
L'avantage et l'agrément de se tromper
Article paru dans Le Spectateur, n° 51, novembre 1913.
Sir Francis Darwin, le fils du célèbre naturaliste, racontait dernièrement aux élèves d'un collège anglais que son père avait coutume de prédire à un vieux jardinier traité par lui en ami le résultat de ses expériences. Si celui-ci n'était pas conforme aux prévisions, le jardinier, qui considérait que son maître avait fait avec lui une sorte de pari tacite, avait une minute de petit triomphe. Quant à Darwin, son désappointement ne durait guère, car il savait que ces échecs étaient souvent pour lui le point de départ de découvertes fécondes. Ce dernier fait n'étonnera aucun de ceux qui sont tant soit peu au courant des démarches scientifiques. Expérience qui réussit et expérience qui ne réussit pas, la distinction n'est véritable que s'il s'agit du professeur qui veut reproduire devant ses élèves, à un moment déterminé du cours, une expérience déjà classique. S'il s'agit au contraire du savant procédant à ses recherches, c'est seulement par rapport à une attente toujours mélangée d'incertitude que le terme de réussite peut être employé. Une expérience qui est dite ne pas réussir est celle qui ne donne pas la réponse la plus probable, mais elle en donne une autre. En outre elle pose un problème plus délicat: pourquoi, précisément dans ce cas, n'est-ce pas la solution attendue qui a été fournie, cette solution qu'on attendait parce que des cas jugés analogues l'avaient présentée ou fait prévoir? Et ce problème revient souvent à se demander en quoi ces cas supposés analogues ne l'étaient pas complètement et quelles circonstances considérées comme accessoires étaient en réalité essentielles. On comprend alors que le chercheur, celui-là surtout qui, doué d'imagination et de hardiesse, n'hésite pas à s'engager dans de nombreuses routes pour être sur de ne pas manquer la première, ne regarde pas du tout l'échec d'une prévision avec ces sentiments d'humiliation plus ou moins profonde, de « vexation » tout au moins, éprouvés en pareil cas dans la vie commune. Bien entendu, il pourra se faire qu'un savant, ayant patiemment accumulé des matériaux à l'appui d'une théorie et n'attendant plus que d'une seule expérience la confirmation ou la condamnation de celle-ci, éprouve, en cas d'échec, une profonde et très respectable déception; mais c'est là sans doute un cas relativement rare. Il n'en reste pas moins que l' « échec » d'une expérience, accompagné ou non d'un sentiment pénible, a très nettement ce caractère instructif spécial qui a été esquissé plus haut. L'expérience qui ne répond pas à l'attente semble se soustraire à la règle qu'avaient suggérée, à l'aide de certains raisonnements, des observations et des expériences antérieures: elle fait donc figure d'exception. Et la règle nouvelle ou une forme amendée de la règle ancienne est précisément fournie par la recherche des raisons qui donnent lieu à cette situation exceptionnelle. M. René Hubert nous a expliqué au début de cette année pourquoi on disait que l'exception confirme la règle: on peut conclure ici de façon analogue que l'exception suggère la règle. Nous avons surtout parlé, dans ce qui précède, en termes de recherche scientifique. Il nous est même arrivé d'opposer l'attitude du savant occupé à ses travaux et celle de l'homme engagé dans la vie commune lorsqu'ils se trouvent en face d'un démenti apporté par la réalité à leurs prévisions. Tout cela n'aura pas empêché le lecteur attentif de comprendre que ce qui a été dit sur le caractère instructif des erreurs en question, s'applique aussi complètement aux choses de la vie commune qu'à celles de la science. D'où vient donc que l'idée de l'erreur bienfaisante soit moins répandue et moins familière en matière pratique qu'en matière scientifique? D'où vient ensuite qu'un certain sentiment d'humiliation, parfois très faible assurément, mais de nature très nettement caractérisée soit aussi invariablement associée à l'échec d'une prévision et plus généralement à la révélation d'une erreur commise ? C'est ce qu'il conviendrait de rechercher maintenant de façon très brève, en traitant d'abord les deux questions séparément, parce que la première est d'ordre surtout intellectuel et la seconde d'ordre surtout affectif.
