Avant-Propos
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 1, avril 1909.
Une des tendances les mieux caractérisées de la pensée moderne est de se maintenir dans un contact étroit avec la réalité, de ne séparer que provisoirement et pour les besoins de l'étude le réel et le pratique de l'idéal et du théorique, de ne rien regarder comme indigne d'elle et de considérer tout ce qui existe comme pouvant et devant devenir objet de science. Des sciences de la matière et de la vie cette tendance a gagné l'étude des questions morales et sociales.
Nous avons pensé qu'il y aurait lieu d'y faire participer des recherches sur le rôle proprement réservé à l'intelligence, aussi bien dans ces sciences que dans la vie publique et les régions plus modestes de l'activité humaine. A vrai dire, les philosophes ont de tout temps étudié l'intelligence et ses lois, mais il semble qu'ils se soient en général limités à poser les conditions idéales de son fonctionnement et à n'en observer l'application que dans quelques domaines privilégiés. Or il n'est pas nécessaire de prouver que partout elle intervient avec ses habitudes et ses exigences propres ; nulle part elle ne se contente d'enregistrer passivement des faits, ni non plus d'appliquer mécaniquement des
jugements venus du dehors ou dictés par la conscience ou par le cœur. Sans doute, toutes ces choses ont leur importance, mais
l'intelligence a la sienne aussi, que son universalité même risque de faire oublier, tout comme un caractère analogue de l'atmosphère pourrait aisément la soustraire à notre attention.
Quelques-uns d'entre nous qui, au cours de leurs études théoriques, dans l'exercice de leur profession ou dans la vie courante avaient aperçu ce rôle important des habitudes et des exigences logiques de l'esprit chez l'individu et dans la société et avaient cherché à en préciser la nature ont pensé que le meilleur moyen de l'étudier était de se placer, comme peut le faire une revue périodique, devant le spectacle qu'offrent la réalité quotidienne, la vie sociale et les productions intellectuelles, non pas comme un observateur qui, même attentif, ne regarde les choses que du dehors, mais comme un spectateur intéressé qui s'efforce de se mettre à la place des acteurs, d'entrer dans leur pensée sans regarder aucun mot ni aucun geste comme dépourvu de signification et qui, d'autre part, ne prenant pas les choses trop à cœur, n'est pas gêné dans l'attention qu'il porte au jeu des acteurs par les émotions trop vives qu'il ressentirait si lui ou ses proches étaient les héros d'un drame véritable. C'est cette double attitude — et de l'attention qui, au sens le plus fort du mot, se met à la place de son objet, et du détachement au moins provisoire qui seul assure la liberté de l'analyse — que voudrait réaliser LE SPECTATEUR. Il cherchera en outre à présenter un caractère actuel et pratique, plus prononcé en général que dans le premier numéro auquel la nécessité de préciser le point de vue particulier de la Revue a obligé de donner le caractère plus théorique d'un programme.
La plupart des articles, qui dépasseront rarement dix pages, seront consacrés soit à quelques-uns de ces faits d'observation courante, qui ont le privilège d'être toujours d'actualité, soit à quelque manifestation nouvelle de l'intelligence humaine, soit à des publications françaises ou étrangères se rapportant à l'objet de la Revue.
De plus, outre les comptes rendus de livres, un ou deux bulletins seront donnés chaque mois et traiteront des publications relatives à un des ordres d'études rentrant dans le cadre de la Revue. Des rédacteurs spéciaux ont déjà été chargés de la Logique du Langage, de la Logique des Sciences et de la Logique Sociale.
Il y aura également chaque mois une Revue des Revues.
LA RÉDACTION.