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couverture de la revue Le Spectateur

A propos d'une étude sur le temps et l'illusion de la causalité

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 09, janvier 1910.

Dans la Revue des Idées du 15 novembre, M. Georges Matisse consacre au Temps et à l'illusion de causalité un article bref, subtil, déterministe et paradoxal. On le savoure à l'égal d'un roman merveilleux-scientifique; ou plutôt il semble, en le lisant, que l'on parcourt les tablettes intimes où quelque Wells aurait noté, dans un ordre rationnel, plusieurs données de fictions, destinées au développement, - plusieurs sujets de fantaisies logiques sur ce thème : le Temps. Et l'on se prend alors à regretter que ces brillants aperçus ne soient point traduits dans la forme romanesque, la seule qui, à n'en pas douter, leur convienne tout a fait; et ensuite, pour peu que l'on soit « orfèvre », on déplore que, des quatre sujets si libéralement abandonnés par M. Matisse aux écrivains de frivolités, trois — et les trois plus beaux, hélas! — aient déjà été traités par ce grand touche-à-tout de Wells lui-même, à savoir : deux dans La Machine à explorer le Temps, et un dans Le Nouvel Accélérateur (1). Le quatrième, qui porte sur l'illusion de causalité, reste à la disposition des amateurs. Or, bien que la plupart des idées fondamentales exposées dans l'article se trouvent mises en œuvre dans les deux contes sus-indiqués, il n'en demeure pas moins fort captivant de suivre M. Matisse au cours de son étude. Car cette étude concentre avec une grande précision l'éparpillement de la pensée anglaise, elle l'exprime d'une façon un peu différente, qui ajoute encore à sa clarté (ne semble-t-elle pas le docte énoncé de tout ce qu'une folie renferme de sagesse !), et enfin elle aboutit à une conception extrêmement curieuse et originale del'illusion de causalité, — source de méditations fécondes et contradictoires. Au début, l'auteur constate que, de tous les phénomènes, nous percevons seulement ceux qui ont une certaine durée. A l'instar de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, les phénomènes trop rapides et les phénomènes trop lents nous échappent. Notre connaissance est bornée, dans le premier cas, par la limite même de nos perceptions, et, dans le second, par la brièveté relative de notre existence. Alors, pour faire apparaître d'une manière saisissante « l'influence du temps du développement d'un phénomène sur notre façon de l'envisager », M. Matisse « imagine une variation assez forte de sa durée ». « Qu'on suppose par exemple, dit-il, que, sans changer pour nous-mêmes la longueur du Temps, on divise la durée des phénomènes observés par 10.000, c'est-à-dire qu'on les rende 10.000 fois plus rapides à nos yeux, Blottis dans un coin de l'univers soustrait au terrible changement, nous ne reconnaîtrions plus notre monde. Les événements qui mettaient près de trois heures à s'accomplir se produiraient en une seconde environ. Les fleuves paraitraient couler avec une rapidité vertigineuse, et nous n'aurions pas le temps de voir passer les bateaux. "Toutes les machines employées dans l'industrie fonctionneraient avec une célérité si folle que leur mouvement serait invisible. Leurs organes paraîtraient immobiles; nous croirions continues les parties discontinues, une tige accomplissant un mouvement circulaire apparaîtrait sous l'aspect d'un disque plein...» Ah! que voilà de bon merveilleux-scientifique ! et le beau roman qu'on ferait avec cela, s'il n'était déjà fait !... Mais voici vraiment du nouveau : «... Les matériaux que nous considérons comme très solides n'offriraient pas plus de résistance que les liquides ou les corps pulvérulents sous l'action de mouvements aussi prompts. Ainsi les propriétés usuelles de la matière se modifieraient avec le temps que mettraient les phénomènes à s'accomplir,... la découverte de la circulation du sang eût été impossible; on aurait conçu celui-ci comme soumis à une pression considérable. » Puis M. Matisse suppose le Temps divisé par un million, et nous repeint le monde tel que le voit l'explorateur de Wells monté sur son véhicule. Enfin il suppose le temps divisé par 2 milliards, et