilisation. Il suffit pour la faire apparaître de dégager les éléments grammaticaux et lexicographiques communs à ces langues, éléments dont le nombre et l'importance vont augmentant sans cesse parsuite du développement des relations internationales. Non seulement, en effet, nos vocabulaires nationaux tendent à s'uniformiser par l'introduction perpétuelle de mots nouveaux (scientifiques et techniques) internationaux ; mais nos grammaires elles-mêmes, si diverses entre elles, tendent à devenir chacune pour soi plus régulières et plus uniformes. Par exemple tous les mots nouvellement formés sont conformes à un certain type inconsciemment considéré comme normal : tous les verbes qu'on invente désormais en français sont des verbes réguliers de la 1ère conjugaison (en er ; de même en allemand en ieren); tous les adverbes nouveaux sont en ment. On peut dire que sur nos quatre conjugaisons une seule est encore vivante ; dans toutes les langues tous les verbes nouveaux sont réguliers... On ne fait donc que suivre l'exemple de nos langues en ramenant la grammaire à des types uniformes et réguliers et, peut-être sur certains points, on ne fait que devancer les résultats de cette évolution naturelle. » (Histoire de la langue universelle. Conclusions.)
Il serait facile ici de distinguer deux sortes d'internationalités entièrement différentes, et qui semblent confondues dans leur action.
1° L'internationalité professionnelle.
2° L'internationalité proprement linguistique et commune.
Par internationalité professionnelle nous entendons ce phénomène que les individus de nationalité différente, mais appartenant à une même profession, arrivent à se servir dans les moules divers de leurs langues nationales de tournures et surtout d'un vocabulaire à peu près communs. C'est ainsi que l'on peut remarquer, à travers les langues européennes actuelles, l'existence d'un vocabulaire, et même d'une certaine langue internationale juridique, religieuse, militaire, etc., etc. Par internationalité commune et proprement linguistique nous entendrons cette tendance que semblent avoir les langues européennes à adopter, tant dans leur vocabulaire que dans leur grammaire, des formes à peu près analogues (comme ce fait que signalait M. Couturat que dans les langues européennes tous les verbes nouveaux sont réguliers). Cette tendance, qu'on croit remarquer dans les langues nationales à se dissoudre en une langue internationale, est indépendante de toute influence sociale et professionnelle et ne tient qu'au seul jeu de forces uniquement linguistiques.
Ces deux internationalités qui sont généralement confondues dans les ouvrages des partisans de la L. I. méritent d'être nettement dissociées, car, loin de converger au même but, elles vont en se contrariant.
En effet si, par exemple, la langue militaire en partie internationale dont se sert un Russe, un Allemand, un Français tend à une homogénéité de plus en plus forte, elle ne le peut que dans la proportion dans laquelle elle diffère, et des autres langues professionnelles, et des langues nationales russe, allemande, française, etc., et ce qui est spécialement intéressant ici, de la langue internationale commune dont on affirme discerner dès maintenant l'élaboration au sein des langues nationales. Et ce que nous disons de la langue militaire est vrai de toute langue internationale professionnelle (5). Il y a donc une contrariété forcée entre l'internationalité professionnelle et l'internationalité commune. Et cette constatation peut fournir un argument assez fort contre les espérances des partisans de la L. I. En effet, bien qu'ils ne distinguent pas ces deux modes d'internationalité, il semble assuré cependant qu'ils seront forcés dans la réalité de fonder leur langue selon l'un des deux :
1° Selon le mode de l'internationalité professionnelle.
Ils pourront :
Soit l'emprunter aux langues professionnelles existantes, soit la composer sur le modèle d'une de ces langues.
a) Il va sans dire qu'ils ne pourront point l'emprunter aux langues professionnelles existantes, puisque, comme nous l'avons vu, ces langues diffèrent complètement et qu'il est impossible de discerner entre elles les éléments d'une langue commune. Ils ne pourront donc l'emprunter qu'à une seule de ces langues internationales professionnelles. Mais chacune de ces langues ne peut guère servir qu'à ceux exerçant la profession pour laquelle cette langue a été faite. Chacune est essentiellement restreinte à la profession de ceux qui la parlent ou l'écrivent et semble, tout au moins dans l'ensemble de son système, incapable de toute extension.
