
À propos d'un récent procès criminel
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 8, décembre 1909.
S'il est encore des personnes qui doutent que l'esprit populaire soit en possession d'un système d'idées au sujet des possibilités et des réalités psychologiques, une période comme celle qu'a traversée la France pendant les débats de l'affaire S... est bien faite pourles convaincre. Assurément ce système d'idées n'a pas la cohérence d'un système scientifique, mais les propositions sous la forme desquelles on pourrait l'exprimer ont la faculté de servir de prémisses à des conclusions portées sur l'existence ou la non-existence ou sur une interprétation bien déterminée de faits imparfaitement établis.
Qu'on n'objecte pas d'ailleurs que ces propositions ne sont pas en général énoncées : cela même est une preuve de la confiance qu'a le sujet dans leur acceptation implicite par l'auditeur. Supposons en effet que deux savants de spécialités différentes collaborent à une œuvre commune, qu'un jurisconsulte et un médecin, par exemple, rédigent ensemble un projet de loi sur les accidents du travail : il faudra sans cesse que l'un énonce les principes juridiques et l'autre les conclusions des recherches médicales. Rien de tel si deux médecins ou bien deux jurisconsultes parlent ensemble de leur science propre : ils laisseront sous-entendu le plus grand nombre de leurs « majeures » et insisteront surtout sur les « mineures », détails cliniques ou espèces. Il en est exactement de même en ce qui concerne la psychologie; chacun de nous se considérant et considérant son interlocuteur comme compétent à ce sujet se dispense de rappeler des principes supposés acquis ; et de la constatation d'un fait passe immédiatement à des conclusions relatives à l'existence d'autres faits ou à l'interprétation du premier.
Faits, disons-nous, car les conversations auxquelles nous faisons allusion traitent exclusivement de questions de fait, au sens où les juristes les distinguent des questions de droit pour les soumettre aux décisions du jury, comme ces dernières sont réservées au jugement des magistrats. L'institution même du jury, son extraction du sein de la masse populaire sous des conditions d'honorabilité plutôt que de compétence, l'accession récente des ouvriers, tout cela est une preuve évidente qu'aux yeux de la loi la solution des questions de fait n'exige pas une préparation intellectuelle spéciale.
Les débats de la cour d'assises, ceux mêmes dont la lecture dans les journaux alimente la conversation, sont faits pour les jurés. C'est en vue de les éclairer que le prévenu, puis les témoins sont interrogés par le président, que le représentant du ministère public prononce son réquisitoire et le défenseur sa plaidoirie. Ces professionnels, magistrats et avocat, se placent donc au point de vue de fait où la loi place le jury.
Ces deux dernières remarques nous permettent, pour nous rendre compte des opinions psychologiques communes (dont l'existence est acquise par les expériences quotidiennes que chacun de nous a pu faire dans les salons, dans les couloirs des théâtres ou en omnibus) de substituer à la masse immense des conversations les débats mêmes de la cour d'assises. Les acteurs principaux y sont, il est vrai, des spécialistes mais :
1° Ces spécialistes ne disent que ce qui semble à leur expérience professionnelle devoir être compris, assimilé et même admis par les jurés ;
2° Le jury est une représentation, une délégation du peuple.