fait remarquer que « pour les spectateurs imaginés plus haut, un homme atteignant dans le monde réel 70 ans vivrait environ une seconde... Leur attention ne se porterait que fort peu sur les individus,... la notion d'espèce remplacerait celle d'individu dans les préoccupations de la science ». Et il termine ces premières considérations en disant : « Tout ce que l'homme envisage comme fixe et immuable n'est en réalité qu'événements à longue période de développement. " Ensuite il aborde, sans se douter de la flatteuse coin- cidence, le problème foncier du Nouvel Accélérateur. « Si l'on faisait l'hypothèse contraire, si l'on multipliait les événements par un milliard,... tous les phénomènes d'observation courante deviendraient excessivement lents,.. la valeur du Temps n'ayant pas changé pour nous, par hypothèse, nous ne pourrions observer de chacun d'eux qu'une partie excessivement faible,... le jour dépassant deux millions sept cent mille ans n'aurait jamais pu être observé,... l'on enseignerait que la Terre est immobile,... un corps lancé avec une certaine vitesse conserverait indéfiniment sa vitesse et sa direction. On aurait donc énoncé le principe de la conservation du mouvement... Partout où nous voyons des grandeurs physiques variables, on croirait à l'existence de constantes...» Cela est excellent. Et la conclusion de toute cette première partie de l'article ne l'est pas moins, qui proclame que « notre conception du monde est relative à l'ordre temporel de notre existence », c'est-à-dire qu' « elle serait entièrement différente... si nous appartenions à un autre ordre du Temps, par exemple si le Temps avait une valeur un milliard de fois plus grande ou moins grande pour nous ». Avec la deuxième partie du travail, nous nous attaquons à l'illusion de causalité. C'est là peut-être que M. Matisse va perdre des partisans, bien qu'il donne enfin à son lecteur la satisfaction de voir Wells et La Machine du Temps cités en référence à propos du Temps considéré comme quatrième dimension, donc envisagé comme explorable. L'auteur serait heureux de démontrer que le Temps est une des sources d'illusion de causalité. Pour ce faire, il accentue l'analogie de notre situation dans l'Espace avec notre situation dans le Temps. « Nous sommes vis-à-vis du Temps dans la situation d'un homme qui suivrait un sentier en marchant à reculons — et supposé muni d'œillères l'empêchant de voir de côté. - A mesure qu'il reculerait, il découvrirait une à une les particularités de la route... Toutes les choses lui paraîtraient prendre naissance à mesure qu'il les découvrirait. » Et il ajoute: «Si un grand vent avait renversé dans le même sens tous les arbres qui bordent le sentier, de façon que le promeneur vît d'abord la tête de l'arbre, puis le tronc et enfin les racines, il penserait : « Certainement le faîte est la cause du tronc, et le tronc la cause des racines. » Cet exemple ne fait-il pas ressortir la part d'illusion qui s'attache à la notion de causalité? » L'auteur nous propose aussi une deuxième allégorie, une deuxième comparaison du Temps avec l'Espace. Je ne la reproduis pas, car elle me semble posséder les mêmes qualités et les mêmes défauts que la première. Occupons-nous donc de celle-ci. Est-elle juste? Cela n'est point manifeste. Mais avant de la critiquer, faisons tout de suite remarquer l'embarras de tout penseur qui entreprend d'allégoriser le Temps, et qui, tâchant de transposer dans un autre ordre l'idée qu'il voudrait illuminer d'une clarté insolite, ne peut y parvenir et ne saurait situer son image du Temps dans un monde où le Temps n'existe pas. Ceci dit, — et sans reprocher à M. Matisse de donner à son homme-écrevisse une connaissance directe du passé, au lieu de le lui faire regarder dans un miroir intermittent et, du reste, déformateur, qui représenterait le souvenir, — passons à de plus graves censures. Dans cette allégorie, l'avenir (le chemin à parcourir) et le passé (le chemin parcouru) existent simultanément. Cela revient à dire qu'ils sont tous deux le présent, que demain est hier qui est aujourd hui, et que l'éternité est éternellement présente. Le vieux bon sens s'effarouche d'un tel bouleversement de ses habitudes, et