*
* *
Appendice sur l'observation chez Darwin
Pourquoi l'idée de l'erreur bienfaisante est-elle peu répandue et peu familière ? Il y a d'abord à cela une raison parfaitement légitime. C'est qu'en elle-même, directement, matériellement, l'erreur n est pas bienfaisante, et ne le devient parfois qu'en raison de circonstances fortuites. La vie courante est essentiellement une activité, une pratique: l'erreur, et en particulier la prévision fausse, que démentissent les faits, déclanche une conséquence fatale, qui servira peut-être de « leçon » dans l'avenir, à d'autres, à moi- même aussi si elle n'a pas étémortelle, maisdont, quant au présent, le poids propre pèse douloureusement sur mon être. Il est done absolument juste que l'erreur soit surtout sentie comme au mal ; et on regretterait plutôt qu'un grand nombre de personnes n'aperçoivent pas assez nettement la connexion directe entre, d'une part, l'erreur intellectuelle, l'idée fausse tolérée aujourd'hui parce qu'elle semble purement théorique, et, d'autre part, le mécompte bien réel, allant parfois jusqu'à l'accident le plus grave, qui, demain peut-être, résultera d'elle. Ainsi, il est bien vrai que l'erreur dans la vie réelle est quelque chose de malfaisant. Ce qui est bienfaisant, c'est la réflexion sur l'erreur. Et cela aussi est du domaine du sens commun: tout le monde parle, comme le font spécialement les historiens, par exemple après une guerre désastreuse, des « leçons » pénibles que nous donne la réalité. Mais l'esprit commun considère plutôt ces « leçons » comme un avertissement général donné à un homme ou à un peuple que comme une série d'enseignements précis. Pour lui les choses de la pratique, surtout celles de la pratique quotidienne, ne semblent pas renfermer de difficultés. On se connaît ou on ne se connaît pas en une matière donnée; mais, dès qu'on s'y connaît, dès qu'on ne pêche pas par présomption, on est presque à couvert de l'erreur; si on s'y laisse prendre, c'est par une faute plus ou moins morale, relâchement de l'attention, égarement sentimental, etc. Mais que les choses elles-mêmes affectent des dispositions naturellement propres à induire en erreur, qu'il y ait lieu, par suite, de développer vis-à-vis de ces choses une capacité nuancée, apte à éluder leurs embûches, c'est là une idée peu familière à l'esprit commun, à peine exprimable en termes de sens commun. Ce n'en est pas moins, croyons-nous, une idée qui serait très utile à ce sens commun même. La notion que cette capacité existe en chacun de nous, aussi perfectible, aussi apte à progresser, que l'est la marche du savant dans des régions dont personne ne doute qu'elles soient nouvelles, cette notion plus répandue augmenterait singulièrement le nombre des esprits ouverts et leur facilité à communiquer entre eux. Elle aurait comme corollaire cette notion d'une sorte de technique, d'une technique nullement spécialisée, bien entendu, mais ayant les autres caractères d'une technique, relative aux choses de la vie courante, aux choses qui ne font l'objet d'aucune spécialité. Or, un des meilleurs moyens, le plus aisé sans doute, d'acquérir ou plutôt de perfectionner cette technique, - une fois qu'on aurait triomphé du préjugé qui fait croire qu'il n'y a pas lieu de la perfectionner, - ce serait assurément l'analyse de l'erreur, non pas l'analyse philosophique de l'acte d'erreur, mais la recherche dans une erreur concrète, une fois commise, des éléments auxquels elle est due, et qui l'auront en général produite par un phénomène de confusion, de non-distinction entre des aspects voisins, mais en réalité différents. Il se produit alors tout naturellement, et sans le moindre pédantisme, une disposition à un contrôle plus attentif et surtout mieux dirigé, lorsque se présente une de ces situations ambiguës dont l'ambiguité et d'autant plus périlleuse qu'elle n'est pas apparente.
Ainsi, après la raison très légitime qui a été donnée en premier lieu et qui consiste dans le caractère directement et matériellement malfaisant de l'erreur, au cours de la vie pratique, l'oubli de son caractère bienfaisant en tant que pourvoveuse de renseignements est dû surtout au double fait qu'on la considère comme trop exclusivement imputable à une défaillance des personnes plutôt qu'à une disposition trompeuse des choses, et qu'ensuite, par une conséquence directe de ce qui se précède, cette défaillance apparaissant comme accidentelle (surtout en ce qui concerne notre propre personne avec son amour-propre inné), l'erreur ne semble pas devoir présenter le caractère de quasi-normalité pouvant donner prise à une réflexion intellectuelle, à une étude tant soit peu méthodique.
