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couverture de la revue Le Spectateur

À propos d'une pensée de Vauvenargues

Le Spectateur, n° 12, 1er avril 1910

Article paru dans Le Spectateur, n° 12, avril 1910.

« Sitôt qu'une opinion devient commune, il ne faut point d'autre raison pour obliger les hommes à l'abandonner et à embrasser son contraire, Jusqu'à ce que celle-ci vieillisse à son tour et qu ils aient besoin de se distinguer par d'autres choses. Ainsi, s'ils atteignent le but dans quelque art ou dans quelque science, on doit s'attendre qu'ils le passeront pour acquérir une nouvelle gloire, et c'est ce qui fait en partie que les plus beaux siècles dégénèrent si promptement, et qu'à peine sortis de la barbarie, ils s'y réplongent. »

L'on vient trop tard et tout est dit, serait tenté de s'écrier le « Spectateur », si un autre penseur n'avait pris aussi ce soin dès avant Vauvenargues lui-même. Et en effet le fragment précédent dénonce déjà une des mille manières de juger des choses de façon extrinsèque qui, lorsqu'on les rassemble, donnent à l'homme la physionomie d'un éternel distrait, au sens étymologiquement propre de ce mot. Nombre des malentendus que l'on s'efforce ici de dénouer ne sont en somme que querelles de distraits, mais de distraits convaincus de ne l'être jamais, apparemment aussi incorrigibles qu'inconscients. Vauvenargues nous donne la clef d'une des fautes les plus fréquentes de leur jugement détourné du fond des choses : les opinions sont comme les vêtements, elles vieillissent comme la mode, et périodiquement il y a des choses qui ne se portent plus, aussi bien pour l'ameublement intérieur d'un crâne que pour sa décoration extérieure. L'homme a gardé de son enfance le besoin de la nouveauté pour elle-même comme celui de changer de place, de tourner les feuillets d'un album, de voir des choses qui remuent, kaléidoscopes, cinématographes. Cette tendance est en soi une source d'erreurs, elle l'est de malentendus par surcroît, car tous ne suivent pas simultanément les variations de la mode des opinions, et, tandis qu'il y a des gens qui sont « de leur époque », d'autres sont retardataires, que leur complexion mentale ou leur âge leur aient refusé ou enlevé les facultés nécessaires d'assimilation, d'autres au contraire sont précurseurs, ces derniers destinés à vivre les plus isolés; et un nouveau Diable boiteux, qui, non content de soulever les toits, se permettrait par certaines radiations nouvelles de rendre transparents crânes et cerveaux jusqu'à mettre à jour la pensée qu'en général ils renferment, se trouverait en face d'un spectacle d'ensemble d'un anachronisme plus vivant que celui que nous offre la voûte étoilée (1).
Mais, dira-t-on, vous faites le procès de l'esprit de nouveauté, un des facteurs essentiels du progrès, si bien que tous les peuples chez lesquels un traditionalisme exagéré a étouffé cet esprit ont vu leur développement complètement arrêté et leur civilisation cristallisée. — Assurément l'humanité, perpétuel Janus, doit tourner constamment un visage vers le passé, un autre vers l'avenir; mais pourquoi faut-il que, ramassant sur son chemin sans cesse un nouveau butın, elle laisse tomber celui qu'elle a quelque temps porté sans prendre garde à l'utilité qu'il peut avoir conservée? Et Vauvenargues cite l'exemple des sciences et des arts où l'amour d'une nouvelle gloire fait dépasser le but une fois atteint. Sa sévérité semble exagérée, malgré la légère réserve qu'il apporte à son affirmation : quel savant, quel artiste a jamais cru qu'il avait atteint le but? On a dit que connaître le fond d'une chose équivaudrait à savoir tout: d'autre part aucun artiste n'ose pousser lexécution d'une de ses conceptions au delà d'un certain fini, de peur de « refroidir » son travail, de diminuer la vigueur et l'enthousiasme des premières touches. Aussi toujours quelque obscurité, quelque doute subsiste, et parfois l'on s'égare alors qu'on croit se rapprocher encore de son idéal.