l'affirmation 2 + 1= 0 ne lui causerait pas plus d'émoi. Mais M. Matisse accepte courageusement toutes les conséquences de son ingénieuse théorie. « Il est possible, déclare-t-il, que les événements que nous considérons comme encore à naître existent déjà actuellement, si l'on peut dire. Je dirai... que les corps ont en réalité 4 dimensions... De l'intersection seulement du Temps et de l'Espace l'homme a une connaissance sensorielle... L'avenir existe déjà tout construit... Nous parvenons de cette façon à une idée sensorielle du déterminisme. Un prophète serait un homme qui aurait pu se retourner et apercevoir plus d'un point du Temps à la fois. Seulement, je crois bien qu'aucun homme n'a jamais pu se retourner. » Nous le croyons aussi, et cette ironie a de quoi nous rassurer sur la véritable pensée de l'auteur, que nous ne pourrions nous figurer occupé à tracer les lignes suivantes sans esquisser un sourire, assurément très fin: « Si l'avenir existe déjà, réalisé au même titre que le présent, chacun de nous est mort aussi bien que vivant... [Le passé] existe toujours quelque part, là-bas, sur la quatrième dimension du Cosmos, celle dont nous ne voyons qu'un point. » Le monde est « achevé, glacé. Dans son immobilité, il ne laisse même plus place à cette dernière illusion de liberté que nous appelons l'évolution. Il n'y a pas d'évolution; le monde est mort, ou plutôt il n'a jamais vécu ». Ainsi donc, ce déterminisme serait mieux encore que le fatalisme oriental, mieux que la foi en l'avenir tout organisé à l'avance dans la pensée divine. Il ne faudrait plus dire: « Cela est écrit », mais bien: « Cela est ». Il semble même qu'une telle doctrine soit la négation de tout déterminisme, puisqu'elle est la négation de l'avenir, qui est la raison d'être de cette attitude intellectuelle. En fait, cette confusion des trois aspects de la durée par rapport à l'esprit se ramène à la confusion — intentionnelle - du non-être et de l'être, assimilation difficilement supportable et que Wells s'est ingénié à dissimuler dans La Machine à explorer le Temps. Il savait bien que c'était là le point faible de son échafaudage mirobolant; qu'il fallait à tout prix le cacher au lecteur; que celui-ci, l'ayant surpris, ne lui pardonnerait pas de l'avoir mal dérobé. Dans l'allégorie de M. Matisse, les cimes des arbres peuvent passer pour la cause du tronc à la condition que le promeneur sache que le tronc existe en même temps que la cime... Mais nous, promeneurs du Temps, pouvons-nous admettre que cet arbre, que voici, provient de cette graine que nous planterons demain? Notre raison rétive. Elle se refuse déjà à admettre un lien de causalité entre deux faits rigoureusement contemporains, à plus forte raison ne veut-elle point convenir que le fait postérieur soit cause de l'antérieur et que l'antécédent soit l'effet du conséquent. Que l'avenir existe virtuellement, c'est ce dont, pour ma part, je ne saurais douter. Qu'une intelligence qui serait surhumaine, douée du savoir universel et sachant tout du passé et du présent, puisse en inférer mathématiquement l'avenir, voilà qui se peut soutenir. Mais que l'avenir et le passé existent réellement quelque part, complets (et où ?), voilà une idée à quoi l'on répugnera singulièrement; et, à son contact, il se passe dans l'esprit je ne sais quoi de violent... Il réagit là-contre absolument comme l'estomac se révolte contre l'ingestion d'un corps inassimilable... Cela ne signifie pas qu'il ne sy puisse accoutumer; mais il y a d'anciennes traditions... Voyez les définitions courantes: le passé? c'est ce qui n'est plus. L'avenir? ce qui n'est pas encore. Ici comme là, c'est ce qui n'est pas. Sans doute le bon sens et la grosse raison n'ont que faire ici, où règne le raisonnement... Et pourtant, ne serait-il pas injuste, en la matière qui nous intéresse, de faire fi des conceptions vulgaires, alors que la confusion savante, méthodique, du Temps et de l'Espace n'est autre chose, pour ainsi dire, que le perfectionnement réfléchi de la représentation spontanée de la notion du Temps, qui, chez nous tous, est une représentation visuelle, une représentation d'espace?... L'homme s'imagine le passé comme un espace crépusculaire