Notes de Philosophie : à propos du pragmatisme
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 5, août-septembre 1909.
W. JAmes : Pragmatism. Londres, Longmans, 1907.
F. C. S. SCHILLER : Etudes sur l'Humanisme (trad. Jankélévitch). Paris, F. Alcan, 1909.
M. HEBERT: Le Pragmatisme. Paris, E. Nourry, 1908.
A. SCHINZ : Anti-Pragmatisme. Paris, F. Alean, 1909.
Il ne saurait rentrer en aucune façon dans le cadre du Spectateur de parler du pragmatisme en se plaçant au point de vue de la philosophie générale. Nous croyons d'ailleurs qu'à cet égard on ne peut que souscrire, au moins dans son ensemble, à l'argumentation de M. Schinz. Après avoir défini le pragmatisme comme une doctrine voulant « renverser les rapports traditionnels établis entre la philosophie et la vie » et, « au lieu de régler nos conceptions pratiques du monde d'après nos conceptions théoriques, régler nos conceptions théoriques d'après nos conceptions pratiques », il montre que ces principes sont incompatibles avec le dessein de constituer une philosophie et que le pragmatisme ne peut offrir un principe scientifique d'unité.
D'ailleurs les pragmatistes le reconnaissent à l'occasion. Pour M. Schiller « le pragmatisme n'est pas une métaphysique... Il est en réalité quelque chose de bien plus précieux, à savoir une méthode épistémologique qui décrit réellement les faits de la connaissance actuelle ». Sans doute le verbe anglais describe est plus riche en promesses d'explication que le verbe français décrire; mais, que les pragmatistes aient ou non l'intention de nous donner une théorie complète, en extension et en profondeur, de la connaissance humaine, on ne peut nier qu'ils aient été amenés, au cours de leurs recherches, à faire sur l'intelligence des observations qui ont leur valeur propre et aussi que leurs points de vue et leurs conclusions peuvent donner lieu à d'instructives discussions. Ce n'est pas un mince mérite dans l'histoire de la pensée que de s'être posé des questions nouvelles, même s'il est prouvé qu'on y a mal répondu. C'est à ce point de vue un peu particulier de la valeur non plus philosophique mais heuristique du pragmatisme à l'égard de la psychologie intellectuelle que nous voudrions nous placer. Nous ramènerons à trois chefs principaux les éléments pragmatistes qui nous semblent de nature à exercer la plus grande influence à ce sujet:
(1) conception dynamique et concrète de la vérité; (2) conception finaliste de la vie mentale et considération de l'importance de l'action dans la formation de l'intelligence; (3) rapports de la théorie et de la pratique.
I. Conception dynamique et concrète de la vérité. - On connaît la définition qu'a donnée W. James des idées vraies : ce sont « celles que nous pouvons assimiler, valider, corroborer et vérifier ». M. Schiller dit, plus clairement encore : « Une vérité qui ne veut pas (ou ne peut pas) se soumettre à la vérification n'est en aucune façon une vérité... Toutes les vérités réelles... doivent avoir été appliquées à quelque problème de la connaissance actuelle à l'aide duquel on a éprouvé et vérifié leur utilité. »
La première réflexion que suggèrent ces déclarations c'est qu'elles ne sont pas propres au pragmatisme. Elles rappellent singulièrement la thèse de la commodité chez M. Poincaré, qu'il serait certes abusif de rattacher à cette école, ou encore la conception commune à tous les penseurs sur la nature des théories physiques. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que les intellectualistes, outre les objections d'ordre général dont nous avons résolu de ne pas parler, se refusent à faire à l'application de ces principes dansles sciences de l'esprit la part qu'il a bien fallu leur faire dans les mathématiques et les sciences de la matière. On s'explique leur attitude car une telle concession est assurément plus grosse de conséquences dans les premières sciences que dans les autres où, soit la cohérence propre au domaine numérique et spatial, soit un rigoureux déterminisme opérant sur des matériaux bien moins complexes ferment plus facilement la voie à l'arbitraire. Mais, en même temps qu'elle est plus dangereuse, l'application des principes pragmatiques est aussi plus nécessaire.