Le premier point nous permet en outre d'écarter des le début une objection, qui, avouons-le, quitte à faire douter de notre pénétration psychologique, nous semblait de peu de force, mais qui doit être fondée en raison puisque des critiques compétents l'ont souvent adressée dans des cas analogues à divers rédacteurs de cette Revue : à savoir que nous prenions pour l'expression d'opinions psychologiques ou autres ce qui était obéissance aux suggestions de l'intérêt. Nous savons fort bien l'importance qu'ont ces suggestions. Nous allons même plus loin dans ce sens que ne va l'opinion courante et nous croyons qu'il est impossible de traiter aucune question en parfaite indépendance d'esprit. Nous pensons par exemple, sans nous estimer compétent sur la réforme actuellement projetée relativement à la suppression de l'interrogatoire, que l'argument le plus fort, psychologiquement du moins (et ces questions ne sont-elles pas avant tout des questions psychologiques puisque ce sont non pas des êtres abstraits mais des êtres humains qui y figurent ?) est celui que M. Henry Maret a exprimé ainsi dans un de ses Carnets d'un Sauvage : «Je ne comprends pas que tous les présidents ne soient pas les premiers à soutenir et à adopter cette réforme, qui a le grand avantage, en leur enlevant toute responsabilité, de leur épargner une dure besogne. Combien avait raison le magistrat anglais qui écrivait :
« Comment voulez-vous conduire un interrogatoire sans le diriger dans un certain sens, sans montrer une prévention, soit du côté de l'accusation, soit du côté de la défense ? » «...(la) neutralité (du magistrat) ne peut pas être plus sincère que celle du professeur ou de l'instituteur qui, fatalement, ne le voulussent-ils pas, essaient de communiquer leurs convictions. Aucune parole n'est neutre : il n'y a de neutralité que dans le silence. La parole ayant été donnée à l'homme pour exprimer, sinon sa pensée, au moins une pensée. » (1)
S'il en est ainsi du président (et le témoignage du magistrat anglais nous semble irrécusable), qu'en sera-t-il de l'avocat général qui, tout en restant impartial, représente en général plus particulièrement l'hypothèse accusatrice, qu'en sera-t-il surtout de l'avocat dont le devoir consiste à mettre en pleine lumière ce qui peut sauver son client et à détourner l'attention du jury de l'importance des charges portées contre lui ou à en atténuer l'impression? On le voit : nous ne nous dissimulons nullement la difficulté qui se présente ici. Mais précisément parce que tous ces orateurs, et en particulier le défenseur, tiennent à mettre de leur côté le jury, ils doivent imposer aux suggestions de l'intérêt des limites très précises correspondant à ces limites de déformation dont parlait M. Léon Pelletier (2), limites fixées par l'obligation de ne pas exciter l'indignation ou du moins les soupçons du jury. Quelle autorité aurait sur ce dernier l'avocat qui s'écrierait: « Il est prouvé que telle opération préparatoire du crime n'a pu être exécutée en pleine lumière, or, dans la pièce où elle l'a été mon client n'a été vu qu'à une heure de l'après-midi, donc elle ne lui est pas évidemment imputable. » Après s'être assuré qu'il n'ya pas eu lapsus, personne n'hésiterait à renvoyer le défenseur aux Petites-Maisons. Entre cette absurdité flagrante et une façon légèrement partiale de présenter les choses il y a donc quelque part une limite en deçà de laquelle restera le défenseur avisé. Si donc il produit un argument, on pourra être assuré, non pas certes que cet argument énonce sa conviction intime, mais qu'à ses yeux il ne heurte pas le bon sens des jurés au point de produire un elfet directement opposé à celui qu'il en attend, autrement dit que leur opinion expresse ou implicite sur la question en cause n'est pas nettement contraire à celle qu'implique cet argument (la croyance qu'il fait nuit à une heure de l'après-midi). Donc, bien loin de nous gêner dans nos analyses, le rôle de l'intérêt est un postulat presque indispensable de leur valeur. Il nous permet de déduire, non sans certaines précautions, l'opinion du sujet écoutant, mais muet, le jury, de celles qu'expriment (en admettant même qu'ils ne les professent pas) les sujets parlants: magistrats et defenseur (3).
Nous avons parlé jusqu'ici d'« opinions psychologiques » comme s'il était évident que la solution des questions de fait impliquât de telles opinions. Or cela n'est pas évident; si même on ne prenait la peine de le préciser, ce pourrait être considéré comme inexact. Une tres courte description du processus schématique selon lequel se déroule le travail mental du juré nous permet d'operer cette mise au point, et en même temps de montrer où peut, — sinon : où doit — s'insérer l'intervention du psychologue.
1° Des réponses du prévenu, des depositions des té- moins, des explications du défenseur et de l'avocat général, l'esprit du juré, grâce à une certaine appréciation de la véracité des réponses et des dépositions et à un travail de rapprochement de ces données entre elles et avec les plaidoiries, arrive à considérer certains faits comme acquis ou comme plus ou moins probables.
2° Si les faits admis comme certains sont ceux qui constituent le crime, il n'y a pas lieu à d'autres déductions. Si au contraire ce sont des faits antérieurs ou postérieurs au crime, leur certitude ne constitue qu'une « présomption » contre l'accusé, présomption qui correspond en général au syllogisme suivant :
Mineure : Le prévenu a posé certains actes.
Majeure : Ces actes ne peuvent « s'expliquer » que dans l'hypothèse où il a commis le crime.
