Jean Paulhan : l’extrême milieu
L'Incorrect, Laurent Gayard, 24 décembre 2020
Si Jean Paulhan a bel et bien existé, ce fut, il est vrai, de manière fort discrète, au point que le rôle essentiel qu’il a joué pour la littérature française du XXe siècle est aujourd’hui trop souvent oublié.
« Jean Paulhan n’existe pas », proclame en 1963 une carte postale éditée par quelques néo-surréalistes revanchards, quand le directeur en titre de La Nouvelle Revue Française décide de présenter sa candidature à l’Académie française. Soucieux de détromper ses détracteurs et de prouver qu’il existe bel et bien, Jean Paulhan se procure plusieurs dizaines d’exemplaires des cartes postales qu’il fait largement circuler et obtient de surcroît son siège à l’Académie, au fauteuil de Pierre Benoît, mort en 1962. Si Jean Paulhan a bel et bien existé, ce fut, il est vrai, de manière fort discrète, au point que le rôle essentiel qu’il a joué pour la littérature française du XXe siècle est aujourd’hui trop souvent oublié.
Né à Nîmes en 1884 et mort à Neuilly en 1968, Paulhan aura publié une bonne partie des gloires de la littérature française du XXe siècle durant les quelque trente ans passés à la tête de la NRF, de 1925 à 1940, puis de 1953 jusqu’à sa mort ; et aura fait passer au second plan sa propre carrière d’écrivain. Le Guerrier appliqué, récit de son expérience au front, a beau être célébré lors de sa publication en 1917 comme l’un des textes les plus brillants écrits sur l’expérience de la guerre, son œuvre romanesque et théorique, tout entière dédiée au mystère du langage, est restée confidentielle et d’accès difficile. [...]
Paulhan portait une grande attention aux avant-gardes mais détestait tout autant les idéologues que les gardes-chiourmes : « En bref, sitôt que l'on affaire à une opinion baroque et manifestement absurde, l'on peut être sûr qu'elle a pour auteur quelque prince de la pensée », écrit-il dans la NRF en mars 1939, après avoir fait partie des rares intellectuels à déplorer la reculade de Munich. « Ce n'est pas l'effet le moins curieux des fascismes triomphants que l'inquiétude où ils peuvent jeter une démocratie éblouie de tant de succès, vaguement jalouse, toute prête à mettre de l'eau dans son vin populaire et déjà convaincue qu'elle a péché par excès de démocratie ». Paulhan n'a pas, sur le plan politique, des idées très arrêtées : « Et je ne suis pas fâché, convient-il en 1956 dans sa Lettre à un jeune partisan, qu'il me faille être démocrate le matin, l'après-midi aristocrate et le soir royaliste ».
Si Paulhan n'est pas loin de trouver que les partis politiques restent une plaisanterie, la démocratie a une affaire plus sérieuse à régler quand elle doit, en temps de crise, ressusciter sa propre mystique : « La démocratie fait appel contre les aristocrates – et spécialement contre les aristocrates de l'intelligence – au premier venu ». Qui donc est ce premier venu auquel Paulhan ne cessera jamais de faire appel depuis la veille de la Seconde guerre mondiale jusqu'à sa fracassante Lettre aux directeurs de la résistance en 1947 ? Le peuple ? Paulhan a suffisamment d'honnêteté pour n'avoir pas la prétention de vouloir le définir. Le peuple a mille voix, sauf quand les chefs de partis font semblant de lui donner la parole. Qu'est-ce donc alors que le premier venu de Paulhan ? Un roi ? Un dictateur ? De Gaulle, le premier venu providentiel ? Mais ce premier venu démocratique n'est pas un chef de parti, nous dit Paulhan. C'est tout à la fois l'homme de la rue et, entre le fatras des doctrines et la prétention des idéologies, un « état d'extrême milieu, bien plus proche d'un secret que d'un aveu, d'une ignorance que d'une doctrine ». L'atavisme du bon sens donc, ou l'injonction indescriptible du choix moral, qui amène Paulhan, comme des milliers d'autres premiers venus, rejoindre la résistance pour aller défendre une idée fort incertaine de la démocratie en 1940 : « La démocratie a son mystère comme une religion ; et son secret, comme une poésie ».
Mystère bien fragile et religion bien incertaine que seule une étrange conviction amène à défendre : « Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu'à ce qu'elle étouffe. Elle n'étouffera pas sans t'avoir piqué. C'est peu de chose, dis-tu. Oui, c'est peu de chose. Mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus d'abeilles ».