La Collection de l'art brut de Lausanne propose ses Anonymes
Bilan, Étienne Dumont, 1er août 2021
Certaines oeuvres sont en quête d'auteurs. La faute en est parfois au secret médical. A l'origine, ces peintures étaient considérées comme des preuves cliniques.
L’anonymat ? Vaste sujet… De la société à la lettre, également anonymes, c’est le grand ballet de ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas dire leur nom. Pour son exposition actuelle, la Collection de l’art brut de Lausanne se limite Dieu merci au domaine artistique. Le champ se voit même rétréci à la création en milieu captif : prison ou maison de santé. Le propos se réfère cependant à une notion plus générale de signature en matière de peinture et de sculpture. Si celle-ci est devenue la norme dans les deux premières décennies du XIXe siècle en matière de beaux-arts, elle apparaît en effet superfétatoire pour l’artisanat. Du moins dans le moyen et bas de gamme. Peu importe apparemment qui a exécuté telle ou telle chaise ou telle ou telle cruche à eau.
Le projet actuel a été porté par un homme de théâtre, ce qui peut sembler bizarre. Gustavo Giacosa est venu apporter le sujet sur un plateau à Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’art brut, qui lui a délégué la conservatrice Pascale Jeanneret. L’Argentin avait conçu un doublé avec La Grange de Dorigny, pour laquelle il entendait monter un spectacle intitulé « La Grâce ». Ce théâtre l’a accueilli durant trois années comme résident, ce qui n’est pas rien. La pièce sera représentée en les 28 et 29 octobre prochains. L’homme s’intéressait au départ davantage aux victimes de la dictature dans son pays, à qui il convenait de restituer une identité. Autant dire que la présente exposition, ouverte le 26 juin 2021, marque un changement radical d’orientation.
Prénom seulement
Et pourquoi donc ? Parce que les créateurs présentés dans les combles de l’avenue des Bergières ne sont pas des soldats inconnus. Il se fait simplement que leurs œuvres ne se sont pas vues considérées au départ comme telles, ce qui eut simplifié le problème par la suite. Pour les aliénistes, qui se sont mis à les conserver (et du coup à les préserver), il s’agissait à la fin du XIXe et au début du XXe siècles de pièces à conviction. Autrement dit d’éléments à verser au dossier clinique. Celui-ci bénéficiait du coup de la confidentialité. Or il existe un secret médical, comme il y a eu en Suisse un secret bancaire. Interdiction de communiquer aux tiers des noms. Il y a parfois eu pour Jean Dubuffet et ses successeurs des moyens de moyenner. Le prénom seul. Le prénom avec l’initiale du nom… (1) C’est ce qui explique que la Vaudoise Aloïse Corbaz, aujourd’hui superstar de l’art brut, ait longtemps été connue simplement comme Aloïse.
Cette confusion entre le médical et le culturel va de nos jours encore très loin, comme peuvent le découvrir les lecteurs du livre d’accompagnement, piloté par Anic Zanzi. Dans certains cas, l’anonymat ne pourrait ainsi se voir levé que cent vingt ans après la naissance de l’artiste. Ou plutôt du malade. Un patient à tous les sens du terme, quoi... On n’est jamais parvenu à faire passer l’intérêt de la communauté des amateurs d’art avant les exigences de la science. Ou plutôt de son éthique présumée. C’est par conséquent pour les historiens un jeu du chat avec la souris. La Collection de l’art brut peut ainsi présenter aujourd’hui quelques cas d’«outing», comme celui désormais bien connu de l’auteur des Barbus Müller. L’homme en question, qui ne souffrait pour une fois d’aucune pathologie, se nommait ainsi Antoine Rabany, dit « Le Zouave ».
Noms valises
Ce qu’il a cependant toujours été licite de faire, depuis que Jean Dubuffet (dont l’intérêt avait été précédé par celui des médecins Hans Prinzhorn ou Charles Ladame), c’est d’opérer des regroupements. Cette technique aléatoire reprend celle des historiens de l’art. Énormément de créations médiévales ou de la première Renaissance (mais pas toutes !) ne portent aucune signature. Mais elles possèdent une marque de fabrique, la personnalité de leur auteur. Il suffit donc de réunir des œuvres offrant les mêmes caractéristiques. Les «corpus» ainsi formés se voient désignés sous un nom de convenance. «Maître» de ceci ou de cela. Il faut espérer trouver un jour le document d’archive faisant ressurgir un patronyme. Le « Maître de l’Ovile » du XIVe siècle est ainsi redevenu pour la majorité des experts Bartolomeo Bulgarini, tandis que le Maître de Moulins (on est ici vers 1500) se nommait très probablement Jean Hey.
Les spécialistes ont ainsi créé dans le domaine de l’art brut des personnages valises, appelés à devenir porteur d’œuvres. Il y avait « Le voyageur français », qui vient d’arriver à bon port. On sait maintenant qu’il se nommait Laurey et avait été dans une autre vie peintre sur porcelaine. Il subsiste Le Barbare Guillaume. Le Postier tchèque. Raymond Oui Oui, qui fait la couverture du livre d’accompagnement. Les anonymes le sont comme cela un peu moins. Ils se rapprochent de nous. Ils possèdent une chair, leur production. Ce sont un peu comme les inconnus à qui nous parlons régulièrement sans connaître pour autant l’identité.
Débat savant sur l'identité
Formée à partir de la Collection de l’art brut mais aussi du Museo Lombroso (plutôt criminel) de Turin ou de la Collection Prinzhorn de Heidelberg, l’exposition reste de petite taille. La scénographie de Sarah Nedir évite cependant tout entassement. Les explications murales restent plutôt simples par rapport au livre, où les auteurs se regardent écrire comme on peut s’écouter parler. J’ai toujours été frappé de constater à quel point les gens de l’art brut maniaient un langage complexe pour parler par dessus la tête de ceux à qui la parole à manqué dans leur incarcération.
Le ton se fait résolument universitaire lors des joutes orales en fin d’ouvrage, menées par onze chercheurs et chercheuses de l’Université de Lausanne ou UNIL. Ces « pistes de réflexion » sur l’anonymat et l’identité en général ne s’adressent à aucun public réel. Chacun prêche pour sa paroisse, Michel Thévoz intervenant parfois en éructant des phrases toutes faites. « L’identité a été inventée par les flics », « L’anonymat est une pratique indigne d’un activiste ». Facile à dire quand on est retraité d’une institution pépère comme la Collection de l’art brut…
(1) Les pièces anonymes restent infiniment minoritaires à la Collection de l'art brut. Il faut tout de même le préciser.
« Anonymes », Collection de l’art brut, 11, avenue des Bergières, Lausanne, jusqu’au 31 octobre. Tél. 021 315 25 70, site www.artbrut.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h, tous les jours en juillet et en août. Le livre, qui contient 176 pages, est édité par Antipodes.