Conclusion: Donc il a commis le crime.
La conclusion est affectée du même coefficient d'incertitude que l'est, dans chaque espèce, la majeure.
3° Dans l'hypothèse enfin où la matérialité du crime est admise à la charge du prévenu, on se pose souvent, depuis quelques années surtout, la question de responsabilité.
A chacune de ces trois phases correspond une intervention possible de renseignements empruntés à la psychologie ou à une discipline connexe. Mais parmi les trois groupes d'études ainsi définis, le troisième a seul jusqu'à présent fait vraiment fortune. La psychiatrie criminaliste a pu se constituer grâce à sa connexion avec des sciences anthropologiques et médicales déja établies ; et, comme témoignages de son succès auprès des juristes et de l'opinion publique, il suffit de citer le recours continuel (suspect a beaucoup d'excellents esprits) à un examen médical destiné à préciser la responsabilité des accusés, — et l'existence d'un cours de médecine intale parmi ceux qui sont professés aux élèves de la Faculté de Droit de Paris désireux d'acquérir le certificat de science pénale (4).
Des deux autres phases, la première donne naissance à une branche de la psychologie, trop peu connue en France, mais très cultivée en Allemagne et en Suisse: la psychologie du témoignage (Psychologie der Aussage). C'est cette étude que prévoyait M. Binet dans son beau livre sur La Suggestibilité (Paris, 1900) lorsque, après avoir signalé « l'utilité qu'il y aurait à créer une science pratique du témoignage, en étudiant les erreurs de mémoire, le moyen de les reconnaître, et de reconnaître les signes de vérité », il disait : « cette science est trop importante pour qu'elle ne s'organise pas un jour ». Peu de temps après, Stern fondait à Berlin une publication spéciale, les Beiträge zur Psychologie der Aussage; et, si l'on veut se rendre compte de la rapidité avec laquelle ont été menées les recherches, il suffit de se reporter à l'excellente étude de Mlle Marie Borst parue dans le nº 11 des Archives de Psychologie (Genève, Kündig, 1904). On y verra, comme aussi bien dans le récit des curieuses expériences effectuées par M. Claparède et publiées par lui dans le n° 20 du même recueil (1906) que le résultat de ces travaux a été, non pas de dire en gros qu'il faut être très circonspect dans l'utilisation des témoignages, mais d'abord de ruiner certains axiomes considérés comme évidents sur la valeur des témoignages d'enfants, des témoignages concordants et des témoignages circonstanciés, et surtout de mettre sur la voie de règles destinées à préciser la confiance à accorder suivant leur contenu aux diverses catégories de témoignages.
Nous avons réservé pour la fin l'ensemble de notions dont la constitution possible en système est le moins soupçonné et aussi, il faut l'avouer, le plus difficile. Il s'agit des notions correspondant à la deuxième des phases distinguées plus haut et qui permettent les raisonnements partant de faits considérés comme connexes à celui du crime et aboutissant à des présomptions relatives à celui-ci. Ce sont bien des raisonnements, des enchaînements où l'esprit a sa part active : car, pour emprunter un exemple aux débats de l'affaire S... qui n'étaient guère menés qu'en vue de présomptions de ce genre, on ne peut vraiment dire qu'il y ait un lien direct, immédiat, évident entre la question, sur laquelle on a tant insisté, de savoir si le chien Turc sentait mauvais, et l'assassinat de la mère et du mari de la prévenue. Il est inutile de reprendre la chose en détail : la défense tenait à prouver le fait de cette mauvaise odeur pour justifier l'éloignement du chien, cet éloignement, s'il n'était pas « expliqué », pouvant être considéré comme un élément de préparation du crime, etc. On voit déjà les postulats psychologiques qui interviennent pour une question aussi secondaire : on n'envoie pas un chien à la campagne sans une raison assez bien déterminée, — sa mauvaise odeur atteignant une certaine intensité (presque tous les chiens sentent mauvais) pouvait être une telle raison, etc., etc.
Ce serait un travail formidable de rechercher dans les raisonnements exprimés, — et surtout dans des raisonnements sous-entendus comme ceux qui conduisaient le président ou la défense a poser telle question à la prévenue ou aux témoins, - de rechercher dans ces raisonnements les postulats d'ordre psychologique qui leur servent de majeures. Heureusement nous avons recueilli au cours du procès quelques incidents qui nous autoriseront à formuler une conclusion résumant assez bien, semble-t-il, le débat tout entier, envisagé au point de vue que nous venons de définir.
