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couverture de la revue Le Spectateur

Appendicite, buveurs d'eau et méthodologie de la statistique

paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 54, février 1914.

VARIETES SCIENTIFIQUES
Appendicite, buveurs d'eau et méthodologie de la statistique

Dans bien des cas où l'analyse directe des causes d'un phénomène est impossible, les savants doivent recourir à la méthode statistique. Cela est particulièrement fréquent en matière sociale, et aussi pour la médecine. Mais ce ne sont pas seulement les savants qui doivent avoir une vue critique des conditions de légitimité de cette méthode. Il serait utile que l'esprit commun ait également cette vue critique, aussi distincte par sa précision de l'acceptation aveugle que du parti pris dépréciatif et négateur. En effet les résultats scientifiques sont souvent exprimés dans la presse destinée au grand public par des nombres statistiques, et cela à cause de leur caractère particulièrement parlant. En outre l'opération constante du sens commun, additionnant ses expériences au cours de la vie quotidienne, et en concluant à des rapports de cause à effet, n'est-elle pas, sous sa forme inconsciente, absolument analogue à une opération statistique? Pour ne pas s'exprimer en chiffres comme la statistique proprement dite, court-elle moins le risque de donner l'illusion d'une fausse précision? Quoi qu'il en soit, les réflexions du Dr J. Tastevin que nous empruntons à la Revue des Sciences Psychologiques de juillet-septembre 1913 donnent un exemple frappant d'une erreur imputable à une mauvaise interprétation d'une statistique. C'est une erreur proprement de méthode : car si c'est bien une relation de fait (entre la présence des maladies des intestins et la prescription de la boisson aqueuse) qu'on a omis de faire intervenir, la possession d'une méthode critique vis-à-vis dela statistique aurait nécessairement amené à se poser la question concernant l'existence d'une pareille relation de fait, et la réponse à cette question, chez des médecins expérimentés, n'eût pas été douteuse. La négligence a donc porté sur la question, non sur la réponse : elle est d'ordre méthodologique.

« Dans un article publié par la Presse Médicale du 24 septembre dernier, dit le Dr J. Tastevin, M. Gagey attribue à l'usage de l'eau comme boisson, un rôle dans l'étiologie de l'appendicite chronique. Cet article a été commenté par la presse quotidienne de Paris et de la province, et naturellement on s'en est servi pour recommander l'usage du vin. « Enfin la médecine, l'hygiène, la science cessaient de calomnier le sang de la vigne...»
Voyons les faits et surtout la méthode qui a servi à leur utilisation.
Depuis longtemps déjà on a constaté que l'appendicite chronique frappait particulièrement certaines familles. M. Gagey en a recherché la cause et a remarqué que souvent, dans ces familles, les malades étaient des buveurs d'eau. Dans une famille, sur seize personnes, six sont opérées d'appendicite en quatre ans; or ces six opérées et ces six-là seulement sont des buveurs d'eau et des buveurs d'eau minérale. Dans une famille de quatre personnes le père et le fils boivent du vin, la mère et la fille de l'eau : toutes deux sont opérées d'appendicite, la mère ne boit que des infusions chaudes, par conséquent de l'eau bouillie; on ne peut donc incriminer une contamination de l'eau. M. Gagey a observé un certain nombre d'autres cas semblables ; il en a recueilli d'autres qui lui ont été signalés par des confrères de province et pense qu'on ne peut les expliquer par de simples coïncidences. Alors il conclut que l'usage de l'eau comme boisson favorise l'appendicite...
Avant de tirer la moindre conclusion des remarques qu'il avait faites, M. Gagey eût dû se poser la question suivante: Les deux lots de personnes que je compare, ne différent-ils que par l'usage de l'eau ou du vin? Et ensuite celle-ci : Est-ce le hasard seul, ou tout au moins des raisons sans importance au point de vue pathologique, comme de simples opinions sur l'eau et le vin, qui ont décidé de s'abstenir de vin les personnes de l'un des lots?
C'est qu'en effet, dans l'expérience théorique, on eût décidé au hasard, que tel boirait du vin et tel autre de l'eau. Et cela eût été essentiel. Et bien ! des conditions équivalentes sont-elles remplies dans les expériences spontanées qu'utilise M. Gagey? Sont-ce de simples opinions qui ont décidé telles personnes des exemples qu'il cite, à ne boire que de l'eau minérale, et telle autre à n'user que d'infusions chaudes? J'en doute fort, et je crois plutôt que, dans ces cas d'appendicite familiale, ce sont des raisons de régime qui ont dicté l'usage de l'eau pure. Voici un exemple personnel analogue à ceux de M. Gagey. Dans une famille la mère et l'un des fils sont des buveurs d'eau habituels, le père et les deux autres enfants boivent du vin. Or la mère et le fils buveurs d'eau ont été opérés récemment, ils étaient atteints d'appendicite chronique. Mais s'ils boivent de l'eau, c'est qu'ils ont eu à plusieurs reprises des poussées de côlite muco-membraneuse et que le vin leur est interdit par prescription médicale. Dès lors, ce n'est pas l'eau qu'il faut incriminer, mais l'affection chronique de l'intestin, puisque, d'autre part, on sait que les affections chroniques intestinales jouent un rôle important dans l'étiologie de l'appendicite chronique. Et cette opinion se trouve appuyée encore par ce fait que l'appendicite familiale, comme l'entéro-côlite, impliquent l'intervention d'une disposition constitutionelle.
Il est donc très probable qu'il en est des cas de M. Gagey comme de celui que je viens de signaler. Faute d'avoir discuté les matériaux sur lesquels opérait sa statistique, M. Gagey a attribué à l'eau ce qui était dû à la cause de l'usage de l'eau. »
Nous citerons pour conclure cette réflexion du Dr Tastevin :
« On a dit beaucoup de mal de la statistique; il est vrai qu'elle sert souvent de base aux notions les plus opposées. Malgré cela elle est d'un usage courant et, en médecine notamment, elle est très employée dans les recherches étiologiques et thérapeutiques. Si ce mode d'investigation conduit souvent à des notions erronées, c'est qu'on ne se préoccupe pas de l'étudier en lui-même comme moyen de découverte, qu'on ne s'attache pas à en établir la méthode, et qu'ainsi on ne sait pas s'en servir d'une manière rationnelle ».

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