L'abstrait mathématique se suffit à lui-même dans sa genèse et ses possibilités d'application; la loi physique, issue de l'expérience par abstraction s'applique aux cas concrets ou se retrouvent les éléments abstraits déterminants. Au contraire dans les sciences de l'esprit ou dans les techniques qui s'y rattachent (droit, philologie), en raison de la complexité des données, le sens plein d'une proposition générale ne peut se préciser que si, ne perdant pas de vue les observations qui lui ont donné lieu, on opère, à travers l'abstrait, le raccordement entre les éléments correspondants du premier concret (observation) et du second concret (application). Aussi à notre tour dirons-nous que la rigueur anti-pragmatique serait dangereuse et conduirait à un double écueil :
1° Elle risquerait de refuser l'existence à des concepts qui peuvent bien présenter dans leur notion abstraite quelque incertitude ou même quelque apparence de contradiction, mais dont le rejet, non seulement priverait d'un puissant moyen d'unification, mais amènerait à nier des phénomènes réels, danger très proche en des matières où ils ne s'imposent pas avec la netteté des phénomènes physiques et où régnaient, il n'ya pas longtemps encore, des tendances finalistes. Nous pensons ici à des notions comme l'aperception, les degrés de la certitude et surtout l'inconscient que, sous prétexte de contradiction, on a si longtemps exclu de la psychologie et qui, lorsque la théorie en sera enrichie, jouera sans doute en psychologie le rôle de l'éther impondérable (« inconcevable») en physique. Il y aurait un rapprochement curieux à faire entre le sort de l'inconscient et celui de l'infini mathématique dont la définition pragmatique (possibilité de certaines opérations) n'est acceptée par les intellectualistes qu'en raison de la barrière qu'elle oppose, comme les définitions analogues de l'analyse infinitésimale (continuité, etc.) au danger de l'intuitionnisme, ennemi plus redoutable encore à leurs yeux que le pragmatisme.
2º Le refus du contrôle pragmatique résumé ainsi par W. James : « A supposer qu'une idée ou une croyance
soit vraie, quelle différence concrète le fait qu'elle est vraie fera-t-il dans notre vie réelle ?... Quelles expériences seront différentes de celles qui s'imposeraient si la croyance était fausse? », ce refus, disons-nous, permet ces distinctions purement verbales qui ont tant contribué au discrédit où beaucoup d'esprits scientifiques tiennent la philosophie.
Les vues des pragmatistes sur la vérité peuvent contribuer aussi à attirer notre attention sur une certaine façon d'apprécier le contenu de l'expérience qu'obscurcit parfois, de façon accidentelle mais fréquente, le prix attaché aux vérités de fait. Il s'agit de ce qu'exprimait le Leonardo en disant que, si les philologues prouvaient l'inauthenticité de tel vers, de tel poème ou de tout l'œuvre de Dante, il n'en subsisterait pas moins que cet œuvre a exercé, dans son unité, un rôle souverain dans la formation de l'âme italienne et affirmé ainsi son droit éternel à cette unité. De façon plus générale, les faits ont peut-être plus d'importance comme points de départ que comme aboutissants dans la chaine causale; leur face est tournée vers l'avenir comme celle de l'homme, chez qui l'amour paternel est en général plus développé que l'amour filial, parce qu'agir exige plus de force et de lumière qu'être agi.
II. Conception finaliste de la vie mentale. - Cette conception a été exposée de façon particulièrement nette par M. Schiller. Après avoir déduit des principes auxquels nous avons fait des allusions plus ou moins directes, que « la vérité d'une assertion dépend de son application », que « la signification d'une règle consiste dans son application », cette autre proposition que « toute signification dépend d'un but », après avoir montré qu'il y a là « une protestation implicite contre la séparation entre la logique et la psychologie, car un but est aussi incontestablement une conception psychologique qu'une signification se donne pour une conception logique » (1), il conclut que « dans les esprits humains la signification est toujours sélective et téléologique ».