- On se rappelle la scène du ligotage. Si l'on tenait à faire admettre que ce ligotage était une mise en scène. on devait écarter l'invraisemblance que pourrait avoir aux yeux du jury l'attribution à la prévenue de cette ingénieuse combinaison. Aussi bien l'instruction avait-elle mis un soin tout particulier à élucider ce problème psychologique. Après l'hypothèse d'influences littéraires, qui dut être écartée, le président fit allusion à un crime où avait été simulé un ligotage avec des circonstances offrant une certaine analogie avec le cas présent et il s'exprima ainsi :
« Le crime a fait, à Montbéliard, où vous preniez vos leçons de piano, où vous alliez deux fois par semaine, beaucoup de bruit...
R. - Mais, monsieur le président, je passais mon temps à monter à cheval ou à prendre mes leçons de piano, mais pas à écouter le récit de crimes. Quand on est une brave petite fille de 16 ans, qui travaille son piano, on ne pense pas à des crimes, on ne nous en aurait même pas parlé...
Mº Aubin. — Ce serait la préméditation depuis l'age de 16 ans!
Mme Steinheil. — Vous voulez dire que j'ai pensé à tuer ma mère, depuis l'âge de 16 ans!
D. — Laissez-moi finir avec ce détail... et, il y a un mot que je veux placer, que vous ne m'empêcherez pas de placer: Vous avez beaucoup d'esprit d'imitation...» On peut trouver que le président n'avait pas à remonter aussi loin ; mais enfin, s'il l'a fait, s'il a cru devoir, au cours de débats où il se plaignait sans cesse de pertes de temps, consacrer à ce détail des questions qui tiennent près d'une colonne de journal, on doit admettre qu'il avait ses raisons. Donc, sans parler de la prévenue, dont l'exclamation a pu être complètement irréfléchie, l'avocat avait aussi les siennes de tenir à détruire son argumentation. Dans ces conditions n'est-il pas surprenant de voir un défenseur aussi expérimenté que celui-là commettre l'erreur, non pas juridique, car il ne s'agissait évidemment pas de préméditation au sens juridique du mot, mais psychologique, consistant à confondre avec la préméditation l'influence toujours agissante d'un souvenir qui lui-même a pu disparaître depuis longtemps de la conscience. Admettons qu'il ne fasse pas lui-même cette confusion et qu'il escompte seulement que ses auditeurs l'accepteront. Cela nous suffit : un médecin qui, pour se tirer d'un mauvais pas, jouerait sur la confusion entre un mal de cœur et une maladie de cœur ne persuaderait pas un enfant de dix ans. La confusion que faisait ou qu'escomptait l'avocat n'est guère moins grande et, si nous l'avons relevée, c'est moins pour son importance, assez minime dans l'espèce, que parce qu'elle met en lumière une illusion très fréquente, qui ne s'exerce pas moins en pédagogie, par exemple, ou dans certaines questions de pratique commerciale qu'en psychologie judiciaire, à savoir, la majoration du rôle de la conscience : en pédagogie, par exemple, où, sous prétexte qu'on ne fait pas dans la vie une application directe de certaines matières d'enseignement, quon a perdu, non seulement leur souvenir, mais celui même de s'en être jamais occupé, certains concluent, sans autre examen, que ces matières ne sauraient avoir contribué à la formation intellectuelle ni influé sur la vie mentale, — de même en pratique commerciale pour certains problèmes de publicité. Combien aussi de rêves prétendus télépathiques ayant pour objet un désastre lointain ne s'expliqueraient-ils pas par la lecture dans un journal d'une courte dépêche, lecture qui n'a laissé aucune trace dans la conscience, mais suffit à produire un rêve dont l'importance est hors de proportion avec sa cause? Veut-on un exemple plus familier: Pendant un déjeuner auquel nous assistions dernièrement, la maîtresse de maison se plaignit que, malgré ses instructions réitérées, le serveur persistât à se tenir non pas vis-à-vis d'elle pour obéir à ses signes, mais derrière elle : un convive, songeant au principe du moindre effort, ayant fait remarquer que cela était du sans doute à ce que la desserte chargée des assiettes de réserve et autres objets de service était précisément derrière elle et maintenait le serveur à cet endroit, elle répondit, déduisant très correctement son raisonnement de l'opinion ambiante sur l'importance de la conscience dans l'action, que cette raison ne pouvait être la bonne, car « il ne pensait certainement pas à cet avantage »... On pourrait citer des milliers d'exemples semblables, qui tous contribueraient à mettre en lumière cette majoration du rôle de la conscience.