b) Ils pourront essayer de la bâtir sur le modèle d'une de ces langues professionnelles, c'est-à-dire en suivant la méthode qu'ils pourront savoir que ces langues professionnelles, ont suivies. Mais, là encore, l'entreprise sera difficile, car les partisans de la L. I. ne forment point une profession (6). Si les langues professionnelles internationales peuvent avoir été élaborées et surtout peuvent se maintenir, c'est qu'elles sont réservées précisément aux membres d'une même profession ; c'est que chacune d'elles est employée à la désignation des mêmes objets, à l'analyse des mêmes concepts, à l'exposition des mêmes faits, en nombre restreint. C'est l'homogénéité internationale de la profession qui seule permet à ces langues internationales de conserver leur homogénéité au sein des langues nationales. Or les partisans de la L. I. ne forment point une profession. La langue qu'ils veulent établir ne naît point normalement de besoins professionnels et n'est point destinée à la désignation ou à l'expression d'un nombre restreint de choses et d'idées nettement déterminées et fixées. Aucun lien professionnel ne présidera dans cette langue, soit au maintien, soit à l'évolution sémantique du vocabulaire ou de la grammaire.
VINCENT MUSELLI.
(A suivre.)
La poste ayant égaré pendant dix jours le manuscrit de ce bulletin et en ayant perdu définitivement les dernières feuilles, la Rédaction s'excuse tout à la fois du retard avec lequel a paru ce numéro et de l'obligation où elle se trouve de remettre au mois prochain la suite de cette étude.
N. D. L. R.
1 - Voir Couturat et Leau : Histoire de la langue universelle. ↩
2 - Chances de réussite et opportunité qu'il ne faut point confondre. On peut remarquer en effet que toujours les adversaires d'un projet quelconque font des objections d'impossibilité alors qu'en réalité, qu'ils le sachent ou non, c'est l'opportunité de ce projet qu'ils combattent. Nous nous proposons d'étudier quelque jour le mécanisme logique de ce déplacement d'objection, déplacement qu'il serait vraiment un peu simple de tenir pour expliqué par ces seuls mots : « C'est l'intérêt qui nous pousse à raisonner de la sorte ». Car, comme nous le répéterons toujours, les arguments de l'intêrêt si grossier qu'il soit ne prennent qu'en tant qu'ils satisfont aux exigences de la logique. Dès maintenant nous pouvons remarquer les risques d'un pareil déplacement, carsi la possibilité du projet combattu apparait comme démontrée il est fort difficile ensuite de reporter les objections sur son inopportunité. ↩
3 - Le terme volonté peut prêter à confusion. Nous parlons ici de la volonté humaine, consciente et agissant sur le langage en lui restant extérieure; volonté qu'il faut distinguer de cette volonté obscure qu'on a cru discerner dans le langage, qui est inconsciente à l'homme et que on devrait appeler la volonté du langage. ↩
4 - Mélanges Meillet. M. Vendryes ne parle que des lois phonétiques mnis ce qu'il en dit peut s'appliquer à toutes les lois linguistiques ↩
5 - Assurément on pourra trouver des faits montrant que l'internationalité professionnelle a pu parfois servir à l'internationalité commune et proprement linguistique (en allemand par exemple). Mais il reste entièrement vrai de dire que tant dans l'ensemble des faits que surtout dans leur nature même ces deux internationalités sont contrariantes. ↩
6 - Aujourd'hui cependant les partisans de la L. I. peuvent former une profession ou tout au moins une société. Car les efforts mêmes qu'ils accomplissent en commun pour la réussite de leur projet font qu'ils s'occupent des mêmes choses, qu'ils discutent les mêmes idées, et oralement, soit par écrit ils ont un cercle assez exactement que soit délimité d'occupations déterminées. Cette communauté et cette similitude d'occupations confèrent à leur groupement une sorte d'existence professionnelle susceptible de fournir à leur langue commençante un véritable lien linguistique. Mais ce lien linguistique semble devoir disparaître avec l'existence professionnelle de leur groupement dès que leur langue sera constituée. Car il est bien évident qu'ils n'entreprennent point l'établissement d'une L.I. pour servir uniquement aux discussions des problèmes de la L. I. Dès que cette langue sera fondée ils n'auront plus d'occupations déterminée et perdront de ce fait leur existence prolessionnelle et partant leur lien linguistique. ↩