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couverture de la revue Le Spectateur

L'alcoolisme et la notion de moyenne

Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.

Je crois que le Spectateur a été bien inspiré de rappeler, à propos de l'excellent passage du Dr Tastevin sur l'application de la statistique à la question de l'appendicite et des buveurs d'eau, l'intérêt direct qu'il y aurait à ce que la logique pratique de la statistique soit plus juste et plus répandue dans tous les esprits. Cela m'a rappelé un incident dont j'ai été témoin il y a quelques semaines à la Chambre des députés et qui intéresserait peut-être vos lecteurs.

Il était question des ravages de l'aleoolisme et de la limitation du nombre des débits de boissons. M. Georges Berry faisait un discours très nettement opposé à cette mesure. Et il en vint à invoquer une statistique d'après laquelle le Français boit en moyenne moins d'alcool que l'habitant de certains pays, Hollande, Suède, Belgique surtout, dans la plupart desquels le commerce alcoolique est plus ou moins limité. Le président de la commission de l'hygiène interrompit l'orateur en disant qu'il fallait tenir compte de là population : la forme de cette interruption n'était peut-être pas très claire et on comprend que M. Berry ait répondu un peu dédaigneusement qu'il s'agissait d'une moyenne, d'un pourcentage, et que le nombre absolu d'habitants n'avait pas d'importance. Cependant pour moi, et aussi, à en juger par des interruptions un peu confuses, pour un nombre assez petit de députés, la pensée du président n'était pas douteuse. Il voulait dire : une moyenne comme celle dont il est question, tant d'alcool par tête d'habitant en un an,est probante pour de petits pays comme la Belgique ou la Suède,mais,répartie sur un grand pays comme la France où les provinces sobres pèsent de leur côté de la balance, une telle moyenne peut conduire à beaucoup trop d'optimisme. M. Berry avait conclu: « Vous n'êtes donc pas un pays d'alcooliques, messieurs, rassurez-vous. » La France n'est peut-être pas un pays d'alcooliques par rapport à la Belgique, mais cela ne prouve pas du tout que « le pays nord-ouest » formé par les trois départements du Nord, les cinq normands et les cinq bretons, dont la population globale est certainement supérieure à celle de la Belgique, ne constitue pas un pays alcoolique,en tout cas plus alcoolique que la Belgique.La moyenne de M. Berry est bonne au ministère des finances s'il s'agit de prévisions de recettes. Elle est nulle ou à peu près pour la direction de l'hygiène : s'il y avait la peste à Marseille, la moyenne des pestiférés par département serait insignifiante, mais est-ce que cela prouverait qu'il n'y a pas à s'inquiéter pour un département déterminé, celui des Bouches-du-Rhône?

Je sais bien que tout cela c'est du vulgaire bon sens, que tout le monde le sait, et que c'est surtout parce qu'il y a des intérêts en jeu qu'on fait semblant de ne pas le comprendre. Mais cela n'empêche tout de même pas que l'apparence scientifique de la notion de moyenne statistique vient mettre un atout dans le jeu, du côté de ces intérêts personnels, et du côté opposé au bon sens. Et je crois précisément que cette petite tricherie aurait plus de peine à se produire où à passer presque inaperçue, s'il y avait dans l'opinion des idées un peu plus justes et un peu plus précises sur l'emploi des statistiques.

Au contraire ce qu'il y a dans, la plupart des esprits, c'est une notion qu'on croit scientifique; et qui s'interpose entre le bon sens naturel et l'expérience, qui tient la place de celle-ci ou la masque ou la dénature.

Du reste, ce n'est pas du tout de la statistique elle-même que je veux dire du mal. En parlant de notion à apparence scientifique, j'ai seulement voulu dire que le respect scientifique qu'inspire le simple énoncé de cette notion empêche de songer à vérifier dans quelle mesure elle est applicable à la question présente. Mais ce n'est pas là du tout la faute de la statistique. 11 en est de même dans toutes les sciences; la meilleure théorie thérapeutique peut devenir d'un emploi désastreux si le diagnostic, est faux, et le théorème le mieux démontré sur la multiplication peut conduire à des résultats absurdes si, sous prétexte qu'il est « mathématique » et que les mathématiques sont universelles, on l'applique à tort et à travers à propos d'additions ou de divisions.

La rigueur scientifique d'une théorie ou d'une notion en elle-même et celle de son application à tel cas particulier sont choses tout à fait distinctes, et la perfection de l'une ne compense nullement les défauts de l'autre. Pour en revenir à la statistique, je crois au contraire que c'est un excellent outil pour qui sait s'en servir', indispensable pour préciser des comparaisons vagues ou pour démêler des causes complexes et suivre la marche d'un phénomène. C'est la forme précise du vieil argument. « C'est un fait ! »,dont plusieurs d'entre vous ont parlé : mais son plus de précision ne fait qu'augmenter la tentation naturelle de l'appliquer hâtivement, surtout si l'intérêt s'en mêle, et qu'augmenter aussi les chances d'induire en erreur l'opinion commune sur des questions de grande importance pratique.

Mais qu'ai-je à parler d'opinion commune et d'importance pratique ? Car tout cela, n'est-ce pas, c'est bien « spécial » et il ne peut en être question que dans une revue « spéciale » comme le Spectateur : parlez-moi de ces questions d'intérêt général qui font l'objet de correspondances entre les abonnés et la rédaction d'un journal de grand public comme les Annales, celle de la semaine dernière par exemple, posé à l' « oncle » Faguet sur le genre du mot entrecôte. La logique de la notion de moyenne, c'est de la « philosophie », ça n'a rien à voir avec la pratique, avec la vie ordinaire. Mais le genre d'un mot ! Songez si demain j'allais scandaliser mon voisin de table au restaurant en commandant une entrecôte ; ou le contraire, peu importe.

Scandalisé est bien le mot, ou, si vous le trouvez trop fort, disons choqué, car une erreur grammaticale choque, tandis qu'une erreur logique ne choque pas nécessairement. Si un député commence un discours par « J'allons vous dire... », les auditeurs, amis ou adversaires, auront au moins une seconde d'étonnement ; au contraire une erreur logique de beaucoup plus d'importance peut, je ne dis pas être encouragée par les partisans, c'est tout naturel, mais passer complètement inaperçue. C'est un fait, et il ne servirait à rien de s'indigner naïvement ; mais ce que je veux noter, c'est la conséquence, à savoir que ceux qui signalent les erreurs logiques sont considérés comme plus « spécialistes », plus « académiques » que ceux qui signalent les erreurs grammaticales, ou plutôt les fautes grammaticales. Or il se peut bien, c'est Sarcey qui l'a dit à propos des Français, que la grammaire intéresse plus que tout : mais ce qui est certain, c'est, sans jeu de mots, que tout le monde serait bien plus intéressé au respect de la logique qu'à celui de la grammaire.

P. Mathay.

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