II. A l'audience du 11 novembre, pendant la déposition de Mariette Wolff, le président s'adressa en ces termes au témoin:
D. - Dites-moi, madame Wolff, vous adorez votre fils Alexandre...
R. - J'adore tous mes enfants.
D. - Je ne parle que de celui-là parce que nous le connaissons et qu'il est dans la procédure. Si malade que vous soyez, si on vous disait que l'on vient d'assassiner Alexandre dans la pièce à côté, y aurait-il quelqu'un de capable de vous empêcher d'aller voir votre fils ?
R. — Je suis sa mère, et, si on venait lui faire du mal, je le défendrais jusqu'à la dernière goutte de mon sang.
D. — Je vous suppose malade, tout à fait déprimée, désemparée par la terreur. Est-ce que, si on vous disait que l'on vient d'assassiner Alexandre dans la pièce à côté, vous ne vous lèveriez pas d'un bond ?
Me Aubin. - Il ne s'agit pas de comparer ces deux femmes... c'est une hypothèse absolument tendancieuse, monsieur le président, tout à fait tendancieuse. (Rumeurs dans la salle.)
L'avocat avait certes raison de traiter cette hypothèse de tendancieuse. Elle était plus que cela : pour quiconque sait la prudence qu'exige une telle démarche de l'esprit dans les sciences les plus abstraites, et à plus forte raison en matière psychologique, elle est proprement inconcevable. Il faudrait à la fois une puissance d'abstraction supérieure à celle de Descartes et une imagination dépassant celle de Shakespeare pour pouvoir effectuer concurremment avec une exactitude simplement pratique l'évaluation de la dépression dans laquelle peut plonger un accident ou une maladie impossible à définir et celle de l'élan qui pousse une personne à courir au secours de ceux qu'elle aime. Impossible à définir, disons-nous, et c'est justement ce que ne croit pas l'opinion commune. Elle croit au contraire que le langage exprime adéquatement en nuance et en degré les situations infiniment différenciées de l'individu. Une phrase du président le fait clairement apercevoir : « Je vous suppose malade, dit-il, tout à fait déprimée, tout à fait désemparée. » Pour lui les termes déprimée, desemparée expriment une nuance bien nette qu'il suflit de porter à son maximum d'intensité par l'adverbe tout à fait pour avoir une notion précise, communicable, utilisable de l'état psychologique hypothétique: ce sera bien le même état que se représenteront interrogateur et interrogée et ils pourront raisonner sur les possibilités qu'il comporte comme sur celles que comporte le moment vécu présentement. Il suffit d'être capable de réflexion et d'avoir eu dans sa vie une rage de dents pour mesurer l'inanité de ces suppositions et pour savoir que, non seulement nos possibilités momentanées d'action, mais les évaluations mêmes que nous faisons des possibilités qui sont censées exister dans d'autres circonstances dépendent étroitement de notre situation actuelle.
Pour en revenir au président, de trois choses l'une :
- Ou il savait que la question posée par lui n'avait aucun sens et, chose plus grave, risquait d'en prendre un très net, mais faux, pour le témoin et sans doute pour les jurés, — et alors il était impardonnable: nous nous refusons à admettre que ce fût le cas.
- Ou bien il n'avait pas été à même d'acquérir une expérience suffisante pour que les vérités psychologiques que nous rappelions lui aient jamais, si peu que ce soit, effleuré l'esprit, — et cette seconde hypothèse nous semble invraisemblable, étant données son intelligence et sa carrière.
- Ou enfin il avait bien acquis cette expérience psychologique, mais elle était restée inconsciente, servant à le guider dans la vie pratique, dans ses actes à lui, mais lui faisant défaut dans ses jugements sur les actions des autres, et laissant, dans ce cas-là, le champ libre à des raisonnements dépourvus de tout support expérimental et introduits dans la série de son argumentation par des associations d'idées fortuites. — C'est cette hypothèse qui nous semble de beaucoup la plus probable, à en juger par le mépris endémique des meilleurs esprits pour toute formule psychologique précise. Sans doute de telles formules ne suppléent pas à la compétence professionnelle dont s'enorgueillissent à bon droit les spécialistes, mais elles les mettraient en garde contre des faux pas un peu humiliants.
