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Portrait de Massimo Campigli

Massimo Campigli

De toute évidence, les personnages qui habitent les toiles de Campigli obéissent, plutôt qu'à des manies ou à de simples habitudes, à des rites. C'est ce qu'on voit à leur silence, à leur satisfaction raisonnable, à leur innocence, à leur allure sacrée. Il semble qu'ils nous protègent. De quoi ?
Il ne s'agit pas du tout de l'un de ces sacrés du genre hiératique qui font tout de suite songer aux Celtes ou aux Peaux-Rouges, et (du même coup) aux sociologues. Non, mais d'un sacré familier, et même, si je peux dire, populaire, qui tolère très bien la plaisanterie, et même l'ironie.

L'abeille

A la façon d'une abeille, Campigli commence par enfermer ses personnages dans leurs alvéoles. Parfois seuls ; le plus souvent à deux, trois ou quatre ensemble. Tantôt les alvéoles voisins sont séparés par les barreaux d'une rampe, les marches d'un escalier, les étagères d'une armoire, le grillage d'une fenêtre, les lignes d'un damier. Tantôt par une simple épaisseur d'air. (Il arrive — comme dans la suite des tisseuses — que la prisonnière tisse elle-même sa prison.) Comment s'y prend-il ? Rien n'isole mieux ses créatures qu'une paroi d'air, une rangée de colonnes d'air. Ses personnages... autant dire ses filles et ses femmes. Il n'y a guère plus d'hommes dans ses toiles que d'abeillauds dans une ruche.

On songe un instant à ces filles d'autrefois qui épousaient (comme on dit) une grille. Mais dans quel cloître ? A ces jeunes femmes que Jérôme enserrait dans une cotte de mailles. Mais les héroïnes de Campigli sont rarement nues plus bas que le faux du corps : à l'ordinaire, habillées avec soin, et même avec trop de soin, empêtrées dans leurs corsets (qui les font ressembler à des sabliers), et dans leurs robes. Sans compter qu'il leur manque parfois un bras, une jambe, un sein : bien incapables de se tirer d'affaire toutes seules, si Campigli ne venait pas — comme à des larves ou des nymphes — leur apporter le miel et l'eau, qu'elles appellent, les éventer (comme font, dans la ruche, les ouvrières batteuses d'ailes).
Ou bien encore ménager ces mystérieuses communications, ces attouchements et ces connivences, que filent de l'une à l'autre un frôlement, un sourire, un collier, divers jeux.

Non sans insistance

Il n'a pas grande envie de s'adresser à nous. Il n'est pas tourné vers nous. Parfaitement indifférent aux résultats. De ce côté-là aussi comme du côté de la souffrance ou de la mort, ses tableaux sont fermés. On dirait, plutôt qu'un discours, un vieux rêve d'enfance, qu'il remanierait sans cesse, chaque soir ajoutant à la collection les captives de la journée. Ç'a dû être d'abord (je suppose), l'émotion aidant, avec un grand désordre de jour et de nuit. Puis Campigli est devenu peintre, et les rêves ont dû se glisser dans ses toiles, à son insu. C'était vers le cubisme.
Le cube n'était pas fait, non, pour embarrasser Campigli. Il l'a pris tel quel, simplement il l'a évidé et transformé en une sorte de cellule (où les jeunes femmes, qu'il surveille, jouent volontiers à des jeux enfantins). D'ailleurs, il le traite assez librement, passant de la cellule régulière (à fond pyramidal et troncatures obliques) à la cellule royale en forme de dé à coudre. L'arête, marquée ou non, est toujours présente. La lumière stable ressemblerait plutôt à un sédiment laissé par le soleil, les pluies, les brouillards. Même les couleurs varient peu : terre de Sienne... — mais non, mieux vaut le dire en italien : terra di Siena bruciata, ombra naturale, ocra d'oro, terra verde. Les toiles de Campigli font songer à quelque marqueterie, qui aurait passé de main en main. Ou à quelque mosaïque, sur laquelle on aurait longtemps marché.
Ici l'on va parler peut-être de monotonie. Si l'on veut. C'est simplement étrange que l'exaltation continue, l'enthousiasme sans cesse — et d'autre part l'âme terne, l'assoupissement — montrent au-dehors, à peu de chose près, la même figure. S'il nous semble parfois que Campigli se répète, nous éprouvons, bien plus sûrement, qu'il insiste, parce qu'il lui faut insister. C'est que nous n'avons pas encore, ni lui, tout à fait compris. Qu'est-ce que l'inspiration ? C'est d'avoir une seule chose à dire, qu'on n'est jamais fatigué de dire.