Le principe d'indulgence posé, le fond même de la critique garde sa valeur. Dans les sciences empiriques, comme la médecine, où le désir du nouveau est particulièrement exagéré, de l'aveu même des compétents, ceux-ci constatent souvent, à côté de l'abandon prématuré d'une méthode clinique pour une autre encore incertaine, l'exhumation d'anciens traitements démodés, mais non sans valeur, qui avaient été quelque temps interdits au nom de théories nouvelles de la généralité desquelles il a fallu rabattre. Ainsi entend-on périodiquement la fameuse exclamation du Médecin malgré lui: « Nous avons changé tout cela. »
Sans entrer dans le détail des querelles des écoles philosophiques et à la fois scientifiques de l'ancienne Grèce, ne peut-on penser que l'esprit de contradiction, né du plaisir raffiné de la dialectique et cousin du désir de nouveauté, inspira certaines théories, rétrogrades par rapport à leurs aînées?
En politique il existe un exemple type, celui de la queue du chien d'Alcibiade, qui, s'il dépeint les Athéniens de ce temps, dépeint aussi bien d'autres peuples, de toutes époques. N'est-ce pas en partie pour étonner Rome que, à l'âge où, comme le remarque Boissier, Alexandre était mort et Napoléon vaincu, Jules César partit pour la Gaule? Napoléon d'ailleurs, encore consul, prétendait qu'il fallait, sous peine de tomber du pouvoir, étonner les français tous les quinze jours par quelque acte d'éclat ou quelque nouveauté imprévue. Toutes les diversions, si utiles aux hommes de gouvernement qui veulent faire accepter certaines réformes ou certaines situations de fait à l'encontre de l'opinion, que ces diversions soient créées par la politique extérieure ou l'intérieure, peuvent être regardées aussi comme l'exploitation pratique de l'amour du changement universellement répandu.
D'autre part la diversité de sens des différents partis parlementaires se rattache directement à l'anachronisme des crânes dont on vient de parler: la même somme d'expérience historique, politique et sociale, absorbée par des cerveaux en équilibre analogue de traditionalisme et d'esprit de progrès, devrait amener à un consentement plus général sur les nécessités de l'heure présente. La formation et l'évolution des langues nous donneront encore lieu de constater, à la charge de cet amour du changement, l'abandon malheureux de tournures élégantes et claires, de termes exacts qui n'ont pas été remplacés, ce qui crée des dissymétries et des lacunes particulièrement gênantes pour les travaux de traduction. Il faut, bien entendu, distinguer ce phénomène de celui du vieillissement naturel de mots et d'expressions dont le sens, énergique au début, perd à la longue de sa force, comme pâlissent peu à peu les couleurs continuellement exposées au soleil.
Nous n'avons cherché qu'à signaler quelques-uns des sujets auxquels peut s'appliquer la pensée de Vauvenargues; on peut voir dès maintenant que l'erreur de jugement qu'il relève n'est pas due à une tendance uniquement nuisible et qu'il faille chercher à extirper radicalement. Par l'action d'une volonté avertie, attentive, et impartialement réfléchie, il faudrait arriver à maintenir l'esprit dans un équilibre équitable entre le respect dû àl'expérience passée et le champ a laisser à l'initiative. Leur rapport exact dépendra essentiellement de chaque cas particulier, et ne sera jamais déterminé qu'approximativement, comme par une sorte de pesée. Cette science, toute précaire qu'elle pourra paraître aux esprits absolus, serait cependant profitable dans la pratique, où le grand nombre se laisse aller suivant son tempérament à regarder toujours en arrière ou toujours en avant. Ces choses sembleront à quelques-uns du domaine des lieux communs, elles devraient être de celui du bon sens, et c'est vers un élargissement de cette faculté précieuse que tendent bien des études du Spectateur, et en particulier celles dont la pensée de Vauvenargues pourra devenir la source.

OLRY COLLET.


(1) Voir Spectateur, n° 9, Maurice Renard, A propos d'une étude...

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