Dans le cas actuel le postulat erroné du président peut s'exprimer par la croyance en « la possibilité d'évaluations psychologiques hypothétiques exprimables et évoca- bles par le langage ».
Il n'est d'ailleurs pas nécessaire d'être psychologue de profession pour raisonner juste à ce sujet. Chacun de nous sait à quoi s'en tenir surle terrain de son expérience personnelle et ne l'oublie à d'autres sujets que parce qu'il veut suppléer à son inexpérience par des déductions aprioristes. Ayant entendu dire que certains bourgeois étaient d'avis qu'à la guerre un homme d'honneur ne connaît pas la peur, le maréchal Ney, qui s'y connaissait en courage, s'écria : « Qu'on me le présente, le... cochon qui n'a jamais eu peur.»
III. Nous emprunterons un troisième exemple à un incident caractéristique, quoique d'importance secondaire, survenu au cours de la déposition de M. Borderel.
Il s'agissait d'un mot figurant dans le procès-verbal de la déposition faite par le témoin devant le juge d'instruction.
Le témoin. — D'abord, le mot « saligaud » est un mot sur lequel j'ai fait une réflexion à M. André, le priant de ne pas le faire figurer au procès-verbal.
D. - Il fallait le faire effacer.
R. — M. André à répondu que cela n'avait aucune importance, et il a passé outre. (Rumeurs.)
Après un incident le président reprend :
Je reviens, monsieur Borderel, à ma question : vous ne pouvez pourtant pas soutenir qu'un juge d'instruction très soucieux de ne donner que la reproduction très exacte, minutieusement exacte de ce qui lui est dit se soit refusé à la modification d'un terme, se soit refusé à rayer un mot, surtout si vous l'avez souligné. Voilà la phrase que j'ai lue.
R.— Je maintiens que c'est absolument exact; j'ai fait cette observation. Je ne dis pas que je n'ai pas prononcé le mot.
D. - Ah! bien.
M. l'avocat général. — Eh bien, alors?
D. - Je ne comprends plus.
M° Aubin.— Si vous avez prononcé ce mot, dans quelles conditions l'avez-vous prononcé ? Etait-ce votre pensée ?
M. lavocat général. — Vous reconnaissez l'avoir prononcé et vous reprochez au juge d'instruction de l'avoir reproduit.
Nous disions que l'incident était secondaire, mais, ici encore, puisque le président, appuyé de l'avocat général, a jugé bon d'y consacrer une assez longue discussion, il est permis de le considérer comme relativement grave. Aussi le « je ne comprends pas » du président qui pourrait être ironique devient déconcertant: ce magistrat qui dans la haute situation où il est parvenu a dû rédiger nombre de documents importants semble oublier qu'au cours d'une première rédaction on peut avancer un mot qui dépasse ou fausse la pensée. Sans doute des proverbes paresseux enseignent que la première impression est la bonne: mais à supposer que ce soit vrai, — et c'est faux, — il faudrait encore compter avec la justesse plus ou moins grande du mot qui la traduit. Dira-t-on que dans des circonstances graves on réfléchit assez pour éviter toute inexactitude? Cette opinion, qui est courante, suppose un singulier finalisme : il vaudrait mieux en effet que l'intensité de notre pouvoir de réflexion fût proportionnée à la gravité des circonstances. Si on le croit, c'est qu'on le désire, mais en réalité l'importance du but, par l'émotion qu'elle produit, tendrait plutôt à nous rendre plus maladroits à l'atteindre.
On pourrait comme dans le cas précédent distinguer trois hypothèses relativement à l'attitude du président: la conclusion serait la même. Il ne peut pas ne pas avoir l'expérience pratique de ces choses, mais, ayant toujours dédaigné d'y réfléchir et de leur donner une expression nette, susceptible de jouer le rôle d'aide-jugement, — comme on parle d'une formule aide-mémoire, - il ne sait pas faire intervenir son expérience au bon moment; et c'est un autre, l'avocat, auquel, à défaut même d'une telle expression, la nécessité de son rôle a suggéré cette question, qui remettait les choses au point: « Si vous avez prononcé ce mot, dans quelles conditions l'avez-vous prononcé?»