Le maître des contacts

N'empêche que devant ses toiles il vous vient des réflexions bêtes, ou du moins naïves. On se dit : c'est pourtant vrai qu'il est différent de se promener — de jouer, d'être assis — à deux, à trois ou à quatre. (Bien qu'on n'y songe guère, d'habitude.) Mais différent en quoi ? C'est difficile à comprendre. Non moins difficile que ces contacts lointains : l'eau qui réunit deux baigneuses, la balle qui vole d'une fille à l'autre, l'air qui tout à la fois sépare et confond deux captives. Ou proches : les cheveux que l'on partage, avant de les tresser, un écheveau que l'on dévide, un chapeau que l'on essaie.
Qui donc a imaginé d'appeler touche une passade (ou plutôt l'espoir d'une passade) ? Qui a remarqué que l'amour était le contact de deux épidermes ? Ils ont dit bien plus qu'ils ne pensaient dire. Tout cela fait un étrange domaine, où nous ne possédons guère que des embryons d'antennes, des ébauches de facultés. Il y faudrait le même effort d'attention, de rassemblement, qui fait les médecins distinguer entre le contact médiat et l'immédiat, les géomètres entre les contacts de premier ou de second ordre. Faute de quoi, je ne vois comment éviter les réflexions bêtes.
Mais Campigli n'a guère besoin de réflexions : il est peintre. Peintre et maître de ce pays un peu trouble, où les événements se passent en silence, où frissonne un filet nerveux et se prolonge une vibration. C'est le pays qu'habitaient déjà certaines filles crétoises, ou pompéiennes, les deux dames au bain, dont l'une (Gabrielle d'Estrées, je crois) pince le bout du sein de la duchesse de Villars. Mieux encore, la “scène de la vie conjugale” de San Gimignano où le mari et la femme, à la fois absents et présents l'un à l'autre, trempent dans le même grand tonneau.
D'ailleurs, Campigli n'aime pas tant que ça qu'on l'appelle maître.

Que les toiles de Campigli à leur tour nous touchent (si j'ose dire) aujourd'hui à ce point, ni leur harmonie, ni leur rigueur, ni l'extrême délicatesse de leurs nuances ne suffiraient sans doute à l'expliquer. Mais je songe plutôt que nous sommes tous pris, à notre corps défendant, dans une civilisation raisonnable, armée d'engins et de blocs de béton, où science signifie moins vérité qu'industrie, où la maison n'est plus qu'une machine à habiter, et la main va jusqu'à s'appeler parfois appareil à tâter : bref, privée peu s'en faut — je ne dis pas seulement, la chose va de soi — de sacré ; mais précisément de cette communion particulière et de ces contacts que nous dispense avec une timidité résolue le moindre tableau de Campigli.

Jean Paulhan, 1950.


Ressources

Images et photos

Massimo Campigli au Centre Pompidou

Scrupoli di Massimo Campigli - vidéo, italien

Massimo Campigli, RAI, Incontri a cura di Gastone Favero - vidéo, italien


Textes parus dans la NRF

Les textes qui suivent, publiés dans La Nouvelle Revue Française, sont regroupés en quatre grands ensembles, les textes de Massimo Campigli, les notes et chroniques de l'auteur, les textes sur l'auteur et enfin, s'ils existent, les textes traduits par l'auteur.


Textes sur Massimo Campigli

Ces textes peuvent être des études thématiques sur l'auteur, des correspondances, des notes de lecture d'ouvrages de l'auteur ou sur l'auteur, des entretiens menés par lui, ou des ouvrages édités par lui.

  1. Campigli (Galerie de France), par René de Solier, 1953-09-01, Notes : les arts
  2. Les scrupules de Campigli, par Marcel Arland, 1957-06-01, Notes : les arts
  3. Les Captives de Campigli (Galerie de France), par Marcel Arland, 1961-07-01, Le mois
  4. Œuvres récentes, de Campigli (Galerie de France), par Henri Raynal, 1968-08-01, Notes : les arts

Répartition temporelle des textes parus dans la NRf (1908—1968)

On trouvera représenté ici la répartition des textes dans le temps, réunis dans les quatre catégories précédemment définies : Textes, Notes, Traductions, Textes sur la personne.