*
* *
L'agrément de se tromper
Nous devions nous demander ensuite pourquoi un sentiment d'humiliation (nous ne revenons plus sur les différences de degré qui font que ce mot semblera trop fort pour certains cas) accompagne aussi invariablement la déception d'une prévision.
Il est clair qu'il y a d'abord une raison purement affective. Ce qui se produit est presque analogue à ce qui se produit si une personne voulant étendre le bras est soudain retenue par une autre qui s'oppose à son mouvement. L'esprit, lui aussi, est comme « arrêté dans son mouvement ».
Mais il y a quelque chose de plus qui constitue proprement une humiliation. Surtout si la constatation se fait en public, nous souffrons de ce qui nous semble être une preuve de moindre intelligence. Or il est très vrai que cela aussi est purement affectif et qu'en général aucune réflexion, aucun raisonnement n'accompagne et ne prétend justifier cette humiliation. Il n'en est pas moins vrai, — et c'est le point important, - que l'existence et L'intensité de cette humiliation dépendent de certaines idées latentes, portant par exemple sur la difficulte relative des matières en question: plus une chose passe à tort ou à raison comme difficile, moins est grande l'humiliation ressentie en dehors de toute réflexion à l'occasion d'une erreur commise à son endroit.
Or, précisément, on a en général tendance à considérer la pratique, en tant que système de problèmes posés à ceux qui s'en occupent, comme étant intellectuellement plus facile qu'elle n'est. Ce n'est pas le lieu de rechercher les causes de cette tendance, dans l'accoutumance ou ailleurs. Nous avons essayé d'expliquer plus haut que ceux qui réagissent contre cette tendance, qui conçoivent la pratique la plus commune comme présentant des difficultés de détail analogues à celles des régions où s'exercent les recherches du savant, et comme exigeant par suite un apprentissage, mille fois moins technique assurément, mais cependant attentif aux nuances, étaient tout particulièrement aptes à mieux réussir dans cette pratique même. Mais en outre ils comprennent mieux que l'erreur est souvent, non pas du tout un signe de bétise, mais le fait d'une circonstance imprévisible, et que peut-être la prévision que les faits ont démentie était en réalité, au moment ou elle a été énoncée, celle qui révélait l'intelligence la plus juste. Enfin, dans le cas où c'est nous-mêmes qui découvrons notre propre erreur, l'humiliation ressentie serait fortement combattue par un sentiment tout contraire de fierté, si on comprenait mieux la qualité d'intelligence dont fait preuve cette simple découverte. A part certaines circonstances où la divergence entre ce qu'on attendait et ce qui se produit se présente avec une netteté matérielle qui s'impose de force, il faut presque toujours à l'esprit une souplesse toute particulière pour échanger promptement la vision erronée à laquelle il est accoutumé avec la vision exacte que suggère l'expérience nouvelle. Bien des personnes, dont la bonne foi n'est pas douteuse, sont incapables de cette opération dès que la situation est un peu embrouillée, et cela donne facilement l'apparence de la mauvaise foi aux yeux mêmes de ceux qui demain en feront autant. Pour fréquente que soit la difficulté dont nous parlons, la notion en est peu répandue, et il est rare que, nous ne nous exagérions pas la bêtise (sinon, encore un coup, la mauvaise foi) des gens « buttés ».
Quoiqu'il en soit, puisqu'il y a la une difficulte, puis. que cette difficulté n'est vaincue que grâce à une qualité relativement rare, il y aurait lieu d'éprouver une ferté de bon aloi à montrer qu'on possède cette qualité. Dans bien des cas cet orgueil de découvrir son erreur l'emporterait sur l'humiliation de l'avoir commise. Certes il peut y avoir une autre fierté en l'occurence. celle de triompher d'une répugnance à l'aveu: ce n'est pas de cette fierté morale, qui exige de l'énergie, que nous voulons parler. L'humiliation de s'être trompé étant surtout, quant à son contenu, d'avoir risqué de laisser déprécier son intelligence, c'est sur ce même terrain intellectuel qu'il convenait de se placer.
