
Bulletin de logique des sciences
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 2, mai 1909.
(MM. H. POINCARE, B. BRUNHES, F. MENTRE)
Quelque accroissement que la méthode scientifique apporte à la puissance de l'esprit, elle ne fait du moins que donner des principes mieux éprouvés et une direction plus précise à l'usage des fonctions intellectuelles qui s'exercent dans la pratique la plus commune. Les sciences forment ainsi pour ces fonctions un domaine privilégié d'application, et c'est dans ce domaine que le bulletin périodique commencé aujourd'hui cherchera, à l'occasion des livres qui se prêteront à une étude de ce genre, et comme le feront à propos d'autres questions tous les articles de cette revue, à dégager les conditions et les tendances de tout exercice intellectuel.
Le travail scientifique présente en un sens à l'étude de l'intelligence une difficulté particulière en ce qu'on est tenté, en raison de l'importance toute spéciale des résultats, de déduire de ceux-ci la nature de l'effort qui les a produits au lieu d'observer directement ce dernier: mais l'attention et le soin qui y président en font bien à tout prendre un champ d'études privilégié.
La confusion n'est pas possible entre la logique des sciences ainsi entendue et l'ancienne philosophie des sciences qui cherchait, d'après les conclusions des sciences particulières, à concevoir une vue d'ensemble de l'univers et une notion exacte de la place que l'homme y tient. La logique des sciences se distingue aussi, mais en s'en écartant beaucoup moins, de la critique des science et dela méthodologie: tout en recherchant souvent comme la première les postulats implicites du savant, elle s'attache plutôt à constater le mécanisme qu'à discuter la légitimité des enchaînements intellectuels: elle s'apparente ainsi à la méthodologie, dont elle se sépare par ailleurs en ce qu'elle saisit le fonctionnement de l'esprit plus près de son origine dans l'intelligence subconsciente ou consciente, plus loin du moment où il va prendre la forme théorique qu'il a dans la science toute faite et revêtir quelqu'un des aspects nettement différenciés que lui impose la diversité des sciences particulières.
La logique des sciences permettra par là, plus que la méthodologie, des rapprochements de l'une à l'autre des sciences, comme aussi entre le travail scientifique et le fonctionnement ordinaire de l'esprit, dont il n'est, comme on l'a vu, qu'une meilleure organisation. Si les méthodes des diverses sciences sont différentes, il y a des idées, des axiomes et surtout des processus élémentaires qui se retrouvent dans toutes: ainsi, bien qu'il y ait, à n'en pas douter, une méthode proprement mathématique, l'esprit mathématique est déjà quelque chose de moins net (ce qui explique les notions contradictoires qu'on s'en fait); bien plus, s'il y a aussi une méthode chimique, une méthode biologique, on n'entend guère parler d'esprit chimique, d'esprit biologique et tout au plus d'esprit scientifique. A vrai dire cette notion d'esprit, dans le sens où la prennent les formules précédentes, n'est pas dénuée de tout contenu. C'est à déterminer ce contenu, ou encore à étudier l'esprit à propos des méthodes plutôt que les méthodes elles-mêmes que s'attachera ce bulletin.
C'est une bonne fortune pour ceux qu'intéressent les questions de ce genre que les savants aient repris l'habitude de nous communiquer leurs réflexions sur leur propre activité intellectuelle. Au premier rang parmi eux est M. Poincaré qui dans son dernier livre Science et Méthode réunit diverses études relatives au travail scientifique. Dans l'impossibilité d'analyser complètement un livre aussi rempli d'idées, nous devons nous contenter de signaler les chapitres qui nous semblent les plus instructifs.
A propos du choix des faits que le savant doit retenir dans l'immense masse de l'expérience, M. Poincaré met le doigt sur l'erreur que commettent, à leur propre point de vue, ceux qui voudraient donner l'utilité immédiate comme criterium de ce choix. C'est en se déterminant par son esthétique propre que le savant sera amené a traiter les questions qui contribueront à élever l'édifice durable de la science.
De même, dans le chapitre sur l'avenir des mathématiques, l'auteur montre que la condition du progrès est le souci constant d'une généralisation des résultats déja acquis. Les observations de M. Poincaré sur son propre travail d'invention mathématique font ressortir l'immense rôle que joue l'inconscient pour produire dans l'esprit la coexistence d'idées qu'il parait tout simple de tenir pour inséparables, une fois qu'un raisonnement soigneusement élaboré a montré la nécessité de leur liaison logique.
Le chapitre sur le hasard donne en trente pages un traité presque complet de cette notion particulièrement difficile; les points de vue très nouveaux qu'il renferme en font un des plus remarquables, mais il est trop rempli pour se prêter à un résumé. Signalons seulement cette observation si curieuse, que souvent la simplicité du résultat tient à la complexité même des données.
L'ensemble des études réunies sous le titre : Le Raisonnement mathématique en renferme deux particulièrement intéressantes.
Dans l'une, sur les définitions mathématiques et l'enseignement, M. Poincaré explique que dans la pratique scolaire les meilleures définitions ne sont pas toujours celles que préféreraient le savant ou le philosophe, mais celles qui révèlent, grace à des qualités d'ordre intuitif, la réalité plus subtile qui fait la vie des êtres mathématiques et qui est autre chose que la logique.
