
Appréciation d'ensemble et méthode pratique
Article paru dans Le Spectateur, n° 52, décembre 1913.
Le rédacteur militaire du Journal des Débats écrivait dans le numéro du 9 octobre dernier: « Nous croyons que le Journal des Débats a été le premier à prononcer, sans tapage mais fermement, le mot de sanction à propos des grandes manœuvres du Midi, au moment où pullulaient encore dans la presse ces puérils comptes rendus télégraphiques de manœuvres puérils comptes rendus télégraphiques de manœuvres où les combinaisons du commandement sont invariablement déclarées géniales, et la conduite des troupes héroïque... Le moment est venu de reprendre la question, qu'on est en train de faire dévier dangereusement.
Et d'abord certains journaux, passant avec une regrettable légèreté d'un extrême à l'autre, prétendent maintenant que les dernières manœuvres ont été l'abomination de la désolation. C'est vraiment une disgrâce qu'en notre pays on ne sache pas garder la juste mesure, qu'on fasse grimacer les figures pour les rendre expressives, et que pour obtenir un résultat hautement désirable on se lance dans des exagérations manifestes dont le moindre inconvénient est de déprimer l'opinion publique. M. Messimy a donné l'autre jour une note juste en faisant le départ du bon et du mauvais dans les manœuvres du Midi, et nous tenons d'autant plus à lui rendre cette justice... »
Ainsi M. R. de Thomasson oppose nettement deux attitudes prises en face d'une question nationale de première importance: d'un côté, celle de la plupart des journalistes, caractérisée par l'extrême de la louange ou du blâme; de l'autre, celle d'un ancien ministre de la guerre, etimplicitement la siennepropre, caractérisée par le soin mis à opérer « un départ du bon et du mauvais». C'est cette opposition qu'il pourrait être instructif d'examiner d'un peu plus près. Le caractère « extrême » de l'attitude des journalistes est le plus saillant, mais il n'est pas le seul. D'abord il s'agit d'une opinion d'ensemble: on ne s'interdit pas sans doute, quand on en est capable, de parler des détails, mais ce à quoi on tient, c'est à avoir un jugement global a porter sur l'armée française, telle qu'elle s'est montrée aux grandes manœuvres.
Puis ce jugement doit être bien nettement une appréciation de valeur. Les manœuvres doivent être qualifiées comme bonnes ou mauvaises. On ne se contentera done pas d'une impression plus ou moins nuancée, que « ces manœuvres ont été très instructives» ou « très intéres- santes», ou qu' « elles ont montré qu'il y avait beaucoup à faire ». Non, de même que tout à l'heure on répugnait à toute restriction dans la portée du jugement, on répugne maintenant à toute nuance dans la sentence. Comme au jugement dernier, il faut ranger le patient parmi les brebis ou parmi les boucs, à droite ou à gauche. Mais comme un tel jugement se traduit immédiatement en une attitude de sentiment, en une attitude affective, c'est dire qu'on adoptera une attitude de louange ou une attitude de blâme, dans chaque cas nettement affective.
Et nous arrivons maintenant sans intermédiaire au caractère spécialement indiqué par M. de Thomasson. Une telle attitude affective, d'abord en elle-même et pour saffirmer à ses propres yeux, puis surtout pour s'affirmer vis à vis d'auditeurs qu'on craint toujours de trouver hostiles, incrédules, indifférents ou distraits, a une tendance invincible à aller de l'avant, jusqu'à l'extrême. N'ayant pas aperçu l'utilité des restrictions, n'ayant pas voulu des nuances, on est maintenant amené à manquer de mesure.