situé derrière lui, et l'avenir comme un espace embrumé, devant lui. Les événements de la veille et ceux du lendemain s'échelonnent pour nous le long de cette double immensité chimérique, avec les mêmes personnages plus ou moins vieillis; et les jours semblent les petits tableaux successifs d'une image d'Epinal. Telle est l'apparence confuse du Temps dans notre pensée quotidienne. Mais la moindre réflexion nous apprend sans tarder que nous avons pris pour le Temps ses propres effets perceptibles sur les choses, et si nous tâchons de nous figurer le Temps dépouillé de toute qualité d'emprunt, il nous apparaît alors comme un fluide implacable et silencieux qui passerait sur le monde. J'ai vérifié cela chez un grand nombre de personnes, et j'en vois encore une confirmation dans ce fait que les âmes simples (enfants, sauvages) sont poussées, par un sentiment obscur, à croire que c'estle Temps lui-même qui fait marcher les pendules, comme le vent fait tourner les moulins. Il ne serait sans doute pas difficile de leur faire croire que si une horloge se mettait à fonctionner à rebours, le Temps, lui, aurait commencé par se dérouler à l'envers, comme un film cinématographique amorcé par la fin. Ces âmes-là, au fond, vaguement, s'étonnent qu'on ait besoin d'arracher les éphémérides du calendrier; elles ont l'idée indécise que le Temps devrait les effeuiller, comme le vent d'automne effeuille les arbres. Fluide si l'on veut, mais c'est alors un fluide qui nous entraine dans son glissement, et si nous avons besoin d'un tel effort de pensée pour nous rendre compte de sa réalité, de sa nature, de sa puissance, c'est que nous ne le percevons pas plus que les aéronautes ne perçoivent la tempête qui les emporte. Dès que, entre toutes les qualités de la matière, nous tentons d'isoler celle de leur durée, nous nous heurtons à l'impossible. La représentation du concept Temps est toujours solidaire d'un autre concept, sensoriel et le plus souvent visuel (2).Il semble donc bien que — malgré qu'on en ait dit — nous ne possédions pas de sens, ou de fraction de sens, qui lui soit spécialement affecté. Nous sommes, à son égard, comme serait à l'égard de la lumière une humanité aveugle, à qui personne n'aurait révélé l'existence de la clarté; c'est par le raisonnement, par des opérations mentales, que nous parvenons seulement à faire abstraction de tout, excepté de lui, et que nous concluons à son existence. Or, l'ayant fait — autre complication — nous ne pouvons ni le retenir, ni l'analyser. Plus on y est attentif, moins on arrive à le connaître; il ressemble à un parfum, qu'on sent d'autant moins qu'on le respire davantage. Il est fort naturel qu'une qualité de l'importance de la durée, dont toute chose est revêtue, et qui nous demeure équivoque à ce point, — il est fort naturel, dis-je, que la durée nous mystifie très souvent, et que nombreuses soient les illusions qu'elle engendre pour l'homme. Or il est une illusion, — plus évidente que celle de causalité, — dont le Temps est à coup sûr le promoteur, et que je trouve assez impressionnante dans sa certitude. Je ne veux point parler de ces fautes d'appréciation de durée, commises journellement par chacun de nous, et qui, selon les circonstances, nous font dire: « Le Temps est long. » « Le Temps est court. » Cesaberrations nous démontrent parfois, jusqu'à la stupéfaction, combien

la mesure du Temps est affaire d'idiosyncrasies, et combien la première partie de l'article de M. Matisse est exacte. Mais ce n'est pas d'elles qu'il s'agit. Je veux parler du rôle de la durée dans l'illusion du présent. Quelle que soit la définition qu'on donne du présent, il existe. Il existe même pour ceux qui ne voient en lui que la transition fulgurante du passé à l'avenir. Or, en vérité, ce que nous appelons le présent, ce n'est pas lui. Si rapidement que les objets ou les phénomènes impressionnent nos organes sensoriels; si rapidement que ceux-ci nous transmettent l'impression ; si rapidement que l'impression se change en sensation, — tout cela ne s'exécute pas avec assez de promptitude pour que nous prenions conscience des faits à l'instant mathématique où ils se produisent. Ce que nous nommons le présent, c'est déjà du