Au sujet de la querelle soulevée par la question de savoir si les mathématiques peuvent être réduites à la logique sans avoir à faire appel à des principes qui leur soient propres, il est intéressant, sans prendre parti, de voir que le mathématicien le plus universellement reconnu de nos jours se montre sceptique sur la possibilité de donner aux mathématiques un caractère purement formel, c'est-à-dire le caractère qu'entend très probablement le vulgaire sous l'épithète mathématique attribuée à quelque fait intellectuel... « Dans les raisonnements où notre esprit reste actif,... dans les raisonnements vivants, il est difficile de ne pas introduire un axiome ou un postulat qui passe inaperçu. » — « Vous donnez du nombre une définition subtile; puis, une fois cette définition donnée, vous n'y pensez plus; parce que, en réalité, ce n'est pas elle qui vous a appris ce que c'était que le nombre, vous le saviez depuis longtemps, et quand le mot nombre se retrouve plus loin sous votre plume, vous y attachez le même sens que le premier venu ; pour savoir quel est ce sens et s'il est bien le même dans telle phrase ou dans telle autre, il faut voir comment vous avez été amené à parler de nombre et à introduire ce mot dans les deux phrases.»
Dans les deux dernières parties du livre, plutôt intéressantes au point de vue purement scientifique, signalons seulement le chapitre où M. Poincaré montre l'application de la loi des grands nombres, de la loi statistique à la fois à la théorie moléculaire des gaz et à la théorie de la voie lactée. C'est un exemple frappant de la merveilleuse universalité des méthodes mathématiques et de leur indifférence à la matérialité de leur objet, à son immensité ou à son infime petitesse, pourvu qu'un point d'appui purement formel soit assuré à leur application.
S'il est permis de regretter que les travaux scientifiques de M. Poincaré ne lui laissent pas le loisir de nous donner, au lieu d'une série d'études détachées, quelque intéressantes qu'elles soient, un livre développant tout au long un sujet, c'est là un regret auquel ne donne pas lieu l'ouvrage de M. B. Brunhes sur la Dégradation de l'Energie, qui envisage ce fait important au point de vue scientifique, historique, philosophique et industriel. M. Brunhes fait, à propos du principe bien connu : rien ne se perd, rien ne se crée, cette remarque très vraie: « Le défaut de ces formules est d'être trop faciles à retenir:... il en résulte un double inconvénient. Si l'effort de mémoire est trop faible, il n'a pas comporté un effort de réflexion suffisant: on retient une phrase, mais on méconnaît parfois ou l'on altère le sens des mots, on oublie surtout que la science ne tient pas tout entière en un énoncé; l'on oublie qu'à côté des vérités qu'on se rappelle ainsi existent d'autres vérités essentielles connexes des premières, susceptibles de les compléter ou d'en restreindre le sens et qui restent arbitrairement ignorées. » Celle de ces vérités que vise M. Brunhes est le principe de Carnot, ou de la dégradation de l'énergie: personne n'ignore le principe de la conservation de l'énergie et il est bien vrai qu'il y a une quantité rigoureusement définie par les physiciens, qu'ils appellent énergie, dont la dose reste invariable; mais une autre quantité, l'énergie utilisable, la fraction de la première qui est susceptible de servir à quelque chose diminue sans cesse. L'on voit ainsi une fois de plus que, s'il importe de rappeler que la vérité scientifique est faite de restrictions, comme Renan disait de la vérité morale qu'elle est faite de nuances, ce n'est pas moins dans un intérêt pratique que dans un intérêt théorique.
Au surplus une discipline quelconque ne peut que gagner, à son propre point de vue, à se soumettre au contrôle de disciplines réputées inférieures, la science à celui de la technique (1), la philosophie à celui de la science. « La vieille métaphysique a eu le tort de ne pas tenir assez compte de la marche des sciences et du contrôle gu'elle fournit pour fixer l'ordre et la valeur des idées. » Cette phrase est due à Cournot qui a précisément eu le mérite, comme on pourra s'en rendre compte par l'excellent livre de M. F. Mentré sur Cournot et la Renaissance du Probabilisme, de donner de quelques idées fondamentales, celles de hasard, d'ordre, de la raison des choses, des analyses à qui manque peut-être la pureté de lignes chère à l'ancienne philosophie, mais dont la complexité, reflet de celle des choses, ne nuit nullement à la netteté de la représentation, et peut seule donner l'impression profonde de la réalité et permettre de fécondes et rigoureuses applications au travail intellectuel et à la vie courante. La nécessité de remonter, pour ne pas laisser de côté des ouvrages aussi significatifs que ceux de MM. H. Poincaré, B. Brunhes et F. Mentré, jusqu'à des éditions de l'année 1908 nous oblige à renvoyer à un prochain bulletin le Rationalisme de M. F. Maugé, où nous trouverons, avec des principes fort différents des nôtres, de précieuses confirmations d'idées qui nous semblent s'imposer, et les Problèmes de la Logique et de la Science de M. Frédéric Enriquez, dont il suffit de nommer l'auteur pour indiquer l'importance.
RENÉ MARTIN-GUELLIOT.
(1) Cette remarque ne contredit pas celle qui a été faite à propos du chapitre de M. Poincaré sur le choix des faits : contrôle et criterium sont choses distinctes.