Ici encore les intellectualistes opposent à bon droit que, de jure en métaphysique et de facto dans les sciences constituées, l'esprit se dégage de cette nécessité; mais dans la vie quotidienne et dans les disciplines psychologiques et psychologico-pratiques qui s'y rattachent par tant de liens il n'en est pas de même. Il serait d'autant plus dangereux de le croire que le sens commun conçoit au contraire l'expérience comme que que chose de tout à fait objectif, indépendant des tendances que la donnée extérieure semble favoriser ou contrarier, à moins qu'il ne s'agisse de tendances violemment affectives : colère, amour, préventions de toute sorte. Il est vrai que les passions influent sur la connaissance, il est vrai aussi que dans un sens très large les opinions des groupes soient, comme le veut Nietzche, les traductions de l'instinct vital. Mais il est vrai aussi que ces vastes explications ne dispensent pas d'une minutieuse analyse logique. Les passions peuvent bien colorer l'expérience en bien ou en mal sans guère d'opposition puisque le sens de la valeur est subjectif. Mais, si elles peuvent aussi fausser certains rapports, elles se heurtent, dans cette action, à des « limites de déformation », dont une étude attentive révélera l'existence et la nature très complexe ; si l'on veut une autre comparaison, quelque influence qu'ait la passion, elle ne saurait paralyser certaines lois, pas plus que la différence de tonus entre l'homme qui court au plaisir et celui qui se rend à une pénible corvée n'empêche l'identité de certaines conditions anatomiques auxquelles satisfont tous les mouvements des mêmes muscles.
Pour les pragmatistes la tendance téléologique se mêle à l'intelligence à tous les degrés: son existence est liée par M. Schiller à l'évolution biologique. Il serait intéressant à cet égard de voir comment on peut concilier avec les théories évolutives le fait de l'intellect pur, mais c'est là une question métaphysique sur laquelle nous ne pouvons que renvoyer aux ouvrages de M. Bergson. Citons seulement ce que dit à ce sujet M. Hébert: « Personne n'a mieux analysé que M. Bergson le rapport de l'action et de la pensée, mieux montré à quel point l'intelligence a été subordonnée aux exigences de l'action dans sa formation, à quel point, par suite, elle est exposée à des préjugés lorsqu'elle considère comme réalités de simples procédés pratiques (temps en fonction de l'espace, déterminisme, etc.) : « Les plus grosses difficultés philosophiques, dit-il, naissent de ce que les formes de l'action humaine s'aventurent hors de leur domaine propre. Nous sommes faits pour agir autant et plus que pour penser (2), ou plutôt, quand nous suivons le mouvement de notre nature, c'est pour agir que nous pensons. Il ne faut donc pas s'étonner que les habitudes de l'action déteignent sur celles de la représentation et que notre esprit aperçoive toujours les choses dans l'ordre même où nous avons coutume de nous les figurer quand nous nous proposons d'agir sur elles. »
La valeur psychologique de ces remarques n'a pas besoin d'être développée et on se rappelle les ingénieuses analyses de la perception, de l'attention, de la mémoire qu'elles ont suggérées à leur auteur.
En métaphysique aussi les intellectualistes auraient intérêt à les méditer. Précisément dans la mesure où ils croient à un fossé bien tranché entre la pensée et l'action ils sont portés à prendre pour des nécessités a priori ce qui est le résidu de l'action. M. Bergson n'a-t-il pas démontré que notre conception de la mesure, de l'espace et par suite du temps serait tout autre si nous n'avions eu à notre disposition des corps solides et si la presque totalité de notre action n'avait été appelée à porter sur eux. En somme il faut être un peu pragmatiste sciemment pour ne pas l'être beaucoup à son insu.