passé; et pour connaître le présent véritable, il faudrait avoir le don de prophétie, car ce présent-là, pour nous, c'est l'avenir. Un forgeron frappe une enclume loin de nous. Le bruit de son marteau, propagé dans l'atmosphère, révèle à notre oreille une action déjà terminée; puis le nerf auditif apporte à notre cerveau la nouvelle d'une impression déjà révolue. Et si nous voyons ce forgeron, la lumière a beau marcher vite et nos nerfs se dépêcher, le geste que nous regardons est un geste passé. Il y a mieux encore, dans la même classe d'idées. Soit une bataille dans une grande plaine. Est-ce une bataille présente à quoi nous assistons? Non pas. Les diverses péripéties du combat nous parviendront plus ou moins vite, selon le point plus ou moins distant où elles se passent; selon l'ordre sensoriel à qui elles appartiennent, les ondulations ou les particules émises par elles impressionneront plus ou moins vite nos organes; selon la longueur et la délicatesse des nerfs transmetteurs, les impressions parviendront plus ou moins vite à notre connaissance. Nous entendrons ce coup de canon avant celui qu'on tire derrière lui; nous en verrons la fumée avant que d'en saisir la détonation, et nous en humerons l'odeur de poudre bien après en avoir subi la commotion. Il n'est pas jusqu'aux premiers plans du paysage qui ne soient, dans notre perception, plus jeunes que les derniers; et ce que nous appelons le présent, non seulement c'est le passé, mais encore c'est beaucoup de passés, dont les sensations éclosent en noussimultanément. Il est vrai d'ajouter que ce passé divers est si rapproché du présent, qu'en pratique ils se confondent, s'ils diffèrent totalement pour le mathématicien rigoureux. Mais nous pouvons, chaque jour, vérifier l'illusion du présent à l'aide de chiffres beaucoup plus considérables qui la rendent presque grossièrement tangible, et bizarrement émouvante. Le soleil que nous voyons est un soleil trépassé depuis 8 minutes et 13 secondes, sans compter la durée du fonctionnement sensoriel et sans évaluer les erreurs optiques dues aux profondeurs des couches atmosphériques à l'aurore et au couchant. Le soleil que nous voyons là n'est donc plus là; il est plus haut ou plus bas. La lune? c'est un fantôme qui survit un peu plus d'une seconde à la vraie lune. Mais que dire du ciel nocturne, de ce ciel que nous disons présent, et où certains astres sont si éperdument lointains qu'on ne les a pasencore vus s'allumer, bien qu'ilssoient déjà refroidis? Il y a, entre les images simultanées des étoiles, soi-disant présentes, des différences d'âge qui se chiffrent par des siècles; nous voyons cote à côte scintiller l'an 1750 et l'an 1820; et ce n'est pas la moindre splendeur de la nuit que d'offrir à notre contemplation tant d'époques disparues, et d'être ainsi le spectacle même du passé. On peut donc distinguer deux presents: un présent absolu ou objectif, qui est celui des faits, et un présent relatif ou subjectif, qui est celui de notre perception. C'est à l'aide d'une pareille distinction qu'on peut avancer sans trop d'audace que le passé subsiste encore matériellement. Il se survit à lui-même dans les vibrations lumineuses qui en emportent l'image à travers l'espace et que des récepteurs tout-puissants, placés sur des mondes lointains, pourraient encore recueillir après bien des années, — comme une photographie de la Terre, prise aujourd'hui sur l'étoile polaire, capterait l'aspect de notre planète en l'année 1876. Voilà pour le passé; encore faut-il convenir, au sujet de sa persistance ondulatoire, que c'est là une piètre façon de se survivre, et qu'après tout, un défunt ne ressuscite pas dans l'odeur de son cadavre. Quant à l'avenir, on ne conçoit guère qu'il puisse bénéficier d'une réalité quelconque.

MAURICE RENARD.


(1) Le conte Le Nouvel Accélérateur se trouve dans le recueil intitulé : Douze histoires et un rêve. (2) Il serait intéressant de savoir quelle représentation les aveugles se font du Temps. Sans doute en ont-ils une conception tactile, dès qu'ils s'efforcent d'en pénétrer l'essence, puisque le tact, plus encore que l'ouie, se substitue au sens aboli de la vue.

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