Le principe inexprimé qui empêchait le président de « comprendre » était proprement identique à l'opinion de ces psychologues qui s'imaginaient la vie mentale comme une série d'éléments complets en eux-mêmes et suffisamment expliqués par leur relation avec leur antécédent immédiat. Un mot prononcé n'était pas pour eux, comme il est pour nous, le confluent entre un flot de souvenirs de toute sorte recueillis dans la vie antérieure et l'état mental présent plus ou moins en accord avec l'ensemble de ces souvenirs. Il avait pour ces psychologues, qui, ayant en général peu d'instruction scientifique, ne se doutaient pas des soins préparatoires qu'exige l'élaboration d'un symbole mathématique, la netteté autonome d'un tel symbole.
Terminons ici cette série d'exemples. Chacun d'eux, pris séparément, ne serait peut-être pas décisif; mais si on rapproche les conclusions que nous avons essayé d'en tirer entre elles et avec l'impression générale qui se dégage de la lecture des débats, on peut, croyons-nous, formuler l'observation suivante:
Lorsque l'attention est fortement portée sur un individu et sur une période de sa vie, par exemple sur un prévenu ou, dans une cause passionnante, sur les témoins eux-mêmes, on est enclin à transporter chez ces individus relativement aux faits examinés la dose d'attention que soi, après coup, on applique à cet examen. Voulant, soit par curiosité, soit par métier, revivre ce qui s'est passé et ne pouvant y arriver qu'en suppléant à notre manque de données par un travail de recherche attentive et de déduction savante, nous transportons chez tous ceux qui de près ou de loin ont touché ou pu toucher au drame cette même attitude d'attention méticuleuse et de conséquence logique : si nous ne la trouvons pas, nous nous étonnons et, le cas échéant, nous soupçonnons. Nous dirions presque: comment se fait-il que tel individu aujourd'hui suspect ne se soit pas, en prévision du crime, ménagé un prudent alibi ? — comment se fait-il que tel voisin destiné à figurer comme témoin n'ait pas soigneusement pris note de toutes les allées et venues dans un certain rayon et ne les ait rigoureusement chronométrées, puisque c'eût été si commode en vérité pour éclairer la justice ?
Les débats de l'affaire S... auraient fourni à ce sujet de curieuses remarques : nous préférons emprunter un exemple caractéristique à l'instruction du crime dit de Maurepas. L'inculpé avait une première fois déclaré :
« J'ai quitté Valle à 300 mètres du petit bois qui masque le village de Maurepas. Abordé par un cycliste inconnu, mon ami jugea bon de nous quitter et il rebroussa chemin vers la gare de la Verrière tandis que nous poursuivions notre route, mon beau-père et moi. »
Le juge d'instruction voulut avec raison faire enquête sur place et il se mit en route avec un géomètre expert, l'inculpé et son défenseur. A un endroit l'inculpé s'arrête. « C'est là, dit un journaliste à quelques pas du bois dont on distingue la masse touffue, que Valle, d'après lui, lia conversation avec l'énigmatique cycliste qui l'entraîna. Assisté du greffier, le géomètre mesure la distance et il compte 87 mètres au lieu de 300. Le juge se tourne vers Angoulvent et il lui rappelle sa déclaration précédente » et le journaliste ajoute spirituellement : « Mais l'inculpé ne se troubla pas pour si peu. » Le juge d'instruction, après qu'on eut tenté d'expliquer l'erreur par l'obscurité, « demeura sceptique ».
Nous respectons le scepticisme du juge que nous voulons croire informé par ailleurs, mais nous aimerions à soumettre à quelques expériences le spirituel journaliste et le prier d'évaluer la distance entre deux points d'un trajet qu'il suit quotidiennement. Nous lui demanderions ensuite s'il est tellement étonnant qu'on fasse une erreur, même du simple au triple, sur la distance entre un point probablement mal défini, l'orée d'un bois, et le point où, il y a quelque temps, la nuit, on a quitté un ami. Nous répondrait-il que le futur inculpé, dont l'évaluation était destinée à être contrôlée par un magistrat assistê d'un « géomètre expert », aurait dû, lui aussi, se munir lors de son premier passage d'une chaîne d'arpenteur ?...