En un mot si l'attitude des journalistes — et les journalistes ne font ici que représenter la masse de leurs lecteurs et par suite la masse des individus - presente ce caractère extrême qui choque à juste titre, ce n'est pas surtout ou ce n'est pas seulement parce que leur esprit ou l'esprit commun a le goût de l'extrême, c'est parce qu'il a le goût du jugement d'ensemble et du jugement nettement louangeur ou blâmeur, et que ces deux caractères, tout particulièrement le second, entraînent nécessairement celui d'exagération. Mais il nous faut prendre l'attitude de l'esprit commun telle qu'elle est, globale, affective, excessive. Elle est très naturelle, si naturelle que tout autre apparaît aisément comme suspecte de duplicité (« on ne sait pas s'il est pour ou contre », etc.), ou encore comme entachée de subtilité intellectuelle. Ces deux apparences sont également trompeuses. Ce n'est point notre intention de nous attarder sur la première. On montrerait aisément que, le bien et le mal étant étrangement mêlés en toute chose humaine, et surtout en un organisme complexe, comme l'est l'armée d'un grand pays ou comme le serait tel autre corps, universitaire ou judiciaire, les restrictions et les nuances (sans parler de la mesure, qu'on risque moins d'oublier) sont, les unes et les autres, aussi nécessaires à la justice que Renan trouvait les secondes essentielles àla vérité. Et l'on ne dira pas sans doute que la justice s'oppose à la sincérité. Quant à la prétendue subtilité intellectuelle, nous n'examinerons à son sujet qu'un seul point. Lorsqu'on traite de subtile et de trop intellectuelle l'attitude qui consiste à refuser de porter une appréciation globale et à vouloir procéder à une analyse et à des distinctions plus ou moins laborieuses, on veut dire que cette attitude est bonne peut-être pour un théoricien, pour un philosophe ou un simple dilettante, mais qu'elle s'oppose à l'action. C'est qu'en eflet les idées d'« analyse » et de « distinguo » sont considérées par l'esprit commun comme liées à un souci un peu maniaque d'exactitude purement théorique ou de justice irréalisable. Est-ce conforme à la réalité ? Sans doute les fortes passions d'enthousiasme ou de répulsion sont de puissants ressorts d'action. Peut-être déterminent-elles plus sûrement à agir que de froids raisonnements. Mais lorsque vient le moment d'agir, il est clair que ces fortes passions n'indiquent que très vaguement et sans garantie de succès ce qu'il y à a faire. Des exemples concrets du genre de celui que nous avons choisi le montrent aisément. Il est peut-être nécessaire, pour agir sur l'opinion et sur ses mandataires, de dire de façon très énergique et très simpliste que « les choses militaires vont très mal ». Mais après? La conclusion qui s'impose à l'esprit public est que, si elles vont très mal, il faut les changer. Et comme matériellement on ne peut pas tout changer, on va changer n'importe quoi, pris à peu près au hasard, pourvu que ce soit quelque chose de très en vue, peut-être aussi de très réellement important, mais qui a beaucoup de chances de n'être pas ce qui avait besoin de réformes. Donc, si la vague d'opinion excessive et simpliste se bornait à donner une impulsion générale, il n'y aurait qu'un demi-mal, sans doute nécessaire, mais elle tend à engager aussi la modalité et la direction des mouvements, ce qui peut aller à l'encontre même du but poursuivi. Il est clair qu'il se mêle souvent à tout cela des éléments d'intérêt personnel, mais on sait qu'il est précisément beaucoup plus aisé à ces intrus d'exercer leur métier dans l'« eau trouble » d'une telle vague d'opinion que dans la clarté intellectuelle d'une analyse précise. Le lecteur trouvera-t-il ce qui précède trop évident pour valoir la peine d'être dit ? C'est possible; il n'empêche que le besoin d'une estimation globale et nettement appréciative ou dépréciative à porter sur ce qui attire l'attention publique ou individuelle est tellement naturel qu'il s'impose à ceux mêmes qui à tête reposée en comprennent le mieux l'insuffisance pratique. Il'y a plus : étant le fait de l'immense majorité des individus, et cette immense majorité se considérant comme « pratique » par opposition à la minorité que constituent les « théoriciens », l'attitude en question apparaît comme a pratique », pour cette seconde raison aussi en outre de celles dont il a été parlé. Cette apparence est un obstacle de plus à vaincre. Il ne faut pas croire que cela soit inutile. Non pas seulement en ce qui concerne la chose publique, mais jusque dans les détails de la vie quotidienne, nous avons une tendance paresseuse à considérer comme le terme dernier et satisfaisant de notre attitude vis-à-vis des situations, des choses, des personnes surtout, qui nous entourent, une appréciation d'ensemble. Or, bien souvent, une analyse très facile, pourvu qu'on n'ait pas contre elle de prévention méthodique, nous montrerait que le mal qui nous déplaît est dû en réalité à un inconvénient de détail, plus ou moins remédiable. Cela, encore une fois, est très peu dans le courant de l'esprit commun. Et surtout, s'il y a plusieurs personnes en cause, on sait combien il est difficile d'énoncer une critique impersonnelle sur un point de détail sans qu'elle soit prise pour un blâme personnel et général. Des expressions, analogues à celles étudiées à un autre point de vué, la forme : « Dites tout de suite que je suis un imbécile », sur ce point, et bien d'autres, permettent de savoir à quoi s'en tenir sur ce point.
Certes, il n'est pas interdit de viser et d'énoncer parfois de pareilles appréciations d'ensemble. Précisément nous n'adressons qu'une critique de détail à l'emploi qu'on en fait indûment en certains cas. Elles sont par exemple à leur place devant une œuvre d'art à laquelle je demande de me plaire tout entière à moi tout entier. Déjà dans le cas de certaines œuvres d'art, d'un livre littéraire par exemple, la préoccupation de ce jugement global ne devrait pas nous empêcher d'apercevoir ce que peut renfermer d'instructif un livre qualifié à juste titre « mauvais » ou d'erroné un livre qualifié à juste titre « excellent ». Mais ce qu'il s'agissait seulement ici de montrer, c'est que l'attitude en question, bien que naturelle et d'apparence active, renferme des éléments qui la rendent en elle-même insuffisante, impropre ou nuisible à la pratique, autrement dit à l'action ou du moins à son succès.
R. M. G.