Leiris et Jouhandeau, nuits et châtiment
Marcel Jouhandeau Michel Leiris
Libération, Mathieu Lindon, 29 janvier 2021
Couple invraisemblable que celui formé par Marcel Jouhandeau et Michel Leiris, par l’auteur des Pincengrain et celui de la Règle du jeu, par l’homosexuel et le soi-disant impuissant, l’antisémite et l’ethnologue de l’Afrique fantôme qui connaît « l’inanité de toute psychologie à base strictement raciale ou nationale », le collaborateur et le résistant. Et couple cependant que décrit leur correspondance publiée aujourd’hui, en même temps que reparaît le Journal de Leiris dans une édition critique améliorée. En 1992, ce Journal avait révélé que Louise, la femme de Leiris, n’était pas la sœur mais la fille de Lucie Godon, et donc que le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler n’était pas le beau-frère mais le beau-père de l’écrivain, secret qui ne concernait guère Leiris lui-même. La relation avec Jouhandeau, c’est autre chose.
L’auteur des Monsieur Godeau est né en 1888 et mort en 1979, celui de l’Âge d’homme est né en 1901 et mort en 1990. Leiris n’a pas 23 ans quand il rencontre en 1924 son aîné. Leurs nuits du 26 au 28 mars ne resteront pas sans suites biographiques et littéraires. Lettre de Leiris, avril 1924 : « Je suis puni dans ma chair : c’est de mon lit où je suis couché malade et souffrant que je vous écris. » Réponse de Jouhandeau (qu’il n’envoie pas) dans ce que l’édition de cette correspondance appelle des Leirisiana, les notes concernant Leiris dans les archives que Jouhandeau a déposées à la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet : « L’absence, le silence, le remords de vous savoir malade par ma faute… cent fois je serais mort depuis samedi, si j’étais sûr que ma mort dût vous être plus utile que ma vie. »
Leiris dans l’Âge d’homme (livre accepté par Jean Paulhan chez Gallimard fin 1935 pour ne paraître qu’en 1939, peut-être parce que Jouhandeau l’a d’abord lu en 1935 avec un sentiment de trahison), sans citer de nom : « Mon ami et moi nous étions allés très loin dans nos conversations, les haussant jusqu’en un point tel que cela pouvait passer pour un viol de tabou ou pour un sacrilège. Aussi me semblait-il normal que j’encourusse un châtiment. "Je suis puni jusque dans ma chair", lui écrivis-je. » Leiris a déjà évoqué dans le texte comment « je reconduisis mon compagnon chez lui, presque ivre mort et en proie aux nausées, puis dormis avec lui après avoir humilié ma bouche et la sienne dans un réciproque égarement ». Résumé dans la chronologie de la nouvelle édition du Journal : « Nuit d’ivresse et de stupre avec Marcel Jouhandeau. »
Leur lien physique ne perdurera pas (il n’y aura plus que la «nuit épouvantable» du 28 avril 1929, où Leiris exhibe son impuissance partouzarde devant le couple Jouhandeau) mais Denis Hollier évoque dans sa préface « une sorte d’ascèse fusionnelle à deux voix ». En 1927, Jouhandeau romance leur aventure morale dans Ximénès Malinjoude, qu’il dédicace ainsi à Leiris : « Es-tu bien sûr de ne pas être l’auteur de ce livre ? Si je l’ai écrit pour toi, quand je me relis, je crois te lire. » Lettre de Leiris : « Je ne pense pas me lire lorsque je te lis ainsi, dirai-je plutôt que c’est toi que je crois lire lorsque je lis en moi ? » « Tu seras toujours pour moi quoi que tu fasses celui qui voulut assassiner Dieu », écrit-il aussi en en revenant à leur « pacte ». Jouhandeau dans les Leirisiana, 1924 : « Oh ! les monstres de pureté - ou lâches qui n’ont pas le courage de leurs désirs. » Leiris dans Fourbis, deuxième volume de la tétralogie de la Règle du jeu, paru en 1955 : « Il y avait des années que je ressassais cette phrase Tu n’oses pas aller jusqu’au bout de tes désirs que m’avait dite autrefois un homme auquel me liait une amitié passionnée. » Leirisiana de 1924 : « Rien ne me réduit à l’impuissance comme l’amour. Jamais je n’ai été plus chaste que durant les semaines de mon héroïque passion pour toi. »
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Correspondance Leiris - Jouhandeau (1923-1977)
Qu’y a-t-il de commun entre Michel Leiris et Marcel Jouhandeau ? Entre l’auteur de La Règle du jeu et celui de Chaminadour ? Entre l’écrivain-ethnologue du musée de l’Homme et celui qui fit le voyage des intellectuels collaborateurs à Weimar ?
Une nuit de mars 1924, le jeune apprenti poète et l’auteur admiré de Monsieur Godeau intime ont vécu ensemble « quelque chose qui s’est passé dans l’Absolu », comme l’écrira Michel Leiris. Dans les années vingt, les deux hommes ont conclu un pacte secret, rimbaldien, que cette correspondance inédite révèle.
Ce volume rassemble une centaine de lettres échangées pendant près de cinquante ans, malgré de graves ruptures avant et pendant la guerre. Des extraits des cahiers et journaux intimes de Leiris et de Jouhandeau, ainsi qu’une chronologie croisée, témoignent également de cette déterminante « amitié sous la cendre ».