En somme on considère les personnages de ces drames de la réalité comme ceux des drames du théâtre à qui on demande d'être plus vraisemblables que vrais. Ne voit-on pas reprocher à un auteur dramatique de faire passer trop brusquement son héros d'un sentiment violent à un autre opposé, comme si pareille chose n'arrivait pas quotidiennement, — ou encore de ne pas présenter un caractère « conséquent d'un bout à l'autre » comme si précisément les caractères inconséquents n'étaient pas les plus fréquents. C'est un trait fondamental du système psychologique des non-psychologues que l'objet d'attention, d'examen, d'étude doit, pour être réel, présenter les caractères de cohérence de la science une fois faite. Nous sommes tous un peu comme ces étudiants qui entendent tous les jours un français fautif, mais se montrent « sceptiques » — l'allemand étant pour eux « objet d'étude » — à l'égard du voyageur qui leur rapporte, en leur affirmant les avoir entendues dans le pays, des phrases en désaceord avec la grammaire.
Ces conclusions sont, il faut le reconnaître des conclusions négatives. Elles aboutissent surtout à une attitude de méfiance vers les tendances de déduction simpliste et idéaliste que présente l'esprit laissé à lui-même lorsqu'il s'applique aux faits psychologiques. Ces tendances, qu'à l'imitation de M. Jules de Gaultier on peut grouper sous le nom de bovarysme, font concevoir la possibilité d'une sorte de « folklore psychologique des civilisés » qu'on pourrait étudier à la façon dont on pourrait étudier le « folklore médical des demi-civilisés » en élargissant et en approfondissant le petit travail que nous avons publié dans le n° 6 du Spectateur (p. 262). En ce qui concerne les problèmes spéciaux de la psychologie judiciaire, qui nous ont servi d'exemple plutôt que nous ne nous les sommes proposés comme buts, nous ajouterons deux remarques :
1° Si les cas que nous avons étudiés ont été empruntés plus spécialement du côté des magistrats, c'est uniquement parce que là ils étaient plus nets. En réalité le travail de vérification des postulats psychologiques en cours servirait aussi bien à ce qu'on appelle avec raison l'intérêt de la justice qu'à la sauvegarde des prévenus innocents. Car actuellement les postulats erronés sont employés d'un côté ou de l'autre de la barre: n'a-t-on pas vu, dans un récent procès allemand, le prévenu dégager sa responsabilité à l'égard de certaines lettres « qui ne pouvaient être authentiques parce qu'elles renfermaient des inconséquences » ?
2° Sans doute on ne prévoit guère le moment où toutes les prémisses psychologiques des raisonnements judiciaires pourront être éprouvées, mais, en plus des bienfaits qu'on peut attendre d'une tournure d'esprit plus avisée de la part de ceux qui sont chargés de contrôler ces raisonnements, il semble qu'il sera possible, sur certains points plus nets, de définir des présomptions légales, analogues à celles qui existent en droit civil, où, si elles ne sont pas arbitraires, elles reposent sur une évaluation soigneuse du « normal » et sont destinées à substituer une telle évaluation, faite une fois pour toutes, aux appréciations incertaines des juges particuliers.
RENÉ MARTIN-GUELLIOT.
(1) Il est intéressant de constater l'accord du journaliste observateur qu'est M. H. Maret avec le psychologue métaphysicien qu'est M. Rudolf Eisler dont nous analysions le livre, Das Wirken der Seele, dans le n° 6 du Spectateur, p. 281.
(2) Voir Le Spectateur, n° 5, Notes de philosophie : à propos du pragmatisme, p. 230.
(3) Les linguistes reconnaîtront dans cette considération du sujet écoutant une extension de la méthode M. Hermann Paul (Prinzipien der Sprachgeschichte. Halle a. S. 1909). (Voir Le Spectateur, n° 6, p. 282.)
(4) Voir, par exemple : Dr Legrain. Eléments de médecine mentale appliqués à l'étude du droit.(Cours de 1905.) Paris, Rousseau, 1906. — Le cours est professé cette année par le Dr Dupré, agrégé à la Faculté de Médecine. — Signalons, dans le même ordre d'idées, la présence au parquet de la Cour d'appel du docteur en médecine Maxwell, substitut du procureur général, auteur de Le Crime et la Société. Paris, Flammarion, 1909.