Il est juste de reconnaître que cette fierté est particulièrement difficile à réaliser, même vis-à-vis de soi- même, si l'on se trouve dans un milieu auquel les idées précédentes ne sont pas familières.
Un de nos amis, dont la fierté porte plus, semble-t-il, sur les choses de l'intelligence que sur les choses morales, a une façon particulière de proclamer, avec un petit triomphe dans la voix, qu'il s'est trompé. Le son même du verbe, devenu un peu désagréable par association avec sa signification, devient tout autre dans sa bouche. Nous lui en avons demandé la raison, et, aux termes près, sa réponse a confirmé l'explication que nous venons de donner. Il éprouve comme le sentiment d'une virtuosité à abandonner une position reconnue fausse pour celle qui est démontrée vraie, et à le faire sans les hésitations qui accompagnent cette opération chez des esprits excellents par ailleurs. Il sent rarement autant qu'en pareil cas l'impression de domination sur son intelligence qui lui rappelle celle du cavalier plus fier de tenir en main son cheval lorsque le passage est particulièrement difficile; et c'est lui qui nous a fourni une partie de notre titre en nous parlant de « l'agrément de se tromper ». Quant à « l'avantage de se tromper », ce n'est pas seulement Darwin, c'est de nombreux écrivains scientifiques qui auraient pu nous le suggérer.
René Martin-Guelliot.
P. S. — On nous communique, après l'impression de cet article, une note parue dans la page médicale du Journal du 16 octobre dernier, sous le titre : « Les erreurs instructives. Les chirurgiens publient leurs fautes ». On lit dans cette note :
« Au moment où le congrès français de chirurgie, réuni à Paris, nous fait connaître les progrès continus de cette science et les audaces croissantes et heureuses de ses praticiens, une nouvelle revue chirurgicale paraît en Angleterre (the British Journal of Surgery), qui entend contribuer au progrès de cette branche de la médecine par une méthode dont l'originalité mérite d'être signalée.
Le British Journal of Surgery comprend, en effet, après une première partie consacrée à la publication de mémoires inédits, toute une rubrique réservée spécialement aux erreurs de diagnostic et de pratique. L'éditeur de la revue estime que la publication de ces erreurs professionnelles sera au moins aussi instructive pour les chirurgiens que celle des cas heureux... " Si originale qu'elle soit, la chose n'est pas absolument nouvelle. On trouvera dans les « Documents » du présent numéro un extrait d'un livre de chirurgie paru en 1904, où l'auteur, consacrant un chapitre aux « erreurs et insuccès », explique l'utilité d'une semblable publication. (Voir ci-dessous, p. 461.)
A propos de cet extrait, signalons, dans la citation que fait l'auteur d'un c illustre médecin (A). la remarque que « celui qui convient d'une faute nous dit par là qu'il est plus sage à ce moment qu'il ne l'était auparavant. » On rapprochera cette remarque de ce qui est dit dans l'article précédent sur la « fierté » intellectuelle qui pourrait s'opposer au sentiment d'« humiliation » trop communément associé à l'aveu d'une erreur. Dans le même ordre d'idées, la dernière phrase reproduite (C), en rappelant que « tous, même les plus habiles et les plus consciencieux peuvent se tromper », fait ressortir que l'erreur est tout à la fois, premièrement plus probable qu'on ne le croit, et, secondement, moins « personnelle », moins due à l'insuffisance de la personne, et davantage à ce qu'on pourrait appeler la malignité des choses. C'est donner une double raison pour qu'elle soit généralement considérée comme moins « humiliante » qu'elle ne l'est communément. Enfin le passage historique relatif à l'anesthésie chloroformique (B), montre par un exemple typique, que, si la croyance exagérée, tellement générale en tout domaine, à la facilité des choses, en rendant à tort l'erreur plus « humiliante, en rend en même temps l'aveu plus « rare », réciproquement la rareté des aveux augmente encore indûment cette croyance excessive à la facilité des choses. Ces considérations, un peu éloignées du sujet de notre article, devraient prendre place dans une étude à faire sur l'illusion de trop grande facilité des choses pratiques, par opposition aux choses théoriques.
R. M. G
- On remarquera l'emploi par le secrétaire de rédaction du mot « fautes » plus « tendancieux » que le mot du texte : « erreurs »