III. Rapports de la théorie et de la pratique. - La différence la plus considérable sans doute entre la théorie et la pratique au point de vue logique est celle du critérium, qui est, pour la pratique, le succès, pour la théorie, la conformité à un type. On comprend qu'en matière d'opinions philosophiques les intellectualistes aient eu raison de protester contre le critérium du succès, ne serait-ce que par la raison fort simple que le succès dépend autant des esprits qui ont connaissance de l'opinion que de cette opinion elle-même. Mais si le succès n'est pas un critérium, il est un problème et il sera fort instructif, soit pour une doctrine, soit pour un argument, de rechercher les raisons du succès, raisons mélangées d'éléments étrangers, mais qui, comme nous l'avons dit à propos de l'influence des passions, contiennent toujours un minimum de conditions logiques.
Ailleurs qu'en matière intellectuelle le succès est parfois un contrôle. La pratique exige en effet une sorte de netteté, bien différente de ce qu'est la précision dans la théorie. La théorie est multiple, pose des rapports de dépendance entre des éléments variables, examine des hypothèses successives, revient sur ses pas en cas d'erreur. La pratique au contraire doit répondre, en général du premier coup, à une question unique, fixée par des données qui ont leur maximum de détermination qualitative et quantitative, détermination parfois inexhaustible par le discours, à savoir l'existence. Qui sait si un chimiste assisté d'un physicien pourrait justifier théoriquement, à plus forte raison indiquer à l'avance les précautions qu'observe la cuisinière pour l'ordre de ses opérations et le dosage en matière, en chaleur et en temps dans la cuisson d'un plat compliqué?
Il en est de même dans le domaine psychologique. On est frappé, lorsqu'on veut se donner la peine de diriger ses recherches dans ce sens, du nombre d'adaptations avisées et de coïncidences rigoureuses que présente la pratique sociale et que révèlent soit les statistiques, soit, de façon plus primitive et plus générale, ce qu'on pourrait appeler les sentiments intellectuels : sentiment de sécurité, de satisfaction lorsque le normal, l'attendu se produit, sentiment d'étonnement (le commencement de toute science pour Aristote) ou de désarroi lorsque c'est l'anormal et l'inattendu. Sans doute on ne trouve pas là la netteté des constatations expérimentales des sciences de la matière ni des déductions a priori des mathématiques et de la métaphysique; mais si l'objet des disciplines psychologiques n'offre pas, au moins dans son entier, les avantages des deux premiers groupes de sciences, si, d'autre part, l'on ne veut pas sacrifier, comme le font les métaphysiciens, à la splendeur tout abstraite d'un édifice logique la complexité vécue du réel, on est bien obligé dans la description des choses de l'esprit de se contenter de l'approximation qu'elles comportent. Les théories fragmentaires qu'on bâtira sur l'observation de l'action resteraient, il est vrai, fragmentaires; mais en s'efforçant de généraliser, d'abstractiser chacune d'elles on peut espérer qu'on en verra se rapprocher et se combiner un nombre de plus en plus grand, et que les courbes ainsi tracées, de plus en plus voisines et de plus en plus nombreuses, dessineront, comme leur « enveloppe », une théorie de la pensée réelle dans son ensemble.
Si cet espoir est déçu, du moins le pragmatisme, mal-
gré le vice fondamental de sa position relativement au
critérium de la vérité, aura-t-il servi à attirer l'attention des penseurs et des observateurs sur des faits intéressants et, croyons-nous, suggestifs de la vie mentale.
Si au contraire il se réalise, on verra peut-être la philosophie, science de l'intelligence, regagner sur les intelligences l'empire qu'elle a perdu sur la plupart d'entre elles, qu'elles soient théoriques ou pratiques.
(1) De même pour M. E. Le Roy la signification d'un dogme, impossible à déterminer par l'appréhension logique de concepts métaphysiques incompréhensibles à l'intelligence moderne et peut être essentiellement intransmissibles, ne peut l'être que par la considération de l'attitude psychologique que ce dogme nous impose (Dogme et Critique).
(2) Cette considération, résumée par la définition homo faber, rappelle l'observation de Newton qui jugeait l'homme plutot fait pour